Entretien avec Florence BURGAT

Jeudi 28 Février à 18h30 aux Mines.
 

Florence Burgat est une philosophe française, directrice de recherche à l'INRA (Institut National de la Recherche Agronomique). Elle est l'auteur de deux ouvrages fondamentaux sur la question animale, Animal mon prochain (Odile Jacob, 1997) et Liberté et inquiétude de la vie animale (Kimé, 2006).

 

En quoi êtes-vous impliquée dans cette controverse ?

Je suis une philosophe qui travaille avec des juristes, notamment ceux de l’université de Limoges qui se sont spécialisés en droit animalier. Le plus connu d’entre eux est Jean-Pierre Marguénaud, Professeur de droit privé et de sciences criminelles, qui réfléchit actuellement à un projet de loi pour redéfinir le statut juridique de l’animal.

J’ai de plus étudié la condition de l’animal comme bien meuble, en effectuant un parallèle avec la condition d’esclave. Tout comme les animaux, les esclaves sont déclarés par le droit romain, puis en droit français, et probablement dans d’autres législations que je n’ai pas étudiées, être des biens meubles. J’ai tenté de montrer que l’on pouvait mettre en parallèle les évolutions respectives du statut de l’esclave, d’une part, et de celui des animaux domestiques, d’autre part, en partant de la capacité propre à ces biens : celle de se rebeller contre sa condition, d’y résister, de tenter de s’y soustraire, par exemple par la fuite. Par ailleurs, le fait d’édicter des règles qui protègent les animaux au cours des utilisations dont ils font l’objet (élevage, contention, captivité, dressage, transport, expérimentation, abattage, piégeage, chasse…) montre bien que l’on considère son statut de simple bien disponible comme problématique, pourtant on l’entérine.



Quel est ce statut ?

Les animaux domestiques, apprivoisés ou tenus en captivité, bref, tous ceux qui se trouvent sous la dépendance de l’homme, sont des biens meubles – le terme « meubles » désignant ici la capacité à se mouvoir ou à être mu. Quant aux animaux sauvages, leur statut est défini par défaut : ils sont déclarés res nullius, c’est-à-dire chose de personne, chose sans maître. Et c’est en raison de cette autonomie qu’il est privé de toute protection (sauf s’il appartient à une espèce protégée, ce qui est un autre aspect de la question). Plusieurs députés ont, à maintes reprises, tenté d’inclure les animaux sauvages dans la catégorie des êtres sensibles, sans y parvenir, à cause de la pression de certains lobbyings. Le monde juridique, non le monde des juristes mais le monde du droit, est un monde à part qui n’est pas le monde réel. C’est une construction qui vise à réglementer les différents rapports qui surgissent entre les individus, mais ce n’est pas un effort pour dire le réel ; ce n’est pas là le rôle du droit. En effet, en réalité, tous les juristes savent que les animaux sauvages sont des êtres sensibles comme les animaux domestiques, et pourtant cela n’est pas mentionné dans la loi.

Malgré la législation importante qui protège les animaux, le juge ne l’interprétera pas de la même manière selon que les animaux sont, dans le code civil, considérés comme des biens ou selon qu’ils sont considérés comme des êtres sensibles. La représentation des animaux telle qu’elle est fixée par le code civil domine les textes protecteurs et modifient le regard qu’on porte sur eux.

Certains juristes proposent la création d’une nouvelle catégorie pour les animaux, une catégorie qui reflète mieux ce qu’ils sont. Mais certains juristes très conservateurs sur ce point, les utilisateurs d’animaux, ou de simples citoyens sûrs de leur bon droit, ne souhaitent pas du tout que les animaux jouissent d’une véritable protection et d’un statut approprié à leur nature d’êtres sensibles. Ils craignent que soit ainsi freinée une partie des activités qui exploitent les animaux. En effet, le législateur se rend compte qu’en changeant le statut des animaux, il donnera plus d’importance à ce qu’il reconnaît déjà dans les textes : la souffrance, la détresse, l’angoisse des animaux…

De plus, on remarque que dans le droit de nombreux textes sont contradictoires. Par exemple, dans les textes sur l’expérimentation animale, il est dit que « L’animal a une valeur intrinsèque qui doit être respectée ». Et pourtant, le reste du texte est consacré aux méthodes pratiques pour exploiter entièrement l’animal. Je résume ici un aspect que j’ai développé ailleurs, et je ne voudrais pas par ces quelques mots trop rapides donner à penser que je relève là une erreur qui aurait échappé au législateur. En réalité, ces contradictions internes aux textes sont le reflet d’un moment charnière où l’exploitation est réglementée, donc affirmée dans sa légalité, tandis que la manière dont cette exploitation affecte les animaux est décrite en termes qui invitent de plus en plus à réfléchir à la légitimité de cette exploitation elle-même. La Directive de septembre 2010 se prête bien à cette analyse. On peut alors se demander si on va pouvoir continuer longtemps à vivre avec ces paradoxes dans nos lois.



Quelles sont les tendances en Europe en ce qui concerne la protection animale ?

On peut observer trois blocs différents. En caricaturant, on a : les pays du Sud qui sont indifférents à la protection animale ; les pays du Nord qui font les propositions les plus avancées ; et enfin la France qui occupe un place particulière puisque qu’elle bloque systématiquement toutes les avancées. C’est du moins ce qui m’a été dit par la rapporté par la responsable de l’Eurogroup for animal welfare. Pourquoi en est-il ainsi ? On ne sait pas vraiment. Il y a plusieurs facteurs qui peuvent rentrer en compte. Peut-être est-ce l’influence de la religion monothéiste qui donne à l’homme un statut particulier : il domine la création et donc les animaux ? Cependant cet argument parait peu recevable, car c’est en Chine, où cette conception n’a pas cours que, du moins de nos jours, les animaux subissent le sort semble-t-il le plus cruel. Il n’existe d’ailleurs aucun texte de loi les protégeant, car les terribles punitions qui sont parfois infligées à ceux qui tuent des animaux sauvages pour en faire commerce ne sont pas motivées par la protection de l’animal lui-même, mais par la défense d’un patrimoine qui a aussi vocation à attirer les touristes, et à alimenter les zoos. Mao Tse Tung a par exemple ordonné l’extermination des moineaux et des chiens pendant qu’il dirigeait le pays. Un autre facteur pourrait être le cartésianisme français qui nous parle des « animaux-machines ». On peut également évoquer la gastronomie carnée.


Et au cours du temps, comment cette protection a-t-elle évolué ?

L’historien Eric Pierre a étudié la protection des animaux au XIXème siècle. A cette époque, on peut observer que la lutte pour les droits des femmes, des ouvriers, des enfants fait cause commune avec celle des animaux. Ils font tous partie des minorités opprimées. Ce sont les théoriciens qui font apparaître cette cause commune. La première loi de protection des animaux interdit toute violence envers eux à condition qu’il s’agisse d’animaux domestiques et que les violences aient été commises en public. Cette dernière mention indique que ce sont plutôt les effets délétères de la violence contre les animaux que l’on veut éviter ; on pense à l’époque, car on le constate, que l’homme violent avec un animal le sera d’autant plus facilement avec sa femme et ses enfants.  A l’heure actuelle, la défense des minorités opprimées ne va plus guère de pair avec celle des animaux, du moins le monde politique ne voit plus du tout les choses sous cet angle. Ce délaissement de la cause des animaux par le monde politique s’explique peut-être en partie par la surreprésentation de la chasse ou de la corrida dans le monde politique. Un parti politique qui porte la chasse, des ministres et des députés qui prennent fait et cause pour la corrida, une magistrature qui lui est, paraît-il, aussi largement acquise… Il y a également des associations telles que le Comité Noé. Ce dernier regroupe divers acteurs, dont des intellectuels, qui cherchent à enrayer l’inscription de la notion de sensibilité des animaux dans la législation française et, si possible, européenne. En effet, cela impliquerait de reconnaître plus clairement la souffrance, la douleur des animaux et, à plus ou moins long terme, cela pourrait conduire à la remise en cause de certaines activités meurtrières de loisir ou à la détention d’animaux sauvages dans des cirques et des zoos.


Pensez-vous que la protection de la biodiversité peut avoir une conséquence sur la protection animale ?

Il y a une étanchéité évidente entre la protection de la biodiversité, autrement dit la protection des animaux en tant qu’espèces, et la protection des animaux en tant qu’individus. Dans le premier cas, on s’intéresse à l’espèce, dans l’autre à l’individu, et ce sont là deux optiques, deux regards bien différents. Par exemple, ceux qui s’intéressent à la protection des espèces sauvages délaissent celle des animaux domestiques. Le respect de la biodiversité n’entraîne pas a priori des améliorations dans la protection des animaux domestiques. Le contraire, par contre, oui. En effet, ceux qui défendent les animaux domestiques, défendent aussi les animaux sauvages en tant qu’individus détenteurs d’intérêts propres.


Le statut des animaux va-t-il pouvoir changer ?

Il n’est pas simple de répondre à cette question. En octobre 2012 le Conseil économique, social et environnemental (CESE) s’était rénui pour discuter du statut des animaux. Cette réunion devait se terminer par un débat. Or, à cause des lobbyings, il n’y a même pas eu de débat !

L’association 30 Millions d’amis a lancé une pétition auprès de la garde des sceaux pour modifier le code civil. Un vrai mouvement de société, de même que l’appui de personnes influentes en faveur de ce changement sont nécessaires à un changement. Il manque, comme on dit, une « volonté politique ».Cette guerre n’est pas seulement économique, il y a des enjeux philosophiques plus profonds : avoir le droit de tuer des animaux, avoir le droit de manger des animaux, de s’en vêtir, et tout cela par pur luxe. Les mythes grecs par exemple ou encore la Bible se sont l’écho des deux options devant lesquelles l’humanité se trouva : la voie carnivore et la voie végétarienne. L’homme a choisi l’option carnivore. Pourquoi, quand il peut manger autrement, l’humanité opte-t-elle pour la boucherie ? Car c’est ce rapport-là aux animaux que l’homme a choisi. Quand on se penche sur la question, on se rend compte que l’humanité a une véritable haine des animaux. On a même l’impression qu’il a un compte à régler avec eux. Pourquoi ?

Cependant, depuis peu, les choses changent, notamment grâce aux médias qui permettent à ce sujet d’être plus souvent abordé. L’évocation de « scandales agroalimentaires » permet, certes par le biais d’une peur pour sa santé, de modifier la vision du consommateur sur le morceau de viande qui se trouve dans son assiette. Il associe mieux désormais la viande à l’animal dont elle est issue. Avant on ne pensait pas à la production industrielle en mangeant sa viande, les associations d’idées étaient plutôt celle d’un bon plat et d’un bon moment entre amis. Les nouvelles images propagées par les médias endommagent l’image sereine de la viande.

De plus, les mouvements de défense des animaux se sont professionnalisés de manière incroyable. Avant on les ridiculisait souvent car leurs actions semblaient limitées au recueil des animaux abandonnés par exemple. Cela n’enrayait pas le système. Désormais, elles s’intéressent à tous les secteurs où les animaux sont utilisés et possèdent des membres compétents qui connaissent bien les dossiers, notamment dans le domaine de l’élevage. D’ailleurs certaines grandes chaines alimentaires travaillent avec ces associations et acceptent d‘avoir un cahier des charges plus strict auprès de leurs fournisseurs. Des campagnes contre la production d’œufs de poules élevées en batterie connaissent des succès auprès des grands magasins.



Quelles sont les différentes associations, protégeant les animaux, présentes à l’heure actuelle ?

Les associations se partagent les différents domaines d’utilisation des animaux. Elles se spécialisent afin de bien traiter les problèmes liés à leur objet statutaire. Telle dévolue son action à la lutte contre la chasse et le pièges, telle autre à l’abolition de la vivisection, telle autre de la corrida, etc. Elles se distinguent donc par leur objet. Mais certaines grosses fondations sont généralistes et tentent d’agir sur tous les fronts. Elles soutiennent souvent financièrement de petites associations de terrain et des refuges. Et puis, bien sûr, il existe différentes sensibilités : certaines associations sont plus radicales que d’autres dans leurs demandes et dans leurs attentes. Certaines se contenteraient bien de seulement améliorer les conditions d’élevage, d’abattage, d’expérimentation, etc. tandis que d’autres, jugeant du reste ces améliorations irréalistes, veulent aller beaucoup plus loin. Ainsi, on peut imaginer que ces différences de vue peuvent parfois entraver des actions communes.

Pour conclure, on peut dire qu’il y a de plus en plus de gens qui se soucient de cette question. Il est clair que le mouvement en faveur de la cause animale est mondial, qu’il rallie de plus en plus largement la jeunesse et qu’il obtiendra des avancées. La question est : jusqu’à où ?