Controverse 2007 - L'impact des subventions agricoles - Clefs de compréhension

Le Monde.fr du Vendredi 11 Avril 2008

Résumé

M. Diouf : « Nous pourrons faire face aux besoins alimentaires d’une population qui doit atteindre les 9 milliards à l’horizon 2050 ». J. Diouf, directeur général de la FAO, estime qu’il faut attaquer le problème de la rareté des denrées alimentaires par rapport à la demande, et prendre des mesures pour augmenter la production dans les pays déficitaires, surtout les pays en développement. Il faut investir davantage dans les infrastructures rurales et favoriser l’accès aux semences ou aux engrais. Selon lui, les facteurs de la crise sont : une augmentation de la demande due à la croissance rapide de la Chine et de l’Inde et à l’utilisation d’une partie des ressources pour les biocarburants, les faibles stocks mondiaux, le climat et l’augmentation du prix du pétrole. Les pays riches doivent prendre des mesures concernant les taxes, les droits à l’importation et les subventions. Il faut augmenter la production agricole dans les pays pauvres. La FAO a investi 17M$ pour aider les agriculteurs à acheter les matières premières dont le prix a considérablement augmenté. Elle a aussi développé dans les pays pauvres des programmes de sécurité alimentaire prêt à être mis en œuvre. Les chefs d’états du monde doivent adopter des politiques qui donneront au commerce agricole des bases plus justes.
M. Diouf : "Nous pourrons faire face aux besoins alimentaires d'une population qui doit atteindre les 9 milliards à l'horizon de 2050"

Jacques Diouf : Bonjour.

Patrick de Montmenard : Est-ce que l'augmentation des prix mondiaux du blé, du maïs, du soja, du riz... est due à la pénurie mondiale, qui commence déjà à se faire sentir ?

Jacques Diouf : Oui. Mais ce n'est pas seulement une pénurie mondiale, il y a tout un ensemble d'autres facteurs au niveau de la demande, pas seulement de l'offre. Il y a la demande de la Chine ou de l'Inde, deux pays avec une population de 2,2 milliards de personnes et depuis plusieurs années un taux de croissance de leur PIB entre 8 et 10 %. Ce qui se traduit par une augmentation des revenus de la population. Or, dans les pays du tiers-monde comme l'Inde, 50 à 60 % du revenu vont vers l'alimentation, contrairement aux pays développés, avec 10 à 20 %. Il y a aussi la demande d'aliments allant vers les bioénergies, évaluée à environ 100 millions de tonnes en 2006. D'un côté, il y a donc l'insuffisance de l'offre, mais de l'autre côté une forte demande.

Chef : Comment expliquez-vous l'envolée des prix des produits agricoles, y a-t-il un rôle de la spéculation ?

Jacques Diouf : Il y a des facteurs objectifs, comme ceux que nous venons d'indiquer au niveau de l'offre, qui a été affectée par les faibles stocks mondiaux de produits alimentaires et de céréales en particulier, qui sont au plus bas depuis 1980, et qui sont 5 % au-dessous des chiffres de l'année dernière. Et il y a l'impact du changement climatique, notamment les inondations en Asie, la sécheresse en Australie et au Kazakstan, les ouragans en Amérique latine et aux Caraïbes, et en Afrique une combinaison de sécheresse au Sahel et d'inondations en Afrique australe. Et nous avons aussi les facteurs qui jouent au niveau de la baisse des productions due au coût des intrants agricoles : les semences, les engrais, les aliments du bétail, qui sont devenus inaccessibles pour les agriculteurs pauvres, à cause de l'augmentation
des prix due essentiellement à l'augmentation des prix du pétrole. Mais il y a aussi la spéculation, avec les hedge funds qui se sont portés sur les marchés à terme de Chicago, et on a vu en une journée des augmentations de 31 % des prix, qui naturellement n'avaient rien à voir avec la réalité de la demande et des stocks.

Anna : Quelles sont les régions les plus touchées dans le monde par le déficit de produits agricoles ?

Jacques Diouf : Pour le moment, c'est l'Afrique, mais aussi le Moyen-Orient, avec ce qui se passe en Egypte. Mais il y a des inquiétudes sérieuses pour l'Asie, avec le riz en particulier. Nous n'avons que douze semaines de consommation mondiale en stock, et il y a de fortes demandes, comme vous le savez, dans les pays asiatiques, au moment où les plus grands exportateurs sont en train de bloquer la sortie de leur riz pour satisfaire leur demande intérieure.

bcaron : Monsieur Diouf, devant la raréfaction des ressources hydrologiques exploitables sur l'ensemble du globe qui abaissent les rendements, n'y a t-il pas à craindre que les régions déjà les plus défavorisées soient frappées par des crises de famines majeures et entraînent une déstabilisation durable des zones sub-sahariennes et riftiennes ?

Jacques Diouf : Il y a des risques dus essentiellement au fait qu'on n'a pas investi dans la maîtrise de l'eau. En Afrique, au sud du Sahara, il n'y a que 4 % des terres arables irriguées, contre 38 % en Asie. Et ce n'est pas par manque d'eau, puisque l'Afrique au sud du Sahara utilise seulement 3 % de ses réserves en eau renouvelables, contre 14% en Asie. Ce qui veut dire que l'agriculture en Afrique au sud du Sahara, sur 96 % des superficies, est aléatoire, puisque dépendant d'une pluviométrie sur laquelle on n'a aucun contrôle. Il faut donc investir dans la maîtrise de l'eau, surtout sur les petits ouvrages de collecte d'eau et d'irrigation, au niveau des villages, et naturellement, améliorer la gestion et réhabiliter les grands ouvrages sur lesquels on a fait des investissements extrêmement importants. Et qui n'ont pas les rendements appropriés.

Oumar Seye : Quelles réactions vous inspirent la vague d'émeutes de la faim ?

Jacques Diouf : Une tristesse qui est d'autant plus forte que c'était la chronique d'une catastrophe annoncée. "Le Monde" a d'ailleurs très justement rappelé que dès octobre, j'annonçais ces émeutes de la faim et qu'en juin dernier, j'avais déjà lancé, lors d'un séjour en Amérique latine, en Afrique et en Asie, la proposition d'un sommet mondial sur la sécurité alimentaire devant les défis du changement climatique et des bioénergies. Ce sommet, qui se tiendra du 3 au 5 juin 2008, va être une réunion d'urgence, avec les émeutes qu'on a vues en Asie, en Mauritanie, au Sénégal, en Guinée, au Burkina Faso, au Cameroun, au Maroc, en Egypte, en Haïti, etc. Même au Mexique, on a eu des protestations. Les femmes sont descendues dans la rue en Italie pour protester contre l'augmentation du prix des pâtes. Nous attendons du sommet que des décisions soient prises qui ne s'attachent pas seulement à la question des prix, mais aux conséquences, même si elles sont tragiques, comme on est en train de le faire avec les mesures sur les taxes, sur les droits à l'importation, les subventions, et même l'augmentation de l'aide alimentaire en valeur. Il faut attaquer le problème de la rareté des denrées alimentaires par rapport à la demande, et prendre des mesures pour augmenter la production dans les pays déficitaires, surtout les pays en développement. Et vous savez que dans ce cadre, j'ai, dès décembre 2007, lancé l'initiative contre la hausse des prix alimentaires en mettant, sur les ressources de la FAO, 17 millions de dollars à un fonds qui devrait atteindre 1,7 milliard de dollars, pour permettre aux agriculteurs, notamment les plus pauvres, d'avoir accès à des semences dont les prix ont augmenté de 36 à 72 %, à des engrais dont les prix ont augmenté de 59 %, et à des aliments du bétail dont les prix ont augmenté de 62 %. Mais au-delà de cette action, il faut naturellement investir davantage dans l'agriculture,  notamment dans les infrastructures rurales : l'irrigation dont je viens de parler, les routes rurales, les moyens de stockage et de conditionnement, et revoir les systèmes de commercialisation pour les rendre plus équitables, avec des prix plus rémunérateurs pour les agriculteurs. Nous espérons donc que les chefs d'Etat et de gouvernement du monde adopteront les politiques, les stratégies et les programmes nécessaires pour relever ces défis, sans oublier naturellement les défis du commerce international des produits agricoles qui devra reposer sur des bases plus justes qu'actuellement.

aminsala : Que pensez-vous des OGM ? Dans quelle mesure pourraient-ils permettre de lutter contre la pénurie alimentaire ?

Jacques Diouf : Sur les OGM, je crois qu'il faut d'abord expliquer la position de la FAO. Il y a six ans, la FAO a mis en place, dans le cadre du Codex Alimentarius, qui est l'organisme conjoint de la FAO et de l'OMS qui définit les normes de qualité des produits alimentaires, un comité ad hoc sur les produits dérivés des OGM. Après plusieurs réunions, les experts internationaux des Etats membres sont arrivés à un accord sur les principes scientifiques à appliquer pour résoudre les problèmes. Deuxièmement, sur les questions de bio-sécurité et sur les méthodes d'analyse des risques. En revanche, ils n'ont pu se mettre d'accord sur l'expérimentation, ni sur l'étiquetage, ni sur les questions des allegies. Donc la FAO n'a pas de position, puisque les experts internationaux de ces Etats membres ne se sont pas mis d'accord.
Par contre, comme vous l'avez constaté, je n'ai pas mentionné les OGM. J'ai parlé de l'eau, des routes rurales, des moyens de stockage..., car je suis convaincu que si nous prenons les mesures appropriées dans ces domaines et que nous utilisons les semences issues de la révolution verte, développées par la recherche agricole publique, nationale et internationale, nous pouvons faire face à cette situation, puisque, aujourd'hui, ce sont des variétés utilisées en Chine et en Inde, pour satisfaire les besoins alimentaires de la population.

jonathan : Vous pensez donc que nourrir l'humanité n'est pas devenu un problème ? Il reste donc des marges de manoeuvre pour nourrir une population mondiale qui dépassera les 10 milliards de personnes d'ici à 2050 ?

Jacques Diouf : Je ne pense pas que ce soit un problème, car dans les pays développés, 2 à 5% de la population non seulement nourrissent la population entière, mais exporte. Donc si ans les pays déficitaires nous faisons les investissements appropriés, en infrastructures et en technologies, et surtout si nous investissons au niveau des agriculteurs pauvres, qui sont les plus nombreux, et qui ont des marges de croissance de productivité et de production importantes, je pense que nous pourrons faire face aux besoins alimentaires d'une population qui doit admettre les 9 milliards à l'horizon 2050.

jean-pierre : La pénurie pourrait-elle être une réalité en Europe ? N'est ce pas plutôt la hausse du prix des matières premières alimentaires qui est à craindre plus que la pénurie ?

Jacques Diouf : Naturellement, les risques sont plus importants dans les pays en voie de développement, puisque, à court terme, il y a encore une production importante, mais il y a des stocks dans plusieurs pays européens. Mais cela n'est valable qu'à court terme.

jonathan : Comment votre organisation va-t-elle agir concrètement dans les prochaines années ?

Jacques Diouf : Mon organisation a d'abord collecté les statistiques mondiales sur la production et le commerce des produits alimentaires, et sur les prix, a joué son rôle d'information et de communication à travers les médias, a convoqué un sommet pour que les chefs d'Etat du monde aient la possibilité de prendre les décisions qui conviennent, et a lancé une initiative avec ses fonds propres pour permettre aux agriculteurs du monde, surtout les plus pauvres, d'avoir les semences, engrais et autres intrants pour faire face à la situation. Mais la FAO a aussi développé, dans les pays du tiers-monde, des programmes nationaux de sécurité alimentaire qui permettraient, s'ils étaient mis en oeuvre, de régler le problème de la sécurité alimentaire du monde.

Chat modéré par Edouard Pflimlin
DATE-CHARGEMENT: 11 Avril 2008
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