Documentaliste de formation, Anne Picaud a remis en question ses préjugés concernant les sourds lorsqu'on lui a demandé des films de psychopédagogie pour les malentendants. Elle s'est reconvertie plus tard en éducatrice spécialisée, dans une école qui accueille des sourds dans une promotion sur deux. Elle a travaillé avec différentes associations en attendant qu'une place se libère à l'Institut National des Jeunes Sourds, avant d'y rentrer. Elle y a travaillé dans l'internat des grands, puis du collège, puis en tant qu'accompagnatrice dans des classes entendantes intégrant des sourds avant de retourner dans l'internat du collège. Elle remplace officieusement l'éducatrice en chef depuis deux ans en attendant le concours. L'INJS, créé par l'abbé de l'Epée, reste aujourd'hui le "bastion de la défense de la LSF" : la plupart des élèves, professeurs et encadrants sont opposés à l'implantation.
En 1984, au moment où elle est entrée dans le monde des sourds, la controverse entre les oralistes et les pro-LSF était très vive. Les oralistes prônent l'abandon de la LSF et l'apprentissage de la langue orale aux sourds, à l'époque non implantés, ce qui d'après Mme Picaud est physiologiquement impossible. Les défenseurs de la LSF (dont Anne Picaud faisait partie) sont moins nombreux mais plus militants. La querelle qui les oppose est dogmatique et totalement irrationnelle. D'après elle, on veut en effet obliger les enfants à "apprendre la seule chose pour laquelle ils ne sont pas doués : parler".
Losque les militants entendent parler de l'implantation d'enfants sourds en France (vers la fin des années 1980), ils s'opposent immédiatement à cette idée. Certains sourds, très vindicatifs, dénoncent les "méchants parents entendants" qui implantent les "pauvres enfants sourds" qui n'ont rien demandé. Certains vont même jusqu'à demander que les enfants soient retirés de leur famille pour être confiés à des sourds". Anne Picaud souligne que les sourds adultes s'identifient beaucoup à ces enfants sourds, ce qui les poussent à rejetter l'implant. En effet, la plupart ont eu une enfance très malheureuse et de mauvaises relations avec leurs parents, qui soit les négligeaient totalement ou alors les forçaient à parler à tout prix. Ils cherchent donc à protéger ces enfants.
Les opposants reprochent aussi aux implants de détruire les restes auditifs des sourds implantés (à l'époque, on implantait les deux cochlées). A cet époque, les électrodes avaient en effet une durée de vie de 2-3 ans avant de tomber en panne (et de priver de toute audition les implantés), les jeunes souffraient aussi souvent des vertiges et des malaises provoqués par les implants. Le phantasme de la technologie qui envahit le corps humain (le cerveau, en l'occurence) est vivace, et les implantations d'enfants de 15 ans sont des échecs (à l'époque, on n'implantait pas encore les plus jeunes enfants).Le mouvement Sourds en colère était alors très actif; aujourd'hui, on n'en entend plus parler et ils ne disposent pas même d'un site web. Cette atmosphère incite les jeunes adolescents implantés à se cacher.
Pour elle, la bataille était avant tout idéologique, et souvent extrémiste; elle se souvient des termes d' "épurateur ethnique", "génocide", employés à l'époque par les associations. Mais elle note aussi les premiers échecs dus aux implants, "comme dans toute nouvelle technologie".
Il est intéressant de noter que si les jeunes sourds sont aujourd'hui bien plus tolérants envers les sourds implantés, ce n'est pas le cas des sourds d'une quarantaine d'années. Cette nouvelle sympathie à l'égard des implantés est dû d'après elle au constat que même implantés, les jeunes continuent à rencontrer des difficultés identiques et préfèrent souvent rester au contact de la communauté sourde : l'implant ne menace donc pas la survie de la communauté sourde. De plus, une majorité des sourds est aujourd'hui implantée, une certaine habitude entre en jeu. La controverse n'est plus aussi vive aujourd'hui, même si la quasi-totalité des associations de sourds sont contre les implants. A noter l'existence d'une association de sourds qui clame ne pas appartenir à la culture sourde (il faudrait trouver son nom!).
« Les implants, je ne suis pas pour. (...) J'ai un avis mitigé. » Selon elle, il n'y a pas de corrélation entre le port d'un implant et l'épanouissement, le bien-être et l'intégration des sourds.
La pose d'un implant suffisamment tôt permet à un enfant sourd d'apprendre la langue parlée. Cependant, en maternelle, l'enfant sourd reste isolé dans son coin. Son enfance est vouée à l'apprentissage de l'oral (« comme les gymnastes soviétiques », avec trois séances de 20 minutes d'oral par jour), et l'implant ne l'empêche pas d'avoir des difficultés pour suivre les cours (c'est pour cela que l'INJS accueille également des jeunes implantés). Si de plus l'enfant n'est pas épaulé par sa famille, il n'a aucune chance d'apprendre un jour la langue orale. En outre, si l'implant auditif permet de suivre une conversation en face à face, il n'est pas encore assez performant pour permettre à tous les malades de saisir tout ce qui se dit autour d'une table avec plusieurs participants et de suivre une conversation téléphonique. C'est pourquoi beaucoup d'adolescents sourds lâchent l'affaire entre la 6e et la 3e. Anne Picaud estime que 85% des jeunes finiront par apprendre la LSF (sans pour autant perdre l'oralisme qu'ils ont éventuellement acquis).
L'idéal est en fait d'implanter l'enfant mais de lui apprendre la LSF en tant que première langue, puis le français au CP comme une langue étrangère. Il est en effet bien plus facile de faire comprendre à un enfant le sens des mots d'une langue s'il les connaît dans une autre (essayez de faire comprendre la différence entre « soigner » et « guéri »... C'est bien plus facile si on lui a déjà dit, lorsqu'il s'est blessé: « Je vais te soigner... Je souffle... et voilà, c'est guéri! »). Deux problèmes toutefois. D'abord, la LSF n'a pas du tout la même grammaire que le français (« Je suis derrière Papa » sera compris « Il y a moi, et derrière, il y a Papa »), ce qui rend l'apprentissage difficile. Ensuite, pour les parents entendants qui apprennent que leur enfant est sourd, le temps d'encaisser le choc et d'apprendre la langue, l'enfant a quatre ans lorsqu'ils maîtrisent la LSF; c'est pourquoi les enfants de parents sourds ont moins de mal à apprendre le français que les enfants de parents entendants. Notons que le regard des entendants met les parents qui signent à leur bébé mal à l'aise, ce qui ne les incitent pas à apprendre la LSF.
Certains sourds non implantés et non oralistes ont un bon contact avec les entendants, et pour trouver du travail, se pointent avec un papier sur lequel ils écrivent « Je suis sourd, je viens pour tel poste »; certains sourds implantés sont mal dans leur peau et ont bien plus de mal à trouver un emploi. C'est pourquoi Mme Picaud pense que l'implant n'est pas nécessaire au bien-être des sourds... elle reconnaît cependant que cela doit soulager les parents, et par là les enfants. Par contre, si l'implant permet un jour aux sourds d'entendre comme les entendants (ce qui n'est pas encore à l'ordre du jour), ce sera la fin de la culture sourde...
Pour Anne Picaud, la question n'est pas tellement celle de l'implant mais de la communication: elle dépend fortement du contexte familial, du milieu socio-professionel des parents. Des parents intelligents, cultivés, disposant de beaucoup de temps libre faciliteront la réussite de l'implant, un milieu plus pauvre mènera à un échec. Alors faut-il implanter? Au cas par cas: des enfants sourds de parents sourds ne devraient pas l'être: avec la LSF dévelopée de leur parents, ils disposent d'une langue complète, d'un moyen de communication suffisamment riche avec leur famille. Leur parents ne pourront leur apprendre l'oral, l'implant serait inutile ou sous employé; mais les enfants ne souffriront d'aucun retard de développement. En revanche, une famille entendante équilibrée, sans connaissance de la langue des signes aura intéret à implanter, afin de faciliter la communication et l'épanouissement. Le problème se pose avec "les cas sociaux": mieux vaut alors un internat de sourds, afin de mettre en place correctement la LSF. Le Dr Fugain avait évoqué l'existence de sourds "sans langage". Anne Picaud nous en confirme l'existence, souvent dans des milieux ruraux ou très défavorisés, dans lesquels les parents sont incapables de mettre en place une communication entre leur enfant et eux "c'est comme un petit chien, les parents s'en occupent bien, ils l'aiment, le promènent, le sortent, mais cela ne va pas plus loin". Ces sourds connaissent quelques signes, mais rien d'évolué ni d'abstrait.
Comme chez Virole, on retrouve l'importance de la communication quelle qu'elle soit, LSF ou oral, afin d'éviter tout retard de développement de l'enfant et de construire une bonne relation avec les parents. La méthode importe ensuite peu, elle doit être la plus adaptée au cas de chacun.
Jusqu'en 1977, la LSF était interdite, et les sourds étaient placés dans des internats pour les « démutiser » et leur apprendre un métier. Il s'agissait à l'époque de milieux violents, dans lesquels on attachait les mains des enfants qui refusaient de se soumettre à l'interdiction de signer, enfants qui étaient appelés par le numéro qui leur était attribué et cousu sur leurs vêtements. Cette méthode était d'une efficacité douteuse, et les enfants finissaient toujours par apprendre à signer. Actuellement, l'association des anciens de l'INJS regroupe des sourds de 60 à 80 ans qui ont été soumis à ce régime... et dont aucun ne parle.
Aujourd'hui, l'INJS n'est plus un milieu violent et coercitif; Anne Picaud estime même que les adultes sont trop laxistes!
Comme la culture hip-hop ou la culture rap, la culture sourde est née du rejet dont les sourds sont victimes. Elle est principalement caractérisée par la LSF. Les sourds ayant été considérés comme des idiots pendant des siècles (cf. l'anglais « deaf and dumb », ce dernier mot signifiant « idiot »). Est ce alors une réelle culture ou une belle idéologie, comme le laissait entendre le Dr Fugain? L'existence d'une communauté est indéniable et bien rélle. Le mot culture est sans doute un peu fort: ces ensemble d'habitudes seraient à mettre sur le même plan que celles des communautées hip-hop, homosexuelles, ....
Les insultes sourdes n'ont pas de rapport avec le sexe comme en français mais avec le défaut d'intelligence (« idiot », « stupide »...). En revanche, les sourds ne sont pas complexés par leurs éventuels défauts physiques, et nomment sans complexe les gens par des noms inspirés de leur apparence (« Gras-du-bide »...).
Les sourds pratiquent également des activités ensemble, comme le théâtre ou l'expression corporelle (au sein de l'International Visual Theatre, « cathédrale de la sourditude »), ou encore le sport dans des associations sportives pour sourds..
L'implant auditif ne permettant pas de mener sa vie comme les entendants, Anne Picaud pense que les Sourds finiront par se rendre compte qu'il n'est pas une menace pour la culture sourde.
Elle met bien en avant le fait que comme dans toute communauté, les extrèmes sont minoritaires: une majorité de sourds se considèrent comme des personnes avec un handicap, et vivent paisiblement leur vie. Une première minorité nie le handicap et leur appartenance à la communauté sourde. Une dernière minorité est dans l'extrème inverse: la surdité n'est pas un handicap mais une différence, l'identité sourde est directement menacée par le complot fomanté par les implanteurs entendants. Ne s'attacher qu'à cette dernière position serait donc caricatural et réducteur.
Les parents d'un enfant sourd peuvent compter sur les services d'implantologie pour les renseigner sur l'implant, pour savoir si leur enfant peut être implanté ou non... mais pas pour les renseigner sur les solutions alternatives ou les associations de sourds! Il n'y a aucun sourd dans les équipes qui implantent et suivent le sourd pour son éducation auditive, et leurs membres ne connaissent eux-mêmes que les sourds dont ils s'occupent, et pas ceux qui vivent sans implant. Les parents ne peuvent donc attendre d'eux qu'une information partiale.
D'autre part, les services d'implantologie sont visés par les lobbies industriels. Senheiser est allé jusqu'à proposer de financer deux pôles de chirurgie à un hôpital pour que celui-ci implante les sourds qu'il soigne. Aucun medecin ne l'avouerait, mais Anne Picaud semble penser que ce lobby est bien plus influant qu'on ne le croit, notamment compte tenu des fortes sommes en jeu.
L'éducation des sourds: dans l'école du quartier ou en milieu spécialisé?
La loi de 2005 impose à toutes les écoles d'accueillir les élèves handicapés de leur quartier qui souhaiteraient y effectuer leur scolarité. Dans le cas des sourds, cela oblige l'école à faire appel à un éducateur spécialisé. Selon Anne Picaud, il est préférable d'éduquer les sourds dans des centres spécialisés, car on n'est alors pas obligé de faire appel à un éducateur par enfant (ce qui est très coûteux). D'autre part, un enfant sourd en milieu entendant finit systématiquement seul dans son coin...
L'éducation en école classique est également une source d'inquiétude pour les défenseurs de la culture sourde, dans la mesure où ce sont dans les internats pour sourds que se transmet cette culture, qui serait donc condamnée si l'éducation en milieu scolaire classique se généralisait.