La spéculation sur les produits agricoles
La spéculation sur les produits agricoles

Entretien avec Virginie Poulin, responsable des produits alimentaires et des matières premières chez BNP Paribas Suisse Quels sont les produits financiers que proposent les banques aux négociants en matières premières ? Quels sont ceux destinés aux producteurs qui voudraient se couvrir ou maximiser leurs profits ? Il convient tout d'abord de distinguer les sociétés de négoce pur, et les sociétés qui font à la fois du négoce de marchandises physiques et sont actifs sur les marchés papiers, indépendamment de leurs opérations physiques. Parlons des sociétés de négoce physique, les seules que BNP Paribas s'autorise réellement à financer : Le négoce physique de matières premières est un commerce très anciens. Les produits bancaires permettant de les financer figurent également parmi les plus anciens au monde, bien que ceux-ci aient connu une certaine évolution.
( Pour rappel: une matière première est le produit brut issu de l'extraction, l'exploitation agricole. par extension, certains matériaux qui servent comme tels dans l'industrie pour produire des produits semi-finis ou fins sont aussi considérés comme des matières premières, comme par exemple l'acier ) Pour BNP Paribas Suisse, leader sur ce marché, le portefeuille des clients se répartit en gros comme suit:
- pétrole et produits pétroliers: 60%
- acier et métaux non-ferreux: 20%
- matières premières agricoles: 20% Les banques financent uniquement des matières premières relativement 'liquides': facilement revendables, et pour lequel un grand marché existe: on voit là l'intérêt de ne pas glisser vers des produits trop transformés ou spécifiques. Le mode de financement est le crédit documentaire. Il faut savoir que les négociants de matières premières sont souvent des sociétés dont le bilan est très léger, avec des fonds propres beaucoup trop modestes pour permettre un financement sur le mérite de la structure financière. Ces sociétés n'ont jamais les liquidités nécessaires à acheter les volumes qu'elles traitent. Les banques leur avance donc sous forme de cash ou de lettre de crédit (sorte de chèque) de l'argent en prenant en gage les matières premières financées en sous-jacent. La vente de la cargaison vient directement rembourser le crédit et les bénéfices restent à la société. Pour suivre son recours sur la marchandise la banque exige différent types de sécurités, d'autant plus forte que le contexte apparaît risqué ou le client de faible envergure : connaissement maritimes à son ordre (opposable aux tiers), certificat d'entreposage à son ordre, etc ... tout document nécessaire pour suivre la marchandise et pouvoir la saisir le cas échant (d'où le nom de crédit documentaire). Deuxième subtilité: parfois les produits financés sont côtés et le prix à l'achat ou à la vente peut être variable.
Si une jambe de la transaction est fixe et l'autre est basée sur une formule de prix liée à une cotation, alors un risque de prix apparaît quand le banquier n'est en général pas prêt à prendre. Il demande alors au client de se « hedger » et peut lui proposer des produits de « hedge » (faire l'opération inverse sur le marché papier afin de fixer les deux bouts de la transaction). BNP Paribas dispose de son propre broker (courtier) pour le faire. Où et comment se fixe le prix des produits agricoles ? La fixation des prix est-elle l'objet de critiques ? Au sujet des prix des matières premières agricoles qui font l'objet de négoce international, nous nous limitons aux denrées non périssables : café, cacao, sucre, blé, grains divers, soja (graine), huiles alimentaires (tournesol, colza, soja...), coton, tabac, engrais... Soit la marchandise répond à des spécificités bien établies cotées sur un marché (voir les bourses d'échange citées), soit non. Dans le cas ou non, la fixation des prix se fait de gré à gré entre vendeur et acheteur. Les volumes négociés ainsi que la taille des partis va comme dans tout négociation faire l'objet d'influences diverses. Pour le reste, les prix des contrats suivront généralement la cotation. La cotation se base normalement sur les paramètres physiques du marché, à savoir stocks présents dans le monde/la région, paramètres de la récolte encours ou à venir (moins maîtrisable, car dans l'agriculture, le climat rentre en jeu). Après, il y a régulièrement des critiques au sujet d'acteurs/spéculateurs influents qui peuvent acheter d'un coup d'énormes quantités, provoquant une pénurie sur le marché, et donc une remontée des cours et qui à ce moment là relâchent brutalement l'ensemble de leur stock pour revendre au prix fort avant que les cours ne s'effondrent. Cela s'est vu l'an passé dans le cacao. La Russie a aussi fait deux ans de suite un ban sur les exportations car la récolte semblait insuffisante pour nourrir la population et il était plus intéressant pour les traders d'exporter: les exportations ont donc été, à quelques exceptions près, interdites. Dans le tabac, en 2008, les grands fabricants de cigarettes avaient massivement acheté craignant une pénurie dans certaines qualités: ceci a provoqué un regain d'intérêt pour cette culture dans les pays les plus exportateurs: Brésil, Malawi, Turquie, etc et une remontée des prix. L'année d'après, ils ont décidé de réduire leurs stocks achetant le strict nécessaire, ce qui a créé beaucoup d'invendus, un effondrement des cours et la faillite de plusieurs petits fermiers et négociants qui s'étaient laissés abuser l'année d'avant.
Malgré tout, globalement les prix correspondent à un équilibre de l’offre et de la demande, mais il arrive des accidents de parcours liés à quelques spéculateurs, dont certains le paient cher par une sorte de rejet du marché pour des transactions futures avec eux. Quels sont les impacts de la financiarisation du marché sur la volatilité des prix ? Qu'appelez-vous financiarisation:
- le financement traditionnel bancaire du crédit documentaire n'a absolument pas d'impact sur les prix, le but est juste de fournir au négociant les instruments nécessaires pour mener à bien son commerce. La banque n'intervient en rien dans la fixation des prix et financer des flux et une économie réelle.
- la création de cotation et donc souvent de produits dérivés correspondant est à l'origine aussi pour rééquilibre les flux réels. Cependant, on constate que le volume papier échangé est souvent supérieur au volume physique sous-jacent: c'est qu'il y a donc une place pour la spéculation. C'est un domaine que je ne connais pas du tout, car il ne fait pas partie du métier traditionnel du banquier qui finance le négociant: ceci se jour dans les salles de marché à Londres, Paris ou New York. La volatilité des prix n'est-elle pas en fait due à une logistique qui est de plus en plus en flux tendus? Non. Les matières premières agricoles sont soumises à un cycle incompressible: celui de la culture de la plante et de sa maturation: on ne peut pas accélérer le flux. Par ailleurs, la marchandise est souvent stockée à l'origine avant d'aller vers son utilisateur. Ensuite il y a des lieux de stockage près des bourses d'échange pour les livraisons physiques nécessaires au débouclement de certains contrats papiers. La logistique a un coup important, mais en général les pays d'origine de ces matières premières agricoles sont des pays en voie de développement ou cela reste abordable. Il pourrait y avoir des problèmes de fret maritime, mais ce ne sont pas les mêmes bateaux qui transportent le pétrole et ces marchandises. Regarder des études sur le fret de vraquiers secs (dry bulk) et porte containers, car le sucre, le cacao, le café sont souvent conditionnés dans des sacs ou cartons et mis en containers (je ne peux pas rentrer dans la spécificité de chaque marché, c'est un peu compliqué). Dans quelle mesure trader informé de l'état des stocks est-il important ? L'information est clé pour l'anticipation des prix s'il s'agit d'un trader pur. Cependant bon nombre de négociants ont des marchés de niche qu'ils servent pour satisfaire les besoins de leur base existante de clientèle ou pour écouler la marchandise d'un fournisseur dans une zone d'origine donnée. Le pur trader qui arbitre chaque cargaison et n'achète que pour revendre avec un profit sans lien avec aucun marché de producteur ou d'utilisateur n'est pas la « race » la plus répandue. Comment définiriez-vous un marché transparent et quelle est, selon vous, l'importance de cette transparence ? Un marché transparent serait un marché parfait (mais aussi sans surprise et donc moins intéressant) ou tout intervenant détiendrait les mêmes informations en même temps sur l'état des stocks existants, l'état de l'offre et de la demande et ou toute marchandise serait cotée en accord avec ces paramètres. Cela est impossible car chaque matière première et encore plus dans le secteur agricole a ses spécificités propres et ne peut donc pas être le reflet parfait de la cotation. Cela poserait le problème d'une sorte de situation monopolistique, sans aucun avantage concurrentiel. Bref, cela me semble utopique et inintéressant. Cependant, il est malgré tout clair qu'une certaine transparence doit être de mise, et notamment une régulation au niveau des transactions financières dérivées effectuées par des spéculateurs qui n'ont aucun intérêt dans la livraison physique de marchandise. Propos recueillis le samedi 25 février 2012
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