Le libraire a-t-il encore sa place ?

Lorsque Jack Lang introduisait sa loi en 1981, il insistait sur son effet sur les professions intermédiaires du livre, dont le libraire fait partie :

« Leur existence [des professions intermédiaires] est indispensable à une vie culturelle riche et diversifiée »

La loi se devait de mettre en valeur ces professions, mais les effets réels sont discutables.

Préservation d’un réseau dense de librairies : réalité ou mythe?

Un des objectifs de la loi Lang était de faciliter l’accès à la culture. Les librairies paraissent incontournables pour remplir cet objectif, comme le remarque Appleman, une économiste néedlandaise, dans Notes and communications, horses for courses : why Europe should not harmonize its book policies:

« The success of books depends on the network of bookshops. The closer the network and the better the quality of the shops, the greater will be the prospects for a book and its publisher, let alone the author”

En fixant un prix unique à chaque livre, la loi Lang était censée faciliter la situation des libraires face à l’arrivée des grandes surfaces. En France, on lui attribue ainsi la préservation d’un réseau dense de librairies indépendantes. La France est en effet le pays où le nombre de librairies indépendantes est le plus élevé (25 000points de vente de livres en France). Sur le site du SLF, on peut lire :

« C’est la loi Lang qui a préservé, et même redynamisé, un tissu de librairies exigeantes qui continuent et continueront de proposer des livres qu’on ne verra jamais en hypermarché. »

En réalité, la préservation du réseau des libraires n’est pas un objectif en lui-même de la loi. Ceci semble être une conséquence indirecte et involontaire de la loi, qui a de tous autres objectifs. Guillaume Husson, délégué général du SLF, explique ces relations :

« D’abord, je tiens à préciser que la loi n’était pas pour les librairies. Elle est défendue par le ministère de la culture, elle est liée à la préservation du réseau de librairies mais ce n’est pas sa finalité. Sa finalité, c’est de défendre les livres de poésie, d’art, de sciences humaines, des ouvrages difficiles qui ont besoin d’exposition »

La démographie des librairies dépend des pays et qu’en est-il de leur organisation ? Dans les pays sans prix unique, les libraires ont dû changer de stratégie pour survivre aux mutations du marché. Mathieu Perona, chercheur à Sciences-Po, explique :

« On remarque une différence dans la structure des points de vente, sans le prix unique les librairies indépendantes ont tendance à se grouper en chaines de librairies. Ainsi, elles ont plus de poids et offrent un meilleur service. Par exemple, si vous commandez un livre vous l’aurez au bout d’un jour tandis que si vous commandez dans une librairie traditionnelle, vous attendrez quelques jours. »

Cependant, la comparaison avec d’autres pays sans le prix unique contredit ces propos. Guillaume Husson remarque :

« C’est faux. Il y avait les librairies indépendantes et les grandes chaînes, et les indépendants ont disparu. Aux Etats-Unis, il y a moins de librairies indépendantes qu’en France ! Et même les grandes chaînes ferment, ce qui montre que ce n’est pas la solution miracle. »

Le libraire : vers sa mise en valeur ou sa détérioration ?

Le libraire se doit être un véhicule de la culture, son rôle dans l’industrie du livre est différent des autres : c’est un détaillant à part entière. C’est parce qu’il a un rôle à la fois spécifique et fragile que la loi Lang a été votée en 1981, comme le remarque Benoit Yvert, ancien président du CNL :

« Si la profession se bat pour le prix unique, c’est pour introduire un peu d’égalité de chances au départ entre l’hyper et le libraire qui, lui, prend le risque de commander des ouvrages difficiles, exigeants, qui seront de vraies découvertes, de réelles ruptures avec la musique commune pour leurs lecteurs »

Elle permet au libraire de surmonter les difficultés économiques pour exercer son activité. François Rouet, un économiste, explique:

« Ce prix unique permet, en assurant un niveau de rentabilité minimal à un petit libraire, d’arriver à une rentabilité économique, un équilibre budgétaire qui va lui permettre de prendre des risques aussi sur la composition de son offre, sur les efforts de promotion qu’il va faire pour l’auteur qui lui a particulièrement plu, pour le faire découvrir à ses lecteurs. Dans l’esprit de cette loi, il ya vraiment cette volonté d’assurer l’équilibre économique dans un contexte où le succès n’est jamais garanti, où il faut promouvoir la lecture, promouvoir des nouveaux écrivains auprès d’un certain public »

La loi Lang avait pour objectif de remplacer la concurrence des prix par la concurrence de qualité de service. Le libraire doit être formé pour fournir des informations précises aux clients, qui choisissent leur point de vente en fonction de la qualité du service, et non du prix. Mais Mathieu Perona n’est pas d’accord avec cet objectif :

« Et c’est là l’effet positif de la loi sur la librairie est discutable. […] On parle de la concurrence qualitative des libraires, mais là encore ce n’est pas fondé ! Quand on veut acheter un livre, on va dans la librairie la plus proche. Sauf si vous voulez acheter un ouvrage très spécialisé dans un domaine non populaire, là vous irez chercher la librairie qui correspond à vos attentes. Mais sinon, vous allez à la librairie la plus proche et vous achetez. C’est le critère géographique qui détermine votre choix. Conclusion : Il n’y a pas de concurrence qualitative puisqu’il n’ya pas de concurrents ! »

De plus, comment faire reconnaître la qualité du service auprès du client, auprès de l’éditeur ? En effet, remarquons que l’éditeur est en position de force grâce à la loi Lang : c’est lui qui fixe le prix et les marges de rémunération des libraires. Ces derniers sont donc en position de faiblesse par rapport aux éditeurs. Dans La Lettre Ouverte d’Un Libraire Accablé, le libraire accablé dit qu’on assiste à une surproduction éditoriale, ce qui dégrade la qualité des livres et rend plus difficile la tâche du libraire. Ce dernier doit offrir un service de qualité et promouvoir un nombre plus important de livres :

« Pourtant, de toute évidence, la qualité demeure. Certes, à doses infinitésimales. A nous de la détecter, cette qualité, de la faire vivre, de la promouvoir. »

De plus leur situation ne semble pas avoir été améliorée au cours des dernières décennies (voir Les libraires), et ils n’ont plus autant de moyens qu’avant pour l’améliorer car n’agissent pas directement sur les prix. Guillaume Husson remarque en effet :

« Ils ont un champ de manœuvre très réduit : ils ne peuvent pas diminuer le loyer, ne peuvent pas augmenter les prix des livres : ils ne peuvent agir que sur le salaire. Autre histoire : celle de la réduction du personnel. On enlève quelques membres du personnel et on ne les remplace pas, mais du coup, il y a moins de gens pour assurer le travail qualitatif attribué au libraire et ce n’est donc pas la bonne solution. »

Par ailleurs, le libraire ne peut plus faire de promotions : n’est ce pas contradictoire à la volonté de faciliter l’accès à la culture ? Jean Louis Fourgoux , un avocat, fait un reproche à la loi :

« Cette loi, qui fait exception à la concurrence par les prix, limite l’initiative des éditeurs et des détaillants dans l’organisation des promotions »

En réalité, la loi Lang est elle pour le libraire ? Fait il partie directement des trois objectifs (voir Le Prix Unique : 30 ans d’Histoire – La loi Lang 1981) évoquées en 1981 ? Mathieu Perona pense que le libraire n’est pas directement concerné :

« Ce qu’on remarque c’est que le mot « libraire » n’est pas évoqué dans les objectifs, il est totalement absent. Le libraire est un moyen qui conduit aux trois objectifs. Et en 1981, c’est bien le seul moyen qui permet d’y accéder »

Cet économiste parle d’une confusion moyen/fin : le libraire n’est pas une fin de la loi, c’est uniquement un moyen qui permet d’accéder aux objectifs évoqués. Mais ce moyen reste t il toujours d’actualité ? Avec l’arrivée d’Internet, les objectifs de la loi Lang sont directement remplis (voir Internet entre en concurrence) et le libraire n’est plus le seul chemin pour les atteindre. Dans ce nouveau contexte, faut-il encore préserver les librairies ?

Une « survie » artificielle des libraires ?

Dans le contexte actuel du numérique, on reproche souvent à la loi de forcer le maintien de certaines librairies. La situation économique des librairies se dégrade, elles ne sont plus les seules à véhiculer la culture : les maintient t on artificiellement ? Autrement dit, essaye t on de sauver quelque chose qui aurait du disparaitre ? Geoffroy Pelletier, directeur général de la SGDL, exprime clairement son opposition :

« Ce n'est pas artificiel. L’objectif de la loi de 1981 était de préserver la diversité éditoriale, en permettant aux libraires de proposer à la fois les ouvrages les plus rentables et les titres plus difficiles ou de vente plus lente ; l’objectif de diversité éditoriale passe nécessairement par une diversité du réseau de diffusion. L'Etat ne maintient pas artificiellement le réseau des libraires, il encadre un secteur économique pour favoriser la concurrence, sur la base de l’offre et du service, et non du seul prix de vente. Les librairies sont des acteurs économiques à part entière, mais qui sont pénalisés par une très faible rentabilité. »

Néanmoins, les librairies sont faibles et risquent de ne pas réussir à faire face à la concurrence du numérique. Jérôme Pouyet, professeur à l’Ecole d’économie de Paris, parle de la disparition des libraires :

« Avec la progression actuelle des choses, les libraires tels qu'ils sont maintenant pourraient disparaître. Le libraire propose un stock aux consommateurs, mais Amazon propose mieux maintenant. Le libraire doit se différencier, par exemple en s'orientant vers un rôle de prescription d'information. »

Le problème est que les libraires ont du mal à s’adapter au numérique, ils ne maitrisent pas assez les outils. Mathieu Perona remarque que dans le contexte numérique c’est l’appropriation de nouveaux outils qui est la clé :

« En réalité, le prix unique n’est plus le problème central du débat. Le problème maintenant est l’appropriation des outils par les différents acteurs. Les libraires peuvent tomber dans un régime avec prix unique. Ils peuvent tout autant réussir dans un régime sans le prix unique. »

L‘archaïsme des libraires dans un marché du livre évolué est souvent l’effet reproché à la loi Lang. La loi a-t-elle vraiment freiné la modernisation des acteurs ? Cette question est traitée dans L’archaïsme des acteurs traditionnels.