Le malheur du lecteur ?

Le prix unique change l'organisation, voire les stratégies, des différents acteurs de la chaîne du livre. Il ne faut pas oublier le point de vue des consommateurs : concrètement, qu'a apporté le prix unique au lecteur populaire ? Lit-on plus facilement ? Paye-t-on plus cher ?

Le consommateur pour sauver les ouvrages difficiles ?

Le prix unique du livre permet au lecteur de trouver un livre au même prix sur tout le territoire, lui enlevant le critère de prix pour choisir ses points de vente :

« Le prix unique du livre garantit au consommateur la possibilité de trouver des livres au même prix partout. C'est plus facile pour le client » dira une responsable du rayon Gibert Jeune.

« Le prix unique dispense l'acheteur de comparer les prix d'un point de vente à l'autre, il préserve ainsi les achats d'impulsion et permet un accès plus facile à la lecture», lit-on sur le site du Ministère de la Culture.

Cependant, la loi sur le prix unique est aussi à l’origine d’une uniformisation des prix, c'est-à-dire que les ouvrages que l’on nomme parfois « difficiles » (scientifiques, philosophiques, ou tout simplement destiné à un public de connaisseurs) sont à des prix raisonnables dans les librairies tout comme les ouvrages plus simples.

En revanche, la loi interdit tous types de promotions et de réductions qui entraîneraient des prix trop bas (inférieurs au prix fixé par l’éditeur moins 5%). On reproche alors à la loi d'avoir augmenté le prix des livres qui se vendent bien, des bestsellers notamment. En comparant la situation au Royaume Uni ,Francis Fischwick, un économiste spécialiste du marché du livre anglais remarque:

“The consumer who is happy to read best-selling titles is probably paying less than he or she would if the NBA (Net Book Agreement) had remained in force; the reader of other minority interest titles is almost certainly paying more.”

Le lecteur financerait donc les ouvrages difficiles. Les gens cultivés peuvent profiter des prix plus bas sur les livres spécialisés et « difficiles » et ainsi devenir encore plus cultivés mais la loi ne fait rien pour le lecteur populaire qui n’a ni l’envie ni les moyens d’accéder à ce genre de livre, si ce n’est maintenir un réseau dense de librairies, ce qui est encore discutable (voir Le libraire a-t-il encore sa place ?). Jérôme Pouyet, professeur à l’Ecole d’économie de Paris, remarque :

« Mario Monti, quand il était commissaire européen, disait « Je ne comprends pas comment un système qui renchérit les livres peut être un système qui favorise l’accès à la culture. » Dans les systèmes à prix unique, les bestsellers tendent à être plus chers et les autres livres moins chers par rapport aux pays à régime libre. Mais les bestsellers sont lus par tout le monde et les autres par une population plus aisée »

Evolution du prix du livre

Après l’adoption de la loi Lang, le prix moyen du livre a augmenté : de 11,4 francs en 1981, il passe à 16,3 francs en 1982. Ceci s’explique aisément, car la soudaine application de la loi a augmenté les prix des ouvrages en grande surface, qui proposait jusqu’à 20% de rabais par rapport au prix conseillé. De plus, au début des années 80, les éditeurs ont réduit leurs tirages et le coût à la production a augmenté ; François Ecalle, un économiste, explique que d'autres facteurs sont à prendre en compte pour lier le prix unique et la hausse des prix :

« Le choc de 1981 résulte d'un ajustement des éditeurs aux conditions du marché. C'est un comportement parfaitement légitime et sans rapport avec le régime du prix net, conseillé ou unique. »

Mais qu’en est-il depuis ? La relation entre le prix unique et le prix du livre n’est pas claire. En France depuis 1998, le prix relatif du livre, c’est-à-dire le prix du livre comparé à l’indice général des prix, baisse (son prix augmente moins vite que l’inflation). Cependant, le prix relatif du livre ne semble pas déterminé par l’absence ou non de la loi, comme le montre ce graphique tiré du rapport d’Hervé Gaymard (2009):

Evolution du prix relatif du livre

Ainsi, le prix relatif a augmenté en Hongrie, qui dispose d’un système de prix unique tout comme la France ; au contraire, il a baissé en Irlande qui a pourtant un régime de prix libres. Enfin, il a augmenté au Royaume-Uni, souvent pris comme exemple de régime à prix libre quand il s’agit de comparer les deux systèmes.

Et la culture dans tout ça ?

La loi Lang se devait de favoriser la culture ; par cette expression, deux idées sont sous entendues :

- Augmenter la production éditoriale et la diversifier

- Promouvoir la diffusion de la culture et sa pratique

La dernière partie fait intervenir le lecteur : c’est lui qui est le moyen d’évaluation des effets de la loi. Pourtant il semble être en position de faiblesse par rapport aux autres acteurs : il se fie au conseil des libraires sur les livres. En fait, la loi a mis l’éditeur en position de force. Mathieu Perona, chercheur à Sciences-Po, remarque ainsi que

« Le lecteur est un grand absent dans le débat. Pour l’éditeur, le lecteur est un veau, un mouton : il achète ce qu’on lui d’acheter. Pourquoi ? Parce que l’éditeur se veut être un intellectuel et doit garder sa réputation. Quand vous demandez à un éditeur s’il aime Harry Potter il vous répondra non sans hésiter, ce ne serait pas adapté à son rôle. Pourtant près de 90% de la production éditoriale est mauvaise : on essaye plein d’auteurs et il y en a juste quelques uns qui marchent »

La comparaison avec des pays aux régimes différents permet de voir que le prix unique n’est pas une recette magique pour faire lire :

Nombres de publications et nombre de livres lus

Source : Horses For Courses, why Europe should not harmonise its book policies`

Sans le prix unique, les prix des livres grand public seraient plus intéressants pour le lecteur, mais la situation serait plus compliquée pour les ouvrages spécialisés. Les comparaisons internationales dont celle du Royaume-Uni montrent que l’abandon du prix unique conduit à une baisse des prix des bonnes ventes, et une hausse des prix des livres plus « difficiles ».

La majorité du public lirait peut être plus, mais l’absence de loi n’aurait pas un effet homogène. Mathieu Perona remarque la difficulté d’évaluer l’impact de la loi sur la culture :

« Après la question qui se pose est : lirait on plus de livres [sans le prix unique] ? Cela, on ne peut pas le savoir. Ce qui est sûr est qu’on ne lirait pas la même chose, et les mêmes personnes ne liraient pas. »