Interprétation des tests du miroir par Povinelli


Dans un article " La conscience de soi est le propre de l'homme " (paru dans un numéro spécial de Pour la Science, N°254, " L'intelligence ", Nov 1998 ) Povinelli cherche à expliquer " le stade du miroir " chez les chimpanzé, en s'appuyant sur le cas des petits enfants.
" Les chimpanzés ne semblent pas avoir conscience des états mentaux des autres. Ont-ils conscience de leurs propres états mentaux? Que révèle leur comportement devant un miroir? Le fait de toucher sur son visage des taches colorées que l'on ne voit que dans le miroir indique-t-il que l'on se représente avec un passé et un futur? Que l'on a une "mémoire autobiographique"? "


Observations de comportements de jeunes enfants dans le miroir par Povinelli

Pour répondre à ces questions, nous avons filmé de jeunes enfants qui jouaient individuellement, avec un expérimentateur, à un jeu nouveau pour eux. Au cours du jeu, l'expérimentateur félicitait l'enfant et en profitait pour lui placer subrepticement sur la tête un grand autocollant de couleur vive. Trois minutes plus tard, on montrait aux enfants soit leur propre image vidéo en direct, soit l'enregistrement où l'expérimentateur plaçait l'autocollant.
Les enfants de deux et trois ans réagissaient différemment selon qu'ils regardaient leur image en direct ou l'enregistrement. Face à leur image en direct, la plupart saisissaient l'autocollant pour l'enlever, tandis qu'en regardant les images différées de trois minutes seuls un tiers d'entre eux touchaient l'autocollant. Les autres l'avaient pourtant remarqué sur les images : lorsque l'expérimentateur le leur montrait en demandant ce que c'était, la majorité répondaient : "C'est un autocollant!", mais sans pour autant l'enlever de leur tête.
Ces enfants se reconnaissaient pourtant sur les images enregistrées. Lorsqu'on leur demandait : "Qui est-ce?", même les plus jeunes répondaient sans hésiter : "C'est moi!" ou s'identifiaient par leur prénom. Cette reconnaissance ne semblait toutefois pas aller au-delà de leurs caractéristiques faciales ou corporelles. Si on leur demandait : "Où se trouve cet autocollant?", ils faisaient plutôt référence à l'"autre" enfant : "Il est sur sa tête." Comme si le décalage entre leurs actions et celles qu'ils observaient sur l'enregistrement les empêchait de se reconnaître totalement. Une fillette de trois ans, prénommée Jennifer, résuma bien cette situation en disant : "C'est Jennifer", et en se hâtant d'ajouter : "Mais pourquoi porte-t-elle mon chemisier?"
Nous avons répété la même expérience avec des enfants de quatre et cinq ans. Une grande majorité se reconnaissaient sur les images différées : la plupart enlevaient sans hésitation l'autocollant après s'être vus. Ils ne se désignaient plus par "il" ou "elle", ni par leur prénom en parlant des images. Ces observations corroborent des études antérieures qui montraient que la vraie mémoire autobiographique apparaît entre trois ans et demi et quatre ans et demi, et non pas à deux ans comme le suppose G. Gallup. Les enfants de deux ans se souviennent d'événements passés, mais ils ne comprennent apparemment pas que ces souvenirs constituent une histoire de soi qui conduit au présent. "


Povinelli en conclut que " similitude n'est pas identité "


Selon lui, la reconnaissance de soi, chez les chimpanzés et chez le jeune enfant, semble donc fondée sur la reconnaissance de son propre comportement et non sur la reconnaissance de ses propres états psychologiques. Lorsque les chimpanzés et les orangs-outans se voient dans un miroir, ils établiraient une correspondance entre les actions qu'ils voient dans le miroir et leur propre comportement. Chaque fois qu'ils bougent, leur image bouge avec eux. Ils en concluent que tout ce qui est vrai pour leur propre corps l'est pour l'image du miroir, et vice versa. Ils ne pensent pas : "C'est moi", mais plutôt : "C'est comme moi." S'ils touchent sur eux-mêmes des taches colorées qu'on a placées à leur insu sur des parties de leur corps visibles seulement dans le miroir, c'est peut-être simplement parce qu' " ils explorent la similitude. "
La conscience que les chimpanzés ont d'eux-mêmes correspondrait donc selon Povinelli à une représentation mentale explicite de leur position et des mouvements de leur corps, qu'il appelle " conscience kinesthésique de soi ".
" Pourquoi, seuls parmi les primates, les humains, les chimpanzés et les orangs-outans ont-ils cette conscience kinesthésique d'eux-mêmes? " tente d'expliquer Povinelli. " Peut-être parce qu'ils sont plus grands " pense-t-il. A l'appui de sa thèse d'une conscience kinesthésique de soi, il se réfère à une expérience qu'il a mené il y a plusieurs années, avec John Cant, de l'Université de Porto Rico. Ils ont observé pendant plusieurs mois des orangs-outans dans la forêt tropicale humide de Sumatra : " leurs mouvements lents et longuement préparés sont subitement entrecoupés d'acrobaties à couper le souffle. Les problèmes que rencontrent ces animaux de 40 à 80 kilogrammes pour passer d'arbre en arbre sont qualitativement différents de ceux auxquels sont confrontés les singes plus petits. Lorsque les ancêtres des grands singes ont évolué, leur taille a quadruplé en 10 à 20 millions d'années ; ils ont simultanément acquis un système d'autoreprésentation qui leur permettait de programmer leurs mouvements dans un environnement arboricole, et qui se traduit par une conception kinesthésique explicite de soi. " explique-t-il avant de conclure avec les gorilles :
" Pourquoi alors le gorille ne se reconnaît-il pas dans un miroir? Les gorilles passent la majeure partie de leur vie au sol, et leur croissance est plus rapide que celle des chimpanzés et des orangs-outans. Ces adaptations sont peut-être apparues au prix d'une disparition de la conception kinesthésique de soi, devenue moins utile. Chez l'homme, au contraire, la vitesse de croissance s'est ralentie, allongeant le développement cognitif. "


Conclusion de Povinelli : ces primates possèdent " conscience de soi kinésthésique "

Résumons les conclusions de Povinelli :
L'hypothèse d'une conscience de soi kinesthésique expliquerait plusieurs comportements des jeunes enfants et des chimpanzés. Ainsi, plusieurs études n'ont trouvé aucune corrélation entre la réussite au test du miroir d'un enfant de 18 à 24 mois et sa compréhension que le miroir réfléchit tout objet que l'on place devant lui. L'enfant ne comprend donc pas son image comme une représentation de lui-même, mais plutôt comme une entité spéciale ayant le même comportement et la même apparence que lui. Il en serait de même pour les chimpanzés. Les deux n'auraient qu'une conscience kinesthésique d'eux mêmes : il savent que leur corps existe et ont conscience de leur apparence, c'est à dire de la similitude de ce corps avec le reflet dans le miroir. Mais il n'ont pas de concept véritable du moi.


Réactions et remarques
L'émergence de la conscience chez le petit enfant
Faisons cependant remarquer que ce point de vue sur l'émergence de la conscience chez l'enfant n'est pas partagé par l'unanimité de la communauté scientifique. James R. Anderson, lui, dans le chapitre 9 de " Aux origines de l'humanité " (Tome 2, 2001, Fayard) décrit chez l'enfant une émergence à peu près simultanée des comportements de reconnaissance dans le miroir et d'empathie, imitation, description verbale des états internes. Notons que même si cela pourrait contredire les arguments de Povinelli, cela ne signifie pas pour autant que toutes ses facultés apparaissent nécessairement ensemble dans toutes les espèces.

La réaction de Gallup sur " cette conscience de soi kinesthésique "


Dans le même numéro de Pour la Science que celui de l'article de Povinelli, Gallup publie un article " conscience de soi et conscience des autres " dans lequel il réfute l'argumentation de Povinelli :

" D. Povinelli suppose que les chimpanzés et les orangs-outans se reconnaissent dans un miroir parce qu'ils ont une conception motrice, et non psychologique, d'eux-mêmes : ils ne se reconnaîtraient pas vraiment, mais apprendraient qu'il y a une équivalence entre leur comportement et ce qu'ils voient dans le miroir. Pourquoi les chimpanzés et les orangs-outans passeraient-ils alors tant de temps à inspecter des parties de leur corps qu'ils ne peuvent voir que dans le miroir? Pourquoi se préoccuperaient-ils de marques rouges sur leur visage qui n'ont pas de conséquences sur leur motricité? Au collège Hunter, Suzan Calhoun et Robert Thompson ont décrit le comportement très agité d'une femelle chimpanzé qui, remise en présence d'un miroir un an après avoir appris à se reconnaître, a constaté en ouvrant la bouche qu'elle avait perdu plusieurs dents. Ces réactions liées à l'apparence sont difficilement explicables en termes de motricité.
L'exploration fonctionnelle du cerveau donne des indications sur l'existence de la conscience de soi : elle serait associée au cortex frontal. Ainsi, des études conduites avec Donald Stuss, de l'Institut de recherche Rotman, à Toronto, sur des individus humains présentant des lésions du cortex frontal montrent que ces personnes semblent incapables de se représenter les états mentaux d'autrui.
Plus précisément, la conscience de soi est associée à l'activité du cortex préfrontal droit. Avec mes collègues Brume McCutcheon, Glenn Sanders, Julian Keenan et Alvaro Pascual-Leone, j'ai étudié la rapidité à laquelle les humains reconnaissent des visages. Lorsqu'elles réagissent de la main gauche (commandée par l'hémisphère droit du cerveau), des personnes normales identifient leur propre visage plus rapidement que celui de leurs amis ou de leurs collègues de travail ; les potentiels électriques se modifient alors dans le cortex préfrontal droit. En outre, quand on modifie l'activité électrique de cette zone cérébrale à l'aide de champs magnétiques, la reconnaissance de son propre visage est ralentie, tandis que la vitesse de reconnaissance d'autrui n'est pas modifiée.
Les gorilles sont les grands singes dont le cerveau est le moins latéralisé. L'absence de spécialisation de l'hémisphère droit expliquerait les mauvais résultats obtenus par ces animaux au test du miroir. D. Povinelli suppose que leur conscience de soi, purement motrice, est une adaptation à la vie arboricole, nécessaire pour la coordination des déplacements, de branche en branche. Comme les gorilles passent la majeure partie de leur temps au sol, ils auraient perdu cette capacité devenue inutile. Toutefois, les gorilles remontent chaque nuit dormir dans les arbres, et les hommes sont, de loin, les primates les moins arboricoles. Selon l'hypothèse de D. Povinelli, nous ne devrions pas non plus nous reconnaître dans un miroir. "


Ainsi conclut Gallup de manière assez provoquante. D'une manière générale, l'apparition d'une conscience de soi kinesthésique liée à la vie arboricole est fort controversée. (voir aussi chap 9 de " Aux origines de l'humanité " (Tome 2, 2001, Fayard) par J. R. Anderson)