Les chimpanzés sont incapables de transposer leurs propres expériences selon Povinelli
Dans son article " la
conscience de soi est le propre de l'homme " (Pour la Science, Dec
1998), Povinelli écrit :
" Considérons le simple acte de voir. Lorsque nous voyons quelqu'un
regarder un objet, nous nous demandons automatiquement ce qu'il pense et nous
nous représentons ce qu'il observe, ce à quoi il pense, ce qu'il
sait ou ce qu'il a l'intention de faire ensuite. Nous fondons de telles déductions
sur de simples mouvements des yeux ou de la tête.
Les chimpanzés ont-ils le même comportement? Il semble que oui
: les chimpanzés manifestent un grand intérêt pour les yeux
de leurs congénères. Frans de Waal, de l'Université Emory,
a montré que les chimpanzés ne se réconcilient véritablement
avec leurs adversaires que s'ils les regardent droit dans les yeux. À
l'Université de l'Ohio, nous avons aussi montré que les chimpanzés
cherchent le regard des autres singes comme celui des êtres humains :
si vous vous placez en face d'un chimpanzé, que vous le regardez dans
les yeux, puis que vous portez soudain votre regard au-dessus de son épaule,
il se retourne comme pour savoir ce que vous regardez. On ne peut toutefois
exclure que l'évolution a simplement produit un mécanisme automatique
qui conduit les primates à regarder dans la même direction qu'un
autre, sans se préoccuper de ses intentions.
Les chimpanzés ont-ils conscience que d'autres qu'eux peuvent voir? Nos
chimpanzés jouaient souvent à se déplacer après
s'être couvert la tête avec une couverture, un seau ou les paumes
de leurs mains, jusqu'à ce qu'ils se cognent dans quelque chose ou dans
quelqu'un. Parfois, ils s'arrêtaient et découvraient leurs yeux,
comme pour jeter un coup d'oeil, avant de poursuivre leurs errances aveugles.
Plus d'une fois, j'ai commis l'erreur d'imiter ces comportements en jouant avec
eux : immédiatement ils m'attaquaient (pour jouer). Savaient-ils alors
que je ne pouvais pas les voir, ou pensaient-ils que je ne pouvait pas me défendre
efficacement? "
Les tests
Povinelli a eu l'idée d'utiliser un des gestes de communication les plus
courants des chimpanzés vis à vis des expérimentateurs
: celui de quémander de la nourriture.
Tests préparatoires : D'abord, on permet aux singes
de quémander auprès d'un expérimentateur assis hors de
leur portée : ce dernier leur donne une pomme ou une banane. Puis on
les met en présence de deux expérimentateurs familiers, dont l'un
donne de la nourriture, et l'autre un morceau de bois sans intérêt.
Comme prévu, les chimpanzés n'ont aucun mal à choisir :
après avoir observé les deux expérimentateurs, ils s'adressent
directement à celui qui offre de la nourriture.
Ces deux premiers tests préparent les chimpanzés à un troisième,
où deux expérimentateurs peuvent donner de la nourriture. L'un
d'eux ne voit pas les chimpanzés : soit il avait un bandeau sur les yeux
(tandis que l'autre en avait un sur la bouche), soit il avait un seau sur la
tête, soit il se masquait les yeux avec les mains, soit, enfin, il tournait
le dos. Les chimpanzés ont eux-mêmes expérimenté
toutes ces postures au cours de leurs jeux spontanés. S'ils comprennent
ce que "voir" signifie pour un expérimentateur, alors ils doivent
s'adresser uniquement à celui qui les voit.
Les résultats : Un choix à l'aveugle
" Lorsqu'un expérimentateur avait un bandeau sur les yeux, un seau
sur la tête ou les mains sur les yeux, les singes entraient dans le laboratoire,
marquaient un temps d'arrêt, mais s'adressaient ensuite, au hasard, à
n'importe quel expérimentateur. Quand ils s'adressaient à la personne
qui ne les voyait pas, ils réitéraient leur demande, comme étonnés
de ne pas obtenir de réponse.
En revanche, lorsque l'un des expérimentateurs tournait le dos, les chimpanzés
s'adressaient systématiquement à l'autre : ils comprenaient qu'un
seul des expérimentateurs pouvait les voir. Pourquoi seulement dans ce
cas? Peut-être l'opposition entre les positions de dos et de face, plus
"naturelle", indiquait-elle seulement plus clairement la différence
entre "voir" et "ne pas voir". La compréhension que
les singes exprimaient là aurait été seulement masquée
dans les autres cas, à cause de la difficulté à comprendre
les postures elles-mêmes. " décrit Povinelli.
Povinelli pense que la compréhension apparente dans le cas des expérimentateurs
de face ou de dos n'était pas une véritable compréhension
de la notion de voir : ce pourrait être un comportement inné de
la vie sociale des chimpanzés. Le test suivant semble le confirmer :
" Nous avons alors fait un nouveau test, où nous placions les deux
expérimentateurs de dos ; l'un d'eux regardait par-dessus son épaule,
comme le font souvent les chimpanzés. Dans cette situation, les animaux
sollicitèrent indifféremment l'un ou l'autre expérimentateur,
montrant ainsi qu'ils ne comprenaient pas la différence entre celui qui
les voyait et celui qui ne les voyait pas. "
Cependant, après quelques essais, les chimpanzés ont vite appris
à s'adresser à l'expérimentateur qui les regardait par-dessus
son épaule. Mais la question subsiste : avaient-ils appris que le paramètre
important était la faculté de l'expérimentateur de les
voir, ou simplement qu'il fallait demander à la personne dont ils voyaient
le visage?
Povinelli décida alors de mener une autre série
d'expériences qui sembla indiquer que les singes ne comprenait pas la
relation logique mais appliquaient des " recettes ". Le principe en
est : après avoir appris aux chimpanzés à ne pas s'adresser
à un expérimentateur dissimulant sa tête derrière
un disque de carton, on a répété les tests (avec le seau,
le bandeau ou les mains sur les yeux, et l'expérimentateur de dos regardant
par-dessus son épaule) : si les singes comprennent réellement
la relation entre la perception visuelle et les connaissances, chez les autres,
ils s'adresseraient exclusivement à l'expérimentateur qui les
voit ; au contraire, s'ils ont simplement appris à s'adresser à
une personne dont ils voyaient le visage, ils choisiraient correctement dans
tous les tests, sauf dans celui du bandeau, car les visages des expérimentateurs
sont aussi visibles quand le bandeau est sur les yeux ou sur la bouche. C'est
cette dernière réaction qui a été observée
.
Povinelli poursuit son raisonnement par une comparaison avec les performances
humaines :
" Dans l'espèce humaine, en revanche, les individus comprennent
rapidement ce que les autres savent lorsqu'ils voient : John Flavell et ses
collègues de l'Université Stanford ont montré que des enfants
de deux ou trois ans seulement ont déjà cette compréhension.
Nous-mêmes, en soumettant de jeunes enfants aux mêmes tests que
les chimpanzés, nous avons trouvé qu'ils comprennent, dès
deux ans et demi, qu'un seul des deux expérimentateurs les voit et peut
répondre à leur demande. "
Les conclusions
Finalement, Povinelli nie la présence d'une vraie conscience de soi chez
d'autres espèces que l'homme, puisque ces autres espèces se montrent
selon lui incapables de transposer leurs expériences à autrui.
Il écrit donc :
" Seule la lignée humaine a lentement acquis la spécialisation
cognitive qui nous permet de nous représenter explicitement nos propres
états psychologiques et ceux des autres. L'apparition de cette spécialisation
ne nous a pas fait perdre le répertoire des comportements de base des
primates. Notre nouvelle conscience de la dimension mentale du comportement
s'est imprimée dans des circuits neuronaux existants. Aucun autre singe,
quoique pensent certains, n'ont jamais acquis ces capacités. "
Réactions et remarques
Réaction de Gallup
Dans ce même numéro de Pour la Science G. Gallup met en doute la
validité des observations de Povinelli : " La plupart des expériences
de D. Povinelli portaient sur la compréhension par les chimpanzés
des connaissances qu'un autre peut avoir. Or, les enfants attribuent aux autres
des sentiments et des motivations avant qu'ils ne soient capables de leur attribuer
des connaissances. Ils commencent à faire des déductions élémentaires
sur les états émotionnels des autres à l'âge où
ils se reconnaissent dans un miroir (jamais avant). La capacité plus
avancée de déduction de ce que savent les autres n'apparaît
qu'un ou deux ans plus tard. Les enfants autistes, qui ont des difficultés
à prendre en compte ce que savent, désirent ou ressentent les
autres, n'accèdent que tardivement à la conscience d'eux-mêmes
; certains n'ont même jamais cette conscience. On pourra consulter
Comment évaluer la conscience de soi (le cas des autistes.)
Réponse dePovinelli aux attaques de Gallup (toujours dans ce même numéro de Pour la Science)
" Gordon Gallup prétend que nos chimpanzés étaient
trop jeunes pour bien réussir les tests. Toutefois, les premiers tests
ont été menés, en 1993 et en 1994, avec des singes âgés
de cinq et six ans qui présentaient tous les signes classiques de la
reconnaissance de soi dans un miroir, même si cette capacité était
encore en cours de développement chez certains d'entre eux. Des singes
plus âgés auraient-ils mieux réussi les tests?
Un an après les premières expériences, nos chimpanzés
ayant entre-temps participé à de nombreuses autres études,
nous leur avons à nouveau fait passer les tests initiaux : à notre
grande surprise, ils commençaient par répondre au hasard, même
quand l'un des expérimentateurs dissimulait sa tête derrière
un disque de carton. Leurs performances ne se sont améliorées
que progressivement, après de nombreux essais et échecs. En outre,
après une année supplémentaire, alors qu'ils étaient
devenus de jeunes adultes, des tests ont révélé que leur
comportement se fondait toujours sur la position des expérimentateurs,
sur les mouvements de leur visage et de leurs yeux, et non sur le fait qu'ils
les voyaient ou pas. Ainsi, nous n'avons aucune preuve que les chimpanzés
comprennent vraiment l'un des aspects les plus élémentaires de
l'intelligence humaine, qui consiste à comprendre que les autres sont
capables de voir.
D'autres études indiquent que, plus généralement, les chimpanzés
ne déduisent jamais les pensées ou les intentions de ceux dont
ils observent le comportement. Ainsi, ils ne comprennent pas le geste de pointage
vers un objet comme une action référentielle, ni la différence
entre un comportement accidentel et un comportement intentionnel. En outre,
des tests récents réalisés avec Daniela O'Neill nous conduisent
à réviser les interprétations de nos premières expériences,
où un chimpanzé devait coopérer avec un expérimentateur.
Bien que les chimpanzés apprennent facilement à coopérer
entre eux, leur conscience des états mentaux de leurs partenaires n'est
pas avérée. "