Les bases scientifiques de la controverse

À l'origine de cette controverse, il y a une série de données scientifiques qui ont éveillé la curiosité des citoyens et stimulé l'émergence d'avis divergents. Depuis son recours de masse dans les années 60, le bisphénol A a été très étudié. Entre octobre 2011 et mars 2012, le nombre de travaux scientifiques portant sur la molécule a augmenté de manière significative avec 271 études sanitaires menées. Mais ce qui suscite la controverse, c'est bien le débat qui gravite autour de ces expérimentations : méthodologie à revoir, problème du passage de l'animal à l'homme, enjeux économiques majeurs en cas d'interdiction et manque de connaissances sur les perturbateurs endocriniens sont autant de ressorts de la polémique. Peut-on identifier clairement une tendance scientifique quant à la dangerosité du BPA ? A-t-elle évolué ? Pourquoi le monde scientifique se retrouve-t-il au milieu d'une mêlée qui fait intervenir des acteurs si variés ?

Évolution du nombre d'articles scientifiques traitant du bisphénol A parus dans le monde et référencés par la base de données Web of Knowledge


Le bisphénol A occupe de plus en plus les scientifiques depuis le début des années 2000, avec un pic de parution en 2011.

Le bisphénol A : une molécule passée à la loupe

La molécule de BPA a très tôt intéressé les scientifiques. D'abord perçue comme une molécule miracle dont les applications industrielles étaient exceptionnelles (Le BPA : c'est quoi ?), elle a rapidement attiré le regard de scientifiques inquiets. Du fait de sa ressemblance partielle avec le 17-β Estradiol, le bisphénol A est en mesure de se fixer sur les récepteurs spécifiques aux œstrogènes et ainsi de dérégler le système hormonal humain. Il s'agit donc d'un perturbateur endocrinien. Dès lors, des études multiples ont tenté de mesurer l'importance des effets du BPA sur l'organisme afin d'identifier les risques pour la santé humaine. Les tests réalisés en laboratoire sur des rats ont ainsi conduit à l'affirmation des effets délétères de la substance. Chez l'animal, la nocivité du BPA est donc avérée. Une multitude de spécialités médicales se sont intéressées à la molécule : toxicologie, oncologie, endocrinologie, biologie reproductive, etc.

En analysant la base de données Web Of Knowledge, il est possible de mettre en évidence les études scientifiques les plus influentes et de faire ressortir les différentes approches scientifiques du bisphénol A. Cliquez sur l'image pour accéder à la cartographie détaillée de la presse scientifique.

Tous les regards tournés vers la science...

Les conclusions des expériences réalisées sont aussi nombreuses que diverses : augmentation du nombre de kystes ovariens, dégradation de la spermatogénèse, dérèglement des réponses immunitaires, affectation du métabolisme hépatique, maladies cardio-vasculaires, impact sur la neurogénèse, perturbation des métabolismes lipidique et glucidique sont autant d'éléments de la liste des effets délétères potentiels. Un grand point d'interrogation demeure également sur la possible cancérogénicité de la substance. Si de tels résultats semblent inquiétants, pourquoi débat-on toujours autour de la dangerosité du bisphénol A ? D'abord parce que la diversité des résultats implique des résultats contradictoires. Si des études suggèrent une dangerosité possible, un grand nombre statue également sur l'innocuité de la molécule. En bref, la science n'est pas unanime. Ensuite, les tests sur les hommes étant extrêmement difficiles à mettre en place, la nocivité du BPA ne peut être qu'extrapolée chez l'être humain à partir des résultats obtenus chez les rongeurs. La polémique prend ici tout son sens dès lors que les sujets testés sont différents des sujets exposés, que les méthodologies sont variées ou que les critères de transposition sont discutées. Plus impressionnant encore, c'est le fourmillement d'acteurs variés, de l'homme politique au journaliste en passant par le porte-parole d'une association citoyenne, qui peut étonner. Initialement distincts de ce cercle scientifique, ils deviennent des moteurs de la controverse.

Des bases scientifiques qui chancellent

Et des sciences, tout un chacun s'attend à des conclusions scientifiques : les agences de veille sanitaire se doivent de statuer. En 2006, après des années d'études, la DJA (Dose Journalière Admissible) du BPA est établie à 0,05 mg/kg/jour par l'autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA). Une telle décision, toute officielle qu'elle est, suffit-elle à apaiser le débat ? Aucunement. En effet, le processus d'émission de cette valeur de référence n'est en mesure de satisfaire aucune des parties. Il a été long, médiatisé et soumis à de possibles actions de lobbying. De surcroît, les agences de régulation sanitaire doivent être réactives face aux nombreuses données qui leur parviennent. Sur un sujet aussi sensible, les changements radicaux sont fréquents, ce qui met en déroute l'ancrage de la confiance auprès des populations, initiées ou non. En avril 2013, l'ANSES, l'agence française de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail, publie un rapport dans lequel elle met en évidence des risques potentiels du BPA, notamment pour la femme enceinte et l'enfant à naître, et confirme la nécessité de réduire l'exposition. Parallèlement, l'EFSA a décidé en février 2012 de réévaluer les risques liés au BPA. Elle prévoit d'organiser une consultation en juillet 2013 et d'adopter un avis final en novembre 2013. On est en présence d'un parfait exemple de trouble : une institution nationale conseille quand une autorité européenne n'a pas encore avancé ses conclusions définitives. Un véritable doute peut alors s'emparer des experts, des associations et des acteurs en général : le débat et ses arguments souffrent rapidement de discrédit si leur objectivité n'est pas suffisamment ostensible. Scientifiques et experts étudient, cherchent, expérimentent, mais l'interprétation globale et responsabilisante de leurs travaux peine à voir le jour.

L'objectivité scientifique en question

Un tel scénario n'est pas nécessairement à mettre sur le dos d'un manque d'organisation ou de concertations. D'ailleurs, ce schéma est tout à fait typique de nombreuses controverses sanitaires : amiante, médiator, pilule de troisième génération, etc. À chaque fois, le manque d'informations ou la difficile estimation des effets chez l'homme obligent les institutions à sortir du système classique de détermination des risques et diminuent leur réactivité. C'est tout le processus de création de l'objectivité, clef d'une prise de décision stable et reconnue par tous, qui est en question. Il s'agit donc pour le monde scientifique d'apporter à la fois les réponses mais aussi les arguments justes pour les étayer. Et par monde scientifique, on entend aussi le pont qui le relie aux concitoyens : les agences sanitaires, premier interprète des données de laboratoire, doivent justifier et ajuster avec aplomb leurs recommandations.

Aussi, l'attache de l'épithète dangereux à la molécule de bisphénol A est le fruit d'un véritable travail de profondeur pour appuyer son bien-fondé. Ce travail passe notamment par une mise à l'épreuve des preuves.