L’archaïsme des acteurs traditionnels

1981 : le choc des acteurs traditionnels

En 1979, lorsque Jérôme Lindon crée l’association pour le prix unique, c’est la crise du livre. Elle a deux origines : le développement des nouvelles pratiques culturelles, qui concurrencent la lecture, et la crise de 1973. Le monde de l’édition est révolutionné par de gros éditeurs comme Hachette, et l’édition technique est plus en avance technologiquement ; le monde de la distribution est quant à lui attaqué par l’apparition des grandes surfaces. Olivier Hugon-Nicolas, délégué général du SDLC, raconte :

« Et puis le format de poche est apparu. L’arrivée de la FNAC a porté le fer dans le monde des librairies, qui sont passées de plus de 60% du marché à 50%. L’édition littéraire s’est sentie menacée et a voulu réagir. Si la loi est passée, c’est que la conjonction était très favorable. »

Ainsi, la loi Lang avait pour but de protéger les acteurs traditionnels, mis à mal par l’apparition des grandes surfaces, et de faire apparaître une nouvelle politique de lecture. Cependant, les grandes surfaces, en particulier la FNAC, qui pratiquait avant la loi 20% de rabais par rapport au prix conseillé des livres, contestent cette décision. Pour André Essel, patron de la FNAC de 1954 à 1983, la loi freine l’essor économique de la distribution :

« Jérôme Lindon, éditeur de talent mais Français traditionnel. C’est ici qu’il montre le bout de l’oreille : celui de ce mal français qui consiste à dédaigner les progrès de l’organisation et de la gestion, qui privilégie la défense du marginal sur l’essor économique, qui demande en permanence à l’État aide et protection. »

Pourtant, l’un des objectifs de la loi était d’axer la concurrence non plus sur les prix mais sur la qualité (voir Le libraire a-t-il encore sa place ?). Alors, le prix unique a-t-il freiné l’évolution de la chaîne du livre, ou l’a-t-il encouragée ?

Une loi qui mène vers l’archaïsme ?

Le bilan de la loi est contesté : certes, elle a permis de maintenir un réseau dense de librairies sur tout le territoire, mais ses détracteurs lui reprochent de maintenir artificiellement un acteur qui n’a plus lieu d’être. Certains pensent que les librairies sont obsolètes, en particulier face à la concurrence d’Internet (voir Internet entre en concurrence). Mathieu Perona, chercheur à Science-Po, juge que les librairies ne se sont pas assez modernisées depuis la loi Lang :

« [Le prix unique] a probablement favorisé en France le maintien d'un grand nombre de petites et très petites librairies, dont la place aurait été partagée entre la grande distribution et les chaînes spécialisées. Il a également freiné l'adoption par l'ensemble des acteurs de la chaîne des outils issus des nouvelles technologies de l'information et de la communication. »

Les détracteurs de la loi lui reprochent de confondre la fin et le moyen : la librairie n’est plus le moyen le plus approprié pour la diffusion de la culture. En supprimant la concurrence sur les prix, la loi protège le libraire sans lui permettre de se moderniser, d’autant plus qu’il n’en a pas besoin, puisque cela ne lui apportera pas de revenus supplémentaires. Mathieu Perona se fait le porte-parole de ces remarques :

« En fait la loi fait arriver les libraires à un seuil de rentabilité minimum, ils ne réalisent pas de grands profits, et par conséquent, ils n’investissent pas. Et de plus, ils sont protégés par la loi, et donc considèrent qu’ils n’ont pas besoin de faire de grands efforts. »

Cependant, il convient de remarquer que depuis 1980 les librairies ont profondément évolué. Pour cause de diminution progressive de la lecture, des efforts supplémentaires ont dû être fournis pour attirer les lecteurs. Le manque de modernisation n’est donc peut être pas la bonne expression, remarque Guillaume Husson, délégué général du SLF :

« Elles n’ont pas cessé de se moderniser depuis 1980 ! La loi parle de services, mais est-ce qu’elle les définit ? […]Savoir faire des tables par exemple, faire une vitrine, faire venir un auteur, travailler avec les associations, les écoles… Ces services existent, même s’ils ne sont pas toujours reconnus par les éditeurs. Pas dans toutes les 3000 librairies. Mais dans 1200 vraiment qualitatives. »

D’ailleurs, les Mille et Uns libraires, un regroupement de librairies en une plate-forme sur Internet, est bien le symbole de la volonté de modernisation. Mais d’après Mathieu Perona, il s’agit plutôt d’un échec d’adaptation. Explication :

« Vous connaissez les Mille et un Libraires ? Et bien, cette idée aurait été bonne si elle avait été lancée il y a 4 ans, et non il y a un an : il était déjà trop tard. Le service offert était beaucoup moins complet que celui d’Amazon par exemple […]. Ceci montre juste que les libraires n’ont pas conscience de l’intérêt de l’outil. »

Guillaume Husson se défend de ces attaques, qu’il juge injustifiées.

« Les Mille et Uns Libraires continue de fonctionner aujourd’hui ! Et il faut préciser que le marché numérique ne concerne que les ouvrages professionnels et techniques, pas le grand public […]. Donc le « trop tard » c’est par rapport à quoi ? Par rapport au marché qui n’existe pas ! »

Bien que les critiques accablent les librairies, ce sont tous les acteurs de la chaîne du livre qui doivent réagir aux mutations du marché pour rester dans la course. Olivier Hugon-Nicolas explique qu’ils doivent d'être présent en ligne dès la phase de développement du marché, pour préparer l'éventuelle migration des activités vers le tout numérique, et empêcher la captation de la ressource par un ou quelques acteurs :

« La logique est donc d’entrer sur le marché et de construire ! Là on a attaqué par les plateformes, et il faut être présent pour rencontrer très vite le public. »

Quel avenir pour les acteurs traditionnels ?

La nouvelle problématique de la controverse sur le prix unique du livre est donc : comment les acteurs vont-ils s’approprier les nouveaux outils ? Le SLF propose pour cela des formations aux libraires afin de les sensibiliser à l’arrivée du numérique (voir Le livre numérique, un casse-tête pour les législateurs), et de leur permettre de s’approprier de nouveaux outils informatiques facilement. Pour en revenir à l’exemple de la plate-forme des Mille Et Un Libraires, Guillaume Husson explique la stratégie du SLF :

« Voilà pourquoi les libraires se sont regroupés en Mille et un libraires : c’était pour mettre en commun les moyens et les outils pour que le libraire n’ait pas à devenir un informaticien. »

Le site des Mille Et Un Libraires. Il permet d’accéder aux livres disponibles et de trouver les librairies en France. Cependant, la livraison n’est pas assurée : le client lui-même doit venir chercher ses livres (retrait sous deux heures)

Source : mille et uns libraires

Ainsi, il paraît clair que la modernisation de la distribution en général passera par le développement de telles plates-formes. En effet, il apparaît que le libraire a plus que jamais un rôle de conseiller à mettre en valeur (voir Le libraire a-t-il encore sa place ?). Jérôme Pouyet, professeur à l’Ecole d’économie de Paris, pense que :

« Les librairies devraient se regrouper pour bénéficier d’un stock plus important mais aussi pour mieux jouer leur rôle de conseiller et critique. Ils pourraient par exemple créer des plates-formes internet de conseil, et ils seraient rémunérés via la monétarisation du trafic et la publicité. »

En effet, il est important que le libraire joue ce rôle de conseiller. Car si la librairie doit faire face à la concurrence de la grande distribution, puis des géants d’Internet, les éditeurs aussi doivent s’adapter pour garder leur place, car ils sont également menacés par de tels acteurs, qui peuvent faire pression sur l’édition. Ils ont été pris de court par leur arrivée, confortés par la position dominante sur le marché que leur procurait la loi Lang. Mathieu Perona explique la situation :

« Les libraires et les éditeurs doivent réagir en même temps, et là ça devient intéressant. En effet les libraires commencent à se rendre compte que les éditeurs sont prêts à les laisser tomber. Jusque là les deux étaient très unis, mais maintenant que font les éditeurs ? Ils signent des contrats avec Amazon, Apple c'est-à-dire des contrats qui leur permettent de vendre des livres sans passer par les libraires. »

Les librairies doivent se moderniser pour avoir leur place sur le marché.

Source : www.schulthess.com

Les libraires, mais aussi les éditeurs, peuvent tirer des leçons d’autres domaines. Ainsi, le secteur de la musique a tenté sans succès de limiter l’expansion du numérique, ce qui lui a fortement nui : iTunes s’est imposé très vite, les maisons de disque ont vu leur chiffre d’affaires chuter… Le secteur de la BD offre une autre issue : l’existence de communautés dans ce milieu a favorisé le développement rapide du numérique. Les auteurs ont su saisir cette opportunité, avec les éditeurs.