La spéculation sur les produits agricoles
La spéculation sur les produits agricoles
Entretien avec Frédéric Lasserre, ancien responsable recherche et stratégie matières premières à la Société Générale ﷯ Pouvez-vous détailler votre activité quand vous étiez à la Société Générale ? Mon travail consistait à l'époque à diriger une équipe de 12 analystes et stratégistes qui analysent en permanence les marchés de matières premières pour aider les clients de la banque à intervenir sur ces marchés. Ces clients sont de deux types : il y a les entreprises qui cherchent à se couvrir d'un risque de prix (comme par exemple les compagnies aériennes, les agriculteurs, les meuniers, les câbliers, etc.), c'est-à-dire à vendre ou acheter à terme une marchandise à un prix fixé, et les purs investisseurs, acteurs financiers qui n'ont pas de lien physique avec les matières premières mais qui investissent dessus. On trouve dans cette deuxième catégorie des gérants d'actifs, des hedge funds, des banques, des particuliers, des fonds de pension, etc. Analyser les marchés, cela signifie recenser l'information disponible à propos de ces marchés ? Oui, il s'agit en effet de la synthétiser, de la rendre disponible, de faire des prévisions sur l'évolution de l'offre, de la demande, des prix... Nous donnons aussi aux clients des conseils sur ce qu'ils devraient faire, tant aux consommateurs qu'aux producteurs ou aux investisseurs. Comment collectez-vous cette information ? Est-ce en se déplaçant sur place, en consultant des banques de données ? Nous ne nous déplaçons pas sur place, car cela n'a pas d'intérêt sinon technique : visiter une mine ne donnera pas d'information sur l'évolution du cours du cuivre ! En revanche, nous utilisons effectivement des bases de données. Plus généralement nous collectons non seulement l'information publique, qui est accessible gratuitement, ou contre un paiement, mais sans autre barrière à l'entrée autre que le coût. Tout le monde peut s'abonner à des notes de consultants, à des bases de données, à des statistiques publiques et gratuites de douanes, etc. L'autre partie de l'information, à laquelle nos clients n'ont pas accès, est celle qui nous vient de notre expérience de banquiers. Un câblier ne connaît rien d'autre du marché que l'industriel à qui il achète son cuivre. Il n'a aucune visibilité sur les autres transactions, contrairement aux banques, qui sont au cœur du marché et qui traitent avec tous les intervenants. Nous avons une vue centrale sur le marché, nous fabriquons les prix (nous sommes les « market makers »). Lorsqu'un câblier s'adresse à nous pour couvrir son prix du cuivre, nous allons certainement adosser son risque avec celui d'un producteur qui lui est opposé, mais le câblier comme le producteur auront tous deux traité avec la banque. Nous savons ce qu'a fait tout le monde, alors qu'eux ont une vue très étroite du marché. C'est une information précieuse et précise. Seules les banques peuvent intégrer cette information, l'analyser et en déduire des rapports, des notes qui expliquent le comportement du marché. En fait vous êtes ceux qui sont au cœur du marché, qui fixent les prix ? Nous ne fixons pas les prix, nous les fabriquons au fur et à mesure que la demande rencontre l'offre. Il se trouve que ceux qui font les échanges en dehors des marchés organisés, ce sont les banques. Dans un marché organisé, ceux qui font les échanges sont des courtiers qui exécutent des ordres, et qui participent donc à la fabrication du prix. Il y a une communauté de banques (une quinzaine dans le monde pour le marché des matières premières) qui concentrent les transactions et fabriquent les prix. Vous êtes en train de nous parler des marchés de gré à gré ? Oui, et ce sont les plus gros : entre 3 et 10 fois plus gros que les marchés organisés selon les matières concernées. Et ceux qui gèrent ces marchés sont ces fameuses 15 banques ? Personne ne gère ces marchés, et c'est bien le problème dans le débat qui nous occupe. Pour pouvoir parler de la spéculation sur les marchés de matières premières, il faut connaître les transactions qui se font sur les marchés. Cela ne pose aucun problème quand il existe une chambre de compensation qui recense toutes les transactions (car elle en est actrice) et, de fait, peut dire qui s'est échangé quelle quantité de matière première, et à quel prix. Certaines informations sont confidentielles, mais la chambre de compensation les connaît toutes. Dans le cas du marché de gré à gré, qui n'est qu'un concept intellectuel, ce sont en fait des gens qui se téléphonent pour traiter. Le marché, c'est donc la somme de toutes les transactions conclues entre des gens qui se sont parlés deux à deux.Il y a certes des acteurs comme les banques qui occupent une position centrale dans les transactions, car les acteurs préfèrent le risque que représente une banque au risque de contrepartie engendré par une transaction de gré à gré. Cependant, rien ne les empêcherait de traiter directement, sans passer par une banque. C'est pour cela que l'information est dans ce cas excessivement difficile à obtenir, et il est très difficile de faire des démonstrations empiriques sur ce sujet. Des instances publiques ont accès aux informations dont disposent les banques ? Effectivement, les régulateurs ont accès à ces informations, mais c'est très récent. LE régulateur américain impose maintenant à toutes les banques qui utilisent les références ou les contrats américains de déclarer tout ce qu'elles font de gré à gré. Tous les mois, les banques doivent donner des détails sur les produits qu'elles ont échangé : type de deal, qualité, maturité, prix, etc. À présent, ils commencent à disposer d'assez d'information pour pouvoir rendre des résultats analysés et digérés. Cependant, à l'heure actuelle, 95% des papiers qui paraissent sur ce sujet n'ont rien de scientifique ! C'est « moi je dis, moi je crois, mon beau-frère il a dit que c'est vrai, que c'est pas vrai ». Cela ne dépasse guère ce niveau-là, y compris chez les politiques, qui enchaînent cn=ontre-vérité sur contre-vérité. La note que je vous ai fournie est bien là-dessus, car elle dépasse les simplifications hâtives et analyse avec finessece qu'il s'est passé en 2008 et cherche à en connaître les raisons. Le problème, sur ce sujet, est que comme il n'y a pas d'information, rien n'est démontrable. Nous ne disposons de chiffres que sur la partie visible de l'iceberg, nous n'avons aucune information sur la partie invisible. Ces informations recueillies par le régulateur américain sont-elles en libre accès ? Bien sûr, hormis les noms qui sont évidemment confidentiels, mais ils puyblient les statistiques chiffrées en termes de volumes par catégorie d'acteur : les acteurs sont divisés en plusieurs catégories, qui sont mieux définies qu'avant, où iml n'y avait que deux catégories : les commercials et les non-commercials. C'était un peu rapide de diviser ainsi le monde en deux parties, maintenant c'est bien mieux fait et bien plus fin. Ces données sont en libre accès sur le site de la CFTC, le régulateur américain. C'est précisément la CFTC qui avait décidé d'arrêter de réguler les marchés dérivés il y a quelques années ? Non, la CFTC n'a rien arrêté, c'est juste qu'aux US c'est le marché qui est l'instrument de régulation de la politique économique. En France c'est la loi, là-bas c'est le marché. Le mandat de tout régulateur aux US est plutôt de développer le marché, qui lui doit aboutir naturellement à une bonne régulation de l'économie. En France, c'est le contraire, on fait de lois tout le temps, on empile des règlements et des règlements, alors qu'aux US on enlève des lois, on les réduit au minimum pour que le marché fonctionne au mieux. Aux US, on fonctionne selon la logique libérale d'efficience et de concurrence selon laquelle plus il y a un nombre important d'acteurs qui interviennent sur le marché, plus il va être régulé et tendre vers un prix transparent, pur et efficient, et devient le bon signal d'allocation de la ressource dans le temps et dans l'espace. C'est pour cela qu'il faut qu'il y ait le plus d'acteurs possible, y compris ceux qui ne sont pas physiquement impliqués dans les transactions. Il faut que tous ceux qui ont un avis sur le marché puissent l'exprimer. Si tu penses que le pétrole est trop cher, eh bien vends-le alors ! C'est le point de vue américain : si tout le monde pense que le pétrole est trop cher, il va baisser car tout le monde va le vendre. En France, on préfère dire « Il est interdit que le pétrole soit cher », ce qui ne résout en rien le problème. Le pétrole ne baisse pas parce qu'on interdit qu'il soit haut.
Donc oui, la CFTC avait cette attitude-là, jusqu'à ce qu'il y ait ce débat qui les a rattrapés aux US, à partir de la flambée des cours en 2006. Ce débat est un vieux serpent de mer, il revient tous les 6 mois. À propos de la transmission de l'information, avez-vous entendu parler du projet AMIS de l'ONU ? Oui. Qu'en pensez-vous ? D'abord, vous verrez dans la note toutes les mesures qui sont proposées pour lutter contre les probèmes sur les marchés. Parmi celles-ci vous verrez la question de la transparence. La transparence c'est comme la paix dans le monde : vous ne direz jamais que vous êtes contre ! Personne ne dit qu'il est contre la transparence. Les tenants de cette théorie affirment que si l'on connaissait précisément toute l'information possible à propos des marchés, alors les prix ne seraient pas trop élevés. Je pense que c'ets une tarte à la crème, que c'est tout bonnement faux, car ni le niveau des prix ni la volatilité ne viennent du manque d'infomation. De plus, là où il y a un vrai blocage, c'est qu'il est complètement illusoire de penser qu'on puisse construire à l'échelle mondiale un système d'information qui puisse collecter toute l'information, la traiter et la publier en temps réel, ce n'est pas possible ! Rien qu'en France, et bien que le travail de l'INSEE, qui est un institut remarquable peuplé de X-Ensae, soit tout à fait bon, la moitié des stats françaises sonbt fausses, ont besoin d'être recoupées, traitées, corrigées … Aujourd'hui nous avons une idée de ce qu'étaient le PIB et la croissance française il y a quatre mois, mais pas mieux! Alors je vous laisse imaginer pour collecter les statistiques de consommation de pétrole au Zimbabwe … La transparence, c'est bien pour les conférences internationales, pour dire qu'on a fait quelque chose, mais au-delà de cela ce n'est rien. On fait notamment des efforts sur la publication des stocks : aux US c'est toutes les semaines, par opposition à l'Europe où c'est publié tous les mois avec un mois de retard (on publie fin de moi de mars l'état des stocks fin janvier), et si vous regardez l'évolution des cours, le pétrole bouge beaucoup plus à la parution des résultats hebdomadaires américains qu'aux résultats mensuels européens. Pourquoi ? Parce que vous donnez au marché une occasion de plus d'intégrer une information qui a une influence sur le prix. Quand les résultats européens sont publiés, il ne se passe rien parce que tout le monde s'en fiche. Le fait de savoir quel était l'état des stocks il y a un mois n'intéresse personne, si ce n'est les historiens, ce sont les stocks dans un mois qui est intéressant. L'idée que le fait de disposer d'un système d'information qui donne accès à une information en temps réel stabilise les prix est une contre-vérité. Les marchés d'actions, par exemple, qui ont beaucoup plus de flux à se mettre sous la dent, ne sont pas moins volatils que les autres. Ne faudrait-il pas alors moins de transparence sur les marchés ? Tu votes contre la paix dans le monde alors … Tu ne vas pas te faire des amis ! N'est-ce pas ce que vous dites ? Non, en tant qu'analyste, par définition je vivais de ma capacité à traiter l'information. Plus on me donnait d'information plus j'étais content, car il fallait plus de monde pour la traiter, la recouper et la transformer et plus j'étais payé ! Si tu as déjà vu ce qu'est une salle de trading, tout le monde a huit écrans, l'information défile à toute vitesse, tu as besoin d'aide pour digérer tout ce flux d'information, ce n'est pas possible d'assimiler cela tout seul ! Mais il est totalement faux de dire que cela peut faire baisser la volatilité des cours que de sur-nourrir le marché en information ! Ce qui fait bouger un prix, c'est de l'économie un peu élémentaire, mais c'est souvent ce qui manque aux gens … La façon dont un prix bouge, c'est le besoin d'ajustement entre l'offre et la demande. Plus l'écart entre l'offre et la demande est rapide à se réduire, plus le prix est volatil. C'est pour ça que le marché le plus volatil du monde, ce n'est pas le pétrole mais l'électricité : par définition, le produit n'est pas stockable, et l'écart doit s'ajuster en temps réel, à la nanoseconde ! Il est alors évident que, si un marché régule l'électricité, le système qui fait que l'offre équilibre la demande, c'est le prix. Si le prix monte, la centrale démarre sans se poser de questions, et s'il baisse elle réduit . Le besoin d'ajustement est ici en temps réel, et comme les écarts entre l'offre et la demande peuvent être élevés, et qu'il n'y a pas de stock, les variations de prix peuvent être très importantes. Dans les produits stockables, le stock est la variable qui permet d'amortir le mouvement de prix : quand il y a un mouvement, on peut agir sur le stock sans avoir besoin de produire immédiatement plus ou moins. C'est pour cela que, plus les stocks sont bas, plus les mouvements sont importants. Pour le pétrole, les stocks sont faibles, n'est-ce pas ? Ça dépend des périodes, et quand les stocks sont importants, la volatilité est faible ; quand les stocks sont faibles, la volatilité est importante. Mais c'est la même chose pour les grains, etc. En ce moment, au jour où on parle, les stocks de pétrole sont plutôt bas, parmi les plus bas des cinq dernières années. L'OPEP n'a-t-elle pas du mas à gérer des excédents de production de pétrole ? L'OPEP gère des excédents à travers un mécanisme qui est très lourd. En dépit de l'image qui en est donnée dans la presse, produire plus ou moins de pétrole n'est pas aussi simple que de tourner un robinet. Quand la décision est prise de modifier la production, toute la production du mois suivant est déjà irrémédiablement réservée. Dans ce cas, on prévoit de prévenir les clients que dans deux mois on va réduire un peu. La décision de modification effective de la production n'intervient en fait qu'au bout d'environ quatre mois. On n'est pas du tout dans la même volatilité que le cours du pétrole. Les stocks ne peuvent donc pas servir de variable d'ajustement de la volatilité du cours du pétrole. Vous disiez que la volatilité est due au fait que l'écart entre l'offre et la demande bouge vite. Ce ne semble pas être le cas des produtis agricoles, pour lesquels l'offre comme la demande sont assez rigides ? En effet, et ce ne sont pas d'ailleurs des produits très volatils, hors périodes d'accidents climatiques. Ce sont donc ce genre de fondamentaux qui expliquent la volatilité du cours des produits agricoles ? Oui, tout à fait. Ce qui se passe pour les produits agricoles est le contraire de ce qui se passe pour les matières premières minérales : alors que pour l'énergie ou le pétrole sont gouvernés par la variable dynamique qui est la demande, les produits agricoles subissent comme variable dynamique l'offre. Il n'y a pas de variation brutale de la demande, alors que des accidents climatiques fréquents influencent la quantité et la qualité des récoltes. Personne ne peut prédire par exemple ce que sera la récolte de la France dans un mois, car la météo est imprévisible au-delà de quelques jours. Vous pensez donc que la spéculation n'a pas de rôle déterminant dans l'évolution des prix des produits agricoles ? Elle joue un rôle, mais le biais dans le débat est de confondre le messager et le message. Dire que ce sont les fonds ou les investisseurs, ou les financiers, qui font bouger les prix, c'est vrai, mais ils ne le font pas pour s'amuser, sans raison. Quand la nouvelle tombe, par exemple en 2008, que des incendies ravagent les champs de blé russes et que toute la récolte est en train de partir en fumée, ce n'est pas en tant que telle la disparition des grains qui fait que les prix montent : à l'instant où les grains brûlent, ils ne manquent à personne puisqu'ils ne sont pas encore prêts à être récoltés. Or, le prix monte. Pourquoi ? Quelqu'un voit les champs brûler et il achète donc du blé, car il sait qu'une pénurie se profile. Celui qui fait ça est nécessairement un financier, ce n'est pas quelqu'un de fixe, le producteur russe, qui n'a pas besoin de blé. Ce ne sont pas non plus Nestlé ni les Moulins de Paris qui sont allés sur le marché de Chicago pour acheter ce blé. En conséquence, quand on regarde qui a fait quoi au moment de la crise, on constate évidemment que ce sont les financiers qui ont acheté le blé ; mais ils l'ont fait en raison du problème physique des incendies, cause de tout cela. Celui qui achète est seulement un messager qui dit : « Intègre dans le prix le fait que dans trois mois il n'y aura plus de blé ». Mais est-ce que la spéculation ne fait pas que les gens réagissent trop à ce genre d'évènements, alors que peut-être la pénurie de blé ne se produit finalement pas ? C'est un problème de philosophie économique … Si tu n'es pas d'accord avec le prix du blé, alors vend-le ! Un spéculateur vend ou achète quelque chose quand il estime que le prix du marché n'est pas adapté à la valeur du bien. Normalement, s'il y a un consensus aujourd'hui pour penser que le pétrole vaut 100$, c'est qu'il vaut 100$. Si tout le monde estimait qu'il vaut moins, alors tout le monde le vendrait ! Personne aujourd'hui n'est en situation de vendre du pétrole à 100$ en pensant « C'est n'importe quoi, ce pétrole vaut 50$, c'est de la spéculation ... ». L'avantage d'un marché est que c'est une vraie structure ouverte où tout le monde a le loisir de faire autre chose que des articles stupides qui expriment des idées reçues : « Mon beau-frère a dit que, on dit que, etc. » . Chacun peut exposer ses convictions, ses idées, et peut réellement mettre en actes ses paroles en achetant ou vendant. Celui qui n'agit pas montre que son avis n'est pas sûr. Donc selon vous, il n'y a pas besoin de règles au fonctionnement d'un marché, qui doit s'auto-réguler ? Non, il y a toujours des règles. Un jeu sans règles, ce n'est pas amusant, et s'il n'y en a pas cela finit toujours mal. Contrairement à ce qui a été écrit, le marché des matières premières est très régulé. Les américains sont conscients que ce n'est pas un marché comme les autres, de par l'importance des matières qui y transitent : le blé qui devient du pain, le pétrole qui devient du carburant, etc. Les règles qui ont été mises en places l'ont été non pas pour limiter la spéculation, qui est elle-même très délicate à définir, mais pour éviter toute tricherie, notamment sur les cours. Éviter que certains arrivent à manipuler les prix, à tromper les autres participants sur l'information. Aux États-Unis, les règles sont faites pour éviter toute tricherie et éviter que qui que ce soit abuse le public. Vous dites que le marché des matières premières est un des plus réglementés, et en même temps les échanges de matières premières se font majoritairement de gré à gré. Comment est-ce compatible ? Les marchés de gré à gré ne sont ni plus ni moins régulés les uns que les autres : ils ne sont par définition pas régulés, que ce soit sur les échanges, les actions, les obligations, etc. Ce ne sont que des échanges directs sans l'intervention d'un régulateur. Les deux parties se mettent d'accord sur les conditions de la transactions en dehors de tout cadre particulier. Les marchés de gré à gré portant sur les matières premières ne sont donc pas plus régulés que les autres marchés de gré à gré, c'est-à-dire pas du tout. En revanche, les marchés régulés de matières premières sont plutôt plus contraignants que les marchés de futures sur actions, taux de change ou indices boursiers. En revanche, la majorité des transactions de font de gré à gré ? Effectivement, mais ce n'est pas particulier aux matières premières. Sur les taux de change par exemple, environ 90% des échanges se font de gré à gré. Ce n'est pas du tout spécifique aux matières premières d'avoir un marché de gré à gré qui soit très supérieur en taille à la somme de tous les autres marchés organisés. Donc quand on dit que si les pays pauvres ne peuvent pas se nourrir à cause d'une hausse des prix et que c'est à cause de la spéculation, pour vous c'est un essai de diabolisation de la spéculation ? Ce sont plusieurs choses différentes : le fait que le prix du pétrole monte n'a jamais fait disparaître de pétrole ; le fait que le prix du grain monte n'a jamais fait disparaître de grain. Au contraire, plus les prix montent, plus cela stimule la production. Quand il y a des famines, ce n'est pas parce que les prix ont monté, c'est parce qu'il y a des famines que les prix montent, c'est dans l'autre sens ! S'il y a des accidents climatiques qui provoquent un décalage entre l'offre et la demande, les prix montent et des famines apparaissent, mais ces deux phénomènes sont dus à ce décalage entre l'offre et la demande. Ce n'est pas le prix qui génère des famines.
Là ou le prix génère des famines, c'est à cause du comportement peu avisé de certains états. En 2008 par exemple, suite aux accidents climatiques qui ont touché le blé et le riz notamment, certains états producteurs ont interdit les exportations. Certains par précaution, par peur de l'épuisement des stocks, et d'autres pour des raisons de manipulation : s'ils retiennent les stocks, ils pourront les vendre plusieurs mois plus tard avec une importante plus-value. Donc d'après vous c'est plutôt un problème local, dû à des comportements de gouvernements ou de producteurs locaux. C'est un phénomène qui s'appelle starve my neighbor, j'affame mon voisin. Ce sont des réactions d'Etats, qui de bonne foi, on interdit les exportations ; d'autres ont un réflexe inverse, comparable aux comportements observés lors des flambées du sucre : on dit qu'il n'y a plus de sucre, donc tout le monde va en acheter, et effectivement il n'y a alors plus de sucre ; il y avait pôurtant du sucre. De la même façon, si on dit « Il n'y a plus de riz », certains vont se mettre à acheter deux fois plus de riz que ce dont ils ont réellement besoin, ce qui crée une demande anormalement élevée sur un produit, qui entraîne une flambée des prix. Vous parlez ici des transactions physiques ? Oui, mais il y a bien quelqu'un qui va intégrer ce genre d'informations dans les contrats à Chicago ; les financiers n'achetant pas de physique, ils achètent à la place des contrats de Chicago. Cependant, tu peux acheter tous les papiers de la Terre, cela ne fera disparaître ni les grains, ni le riz, ni le pétrole. Il est donc déplacé de dire que la spéculation affame les gens puisqu'elle n'agit pas sur le physique. Vous dites qu'il y a des tricheries cependant sur les marchés, et ces tricheries n'ont-elles pas un réel impact sur la marchandise ? Oui, il y a des tricheries, comme dans tout domaine, qui ont pour but d'agir sur le prix et de vendre des produits à un prix qui ne leur correspond pas. Et ces tricheries, entraînent-elles alors une plus forte volatilité des prix ? Dans les dernières grosses crises des produits agricoles, ont-elles eu une influence déterminante ? Non, ou alors exceptionnellement. Ce qui est déterminant, ce sont parfois les acteurs qui connaissent l'information avant les autres. Celui qui est en Russie et qui voit les champs brûler, sent que les choses vont mal tourner, peut tout de suite appeler son bureau en Suisse, gagner un ou deux jours par rapport au marché et ainsi gagner gros. Qu'est-ce qui fait que les acteurs du marché des matières premières préfèrent les transactions de gré à gré ? C'est la même différence qu'entre le prêt à porter et le sur mesure. Les marchés régulés sont des machines à fabriquer du prix, en temps réel, très rapidement. Pour cela, il faut qu'on ne discute que du prix. Si on discute de nombreux autres sujets, comme la quantité, la maturité, le lieu de livraison, la qualité, etc. on ne parle du prix qu'à la fin, et on perd du temps. Cela a cette efficacité-là, mais l'inconvénient est que ce n'est parfois pas adapté à la situation du producteur comme à celle de l'acheteur. L'acheteur peut par exemple ne pas trouver pratiques certains aspects des contrats formatés des marchés organisés, de même que les standards du marché ne correspondront peut-être pas aux produits que proposent les producteurs, par exemple en ce qui concerne la qualité du grain ou sa maturité. De plus, les options de paiement ou certaines clauses particulières dans les contrats ne sont pas négociables.
Dans toutes ces situations, les acteurs appellent les banques, leur expliquent leur situation, et les banques peuvent leur proposer une opération sur mesure.
Par exemple, le kérosène utilisé par les compagnies aériennes n'est pas disponible sur les marchés organisés de matières premières, on n'y trouve que du pétrole brut. Pour se couvrir, les offres de pétrole brut ne sont pas adaptées car, bien que concernant un produit proche en nature, l'offre et la demande en pétrole brut ne sont pas les mêmes que celles en kérosène avion. C'est pour tous ces acteurs que les banques sont utiles, car elles orchestrent les transactions sur mesure pour tous ceux qui ne se retrouvent pas dans les produits proposés par les marchés organisés. L'objectif des banques est de proposer les mêmes garanties à leurs clients que celles, très fortes, données par les marchés organisés ? Quand vous faites une opération sur un marché organisé, vous traitez contre le marché, c'est-à-dire que vous n'achetez vos produits à personne, mais au marché lui-même. De cette façon vous n'avez pas de risque de contrepartie : il n'y a pas de risque que le vendeur ne soit pas en possession du produit et ne vous le livre pas, puisqu'il s'agit du marché. La chambre de compensation, adossée à la Banque Centrale, ne risque pas de faire défaut. Dans le cas d'une transaction de gré à gré, ce risque de contrepartie existe, car les deux parties peuvent défaillir. Quand Air France traite avec la Société Générale, la compagnie aérienne prend le risque Société Générale et la banque prend le risque Air France. C'est compris dans le prix du contrat : à un certain prix, on accepte un risque, à moins, on ne l'accepte plus. La CFTC, régulateur américain, n'est-elle pas arrivée aux mêmes conclusions que vous ? Le problème du régulateur américain est qu'il a écrit plein de papiers qui essayent d'expliquer ce qu'est la spéculation, mais c'est difficile : pourquoi quand un acteur financier achète un contrat pétrole, c'est un spéculateur, et quand il achète une action Total c'est un épargnant ? Pourquoi dans un cas c'est bien, dans l'autre ce n'est pas bien ? Pourquoi quand c'est un fond d'investissement qui achète du pétrole c'est un méchant spéculateur, et quand c'est Total qui achète le même contrat pétrole c'est un gentil producteur ? Tous ces papiers portaient sur ce sujet. De plus, il y a eu un changement de gouvernement, donc la position du régulateur américain a évolué, et maintenant ils demandent un peu moins de régulation ; plus contrôler ce qu'il se passe, poser des limites à ce qui est possible... Tout cela n'est ni engageant ni bouleversant, mais cela permet de montrer qu'on fait des choses. À long terme, avec les données dont dispose le régulateur américain, va-t-on évoluer de plus en plus vers une position comme celle évoquée précédemment ? Oui, certainement, de la même façon que les documents écrits par le cabinet du premier ministre sont tout de même compatibles avec ce que veut le premier ministre ! Les mentalités évoluent, il y a quelques années c'était l'OPEP l'ennemi, maintenant ce sont les spéculateurs. Finalement, la solution serait que la population soit mieux informée ? Oui, mais renseigner la population sur un sujet aussi compliqué semble délicat. De même que sur le sujet du nucléaire, la plupart des gens sont très peu renseignés et le sujet est complexe. Rien qu'à la question simple : « Si je place 100€ à 2% par an, combien ai-je en fin d'année ? », deux tiers des personnes interrogées n'ont aucune idée de la réponse... Propos recueillis le 3 mai 2012
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