COMMENT EVALUER LA CONSCIENCE DE SOI ?
Au vu de la notion de conscience des soi, il semble très délicat de la mesurer, ou même d'en détecter la présence. Pourtant, de multiples approches ont été proposées. Des psychiatres, des neurologues, des éthologues ont élaboré des tests pour l'homme et l'animal, qui visent à évaluer une éventuelle conscience de soi. Malgré leur diversité et leurs récents réaménagements, ces tests peuvent se classer globalement en deux catégories : les " tests du miroir " et les " tests d'empathie" ou "tests de la théorie de l'esprit".
Nous avons réuni ici des travaux de recherche particulièrement significatifs de l'état de la controverse. Evidemment, ils sont à mettre en relation avec nombre d'autres travaux paru sur le sujet. nous avons aussi présenté quelques anecdotes et observations, qui, bien que sortant du cadre de tests rigoureux, se révèlent parfois cruciaux pour une bonne compréhension de ce que peut être la conscience de soi chez un individu.
Les principaux résultats de ces tests sont résumés dans un tableau récapitulatif, après lequel sera esquissée une brève cartographie de la controverse.
Les " tests du miroir "
Basés sur les analyses de Lacan (entre autres), les tests du miroir reposent tous sur l'observation du comportement d'un individu confronté à son image dans un miroir. Le célèbre psychanalyste a en effet identifié chez l'homme une phase d'émergence de la conscience de soi, vers 18 mois : le fameux " stade du miroir ". A cet âge, le petit enfant se reconnaît dans une glace, (il s'observe, nettoie une tâche que l'on a placé sur son front, s'identifie verbalement). Cette reconnaissance semble traduire une certaine conscience de soi : l'individu associe à son reflet une image mentale de soi : il sait à quoi il doit ressembler, il fait le rapport entre ses gestes et ceux de son reflet, bref, il a conscience que c'est lui dans le miroir ; c'est pourquoi les neurologues, les sociologues, les éthologues, les primatologues, etc., à la suite des psychanalystes, utilisent le miroir pour chercher à la détecter.
Nous supposons que la plupart des animaux ne reconnaissent pas l'identité de l'image que leur renvoie le miroir parce qu'ils n'ont pas conscience de leur propre identité. Les enfants humains de moins de 18 mois environ ont ce type de comportement. Ils ne manifestent des signes évidents qu'ils se reconnaissent que lorsqu'ils commencent aussi à présenter d'autres signes de conscience de soi, par exemple quand ils commencent à employer des pronoms personnels ou quand ils sourient après avoir réussi une tâche. C'est vers cet âge qu'apparaît aussi la mémoire consciente des événements passés.
Absence de reconnaissance de soi chez les singes non anthropoïdes (par J.R. Anderson)
Le
test de la tâche de Gordon Gallup
Interprétation
des tests du miroir par Povinelli
Les
tests du miroir sur les dauphins (dans le cadre du Project Delphis)
Les " tests d'empathie "
Ces tests sont tous basés sur la constatation
suivante : chez l'homme, l'émergence de la conscience de soi va de pair
avec des comportement d'empathie, c'est à dire qu'ils se représente
les états mentaux de l'autre. En fait, l'individu qui fait montre d'empathie
révélerait qu'il est conscient de lui même, en étant
capable d'extrapoler ses états mentaux à ses semblables. S'il
sait en effet ce que c'est que " de ne pas savoir ", " d'avoir
mal ", " de ne pas pouvoir ", et s'il est capable d'attribuer
ces états à l'autre, c'est qu'il a conceptualisé ses états
chez lui même, autrement dit, qu'il est conscient d'avoir des états
mentaux et d'être un individu parmi d'autres individus. Cette " conscience
sociale de soi " serait donc un indicateur privilégié de
la conscience de soi. Gallup justifie cette approche dans son article "
Conscience de soi et conscience des autres ", Pour la Science, Décembre
1998 :
" La conscience de soi, la conscience en général et la pensée
me semblent être les manifestations d'un même processus sous-jacent
: les organismes qui sont conscients de leur propre existence peuvent utiliser
leurs sensations pour imaginer celles des autres. Ainsi, lorsque nous voyons
une personne dans une situation similaire à l'une de celles que nous
avons vécues, nous supposons automatiquement qu'elle ressent ce que nous
avons ressenti. Bien que deux personnes ne vivent jamais un même événement
exactement de la même manière, nos systèmes sensoriels et
neurologiques sont identiques, de sorte que nos impressions se recouvrent partiellement.
De surcroît, comme nous savons comment les événements extérieurs
agissent sur nos états mentaux et quels comportements nos états
mentaux peuvent entraîner, nous nous représentons les états
mentaux des autres. "
Précisons encore cette notion d'empathie, en empruntant l'image de Gordon
Gallup :
" Imaginons, par exemple, que votre chien revienne un jour avec des épines
dans le museau. Pendant que vous extrayez ces épines à la pince
à épiler, vous ne ressentez aucune douleur mais, en observant
les réactions du chien, vous imaginez ce qu'il ressent. En revanche,
un autre chien assistant à l'opération resterait indifférent
à la douleur de son congénère ; au mieux, il réagirait
peut-être aux jappements de douleur du chien endolori.
Plus généralement, on ne connaît les états mentaux
d'autrui que si l'on connaît ses propres états mentaux. La plupart
des êtres humains attribuent couramment à leurs interlocuteurs
des connaissances ou des ignorances, des aspirations ou des intentions. Au contraire,
les espèces qui ne se reconnaissent pas elles-mêmes dans un miroir
devraient être incapables d'utiliser des stratégies sociales fondées
sur l'introspection, telles que la sympathie, la capacité à éprouver
les sentiments des autres, l'attribution, la tromperie intentionnelle, la rancune,
la gratitude, la prétention, la comédie ou le chagrin. "
Parler d'empathie demande de présenter la notion de "théorie de l'esprit" qui lui est associée. Par théorie de l'esprit, on entend la capacité d'un individu à se représenter les états mentaux des autres (empathie), mais, aussi les prévoir, les analyser, et agir en conséquence.
L'approche expérimentale en découle naturellement: on cherche à mettre en évidence des comportements de transposition de ses propres expériences (transposer ses états mentaux à l'autre, s'imaginer à sa place), des attributions de savoirs à l'autre (se représenter ce que l'autre sait et ce qu'il ne sait pas) mais aussi des attributions d'intentions (imaginer ce que l'autre peut vouloir en se basant sur sa propre expérience des désirs). De nombreux tests ont été imaginés pour chacune de ces catégories. Voilà les plus représentatifs :
Transposer
ses propres expériences : le cas des singes non anthropoïdes
et des chimpanzés selon les observations de Gordon Gallup
Les chimpanzés sont incapables de transposer leurs propres expériences
selon les observations
de Povinelli
Se représenter les connaissances de l'autre : le cas des vervets traité par Robert Seyfarth et Dorothy Cheney
Attribuer des intentions à l'autre : expériences de David Premack et Guy Woodruff.
Attribution des savoirs aux autres : expériences de Povinelli
Les observations moins formelles & quelques cas intéressants
Bien sûr les tests ne sont pas la seule base disponible. De nombreuses observations très intéressantes, en milieu naturel ou non, permettent de se faire une idée des capacités des sujets. On présentera donc ici quelques anecdotes particulièrement significatives, qui ont en outre le mérite, contrairement au tests, de se dérouler dans des situations imprévues, et d'ouvrir ainsi un champ plus large à la compréhension de la conscience de soi.
L'homme : un point de référence assez dur à fixer
Enfin, précisons que toutes ses approches sont relatives. Comme il n'y a pas de définition intrinsèque de la conscience de soi, on se reporte systématiquement à l'homme, pris comme point de référence. Cependant les disparités des capacités au sein de l'espèce humaine exigent la plus grande prudence. C'est pourquoi nous récapitulons ici les points importants de l'émergence de la conscience de soi chez l'enfant. Nous présenterons aussi brièvement les résultats des tests décrits plus hauts sur l'homme.
L'émergence de la conscience chez le petit enfant
Psychologues et psychanalystes ont étés nombreux à se pencher
sur l'émergence de la conscience chez le petit enfant. Les thèses
sont nombreuses et complexes. Par exemple, Lacan a développé une
longue et assez obscure théorie sur " le stade du miroir ".
Nous ne retiendrons ici que ce qu'en on retenu eux mêmes les éthologues
:
Le schéma global est le même pour tous les enfants :
Jusqu'à dix huit mois deux ans, les enfants ne se reconnaissent pas dans un miroir. Puis ils commencent à faire preuve de l'émergence d'une conscience de soi :
- comportements autodirigés (exploration de certaines zones, toilettage)
- réussite au test de la tâche (d'abord en direct, puis en différé
sur des vidéos)
Dans les mêmes périodes apparaissent les autres signes de la conscience de soi :
- empathie, attributions d'états d'esprit aux autres ( et même
hors espèce, avec attribution d'émotions aux animaux familiers
par exemple). Notons que cette empathie traduit parfois une conscience de soi
un peu floue (nounours a peur au lieu de j'ai peur, et tu ne me vois pas ("
caché ") si je me cahe les yeux (le fameux jeu de caché/coucou
dont raffolent les petits))
- imitation
- description verbale de ses états internes (notamment apparition du
pronom " je ")
-mémoire des événements passés : l'enfant commence
à bâtir son histoire personnelle
et enfin, un peu plus tard, le mensonge
L'ordre d'apparition de ces divers facteurs et les corrélations qui pourraient exister entre eux sont controversées. Toujours est il que tous ces facteurs apparaissent dans une même période dix huit mois à deux ans selon la plupart des spécialistes, du moins dans une certaine mesure (mais Povinelli le conteste ; pour lui, l'empathie et l'attribution d'état d'esprit aux autres, ainsi qu'une vraie mémoire, n'apparaît que vers quatre ans selon lui)
Le cas des enfants autistes (cf Aux origines de l'humanité, tome 2, chap 12)
Dans un paragraphe intitulé " reconnaissance
de soi, reconnaissance d'autrui ", au sein du chap 12 " de la conscience
de soi à la spiritualié ", Boris Cyrulnik, cite le cas troublant
d'enfants autistes, qui après l'âge de quatre ans, ne réussissent
pas le test du miroir. Au cours du test, " ces enfants, confrontés
au reflet de leur joue maculée de crème au chocolat, lèchent
leur image spéculaire sans chercher à essuyer leur propre joue
". (expériences menées par Cyrilnik et Verrier, 1990).
Ceci est à mettre en parallèle avec l'apparition tardive du pronom
personnel " je " chez les autistes, lorsque ceux ci parlent. Cependant
de nombreux travaux et le principe évident de précaution interdit
de se livrer à des conclusion hâtives sur la conscience de soi
chez les autistes. Qu'on songe par exemple à l'ouvrage autobiographique
d'une autiste " Nobody Nowhere " (" Quand on me touche, je n'existe
plus ") et on comprendra les difficultés auxquelles on peut se heurter,
lorsque des problèmes de communication viennent se mêler au protocole
expérimental.
Le cas des lobotomisés
Les lobotomisés, qui parlent correctement, ce
sui leur permet a priori de communiquer avec les autres et donc de se former
une représentation de leurs états mentaux, perdent pourtant complètement
le sens de l'empathie, comme le fait remarquer Cyrulnik (chap 12, Aux origines
de l'humanité, tome 2). Les aphasiques, eux, ne peuvent pas parler mais
restent attentifs aux réactions des autres et sont soucieux de les attirer
ou de ne pas les déranger.
Ceci doit pondérer les associations systématiques langage/conscience
de soi qu'on pourrait faire au vu des corrélations fortes entre ces deux
types de capacités.
Le test du miroir chez des enfants matures ou des hommes adultes qui n'y ont
jamais été confrontés
Pour un enfant mature, l'expérience du miroir
peut être très brève. Des observations menées sur
des enfants africains privés de miroir au cours des deux premières
années de leur vie montre que la reconnaissance est très rapide.
Pourtant, des adultes qui depuis leur naissance, n'ont jamais vu leur propre
reflet, par exemple des aveugles recouvrant la vue ou des membres de tribus
dites " primitives " manifestent une grande perplexité lors
de leur première confrontation au miroir, et disent qu'ils pensaient
tout d'abord se trouver face à une autre personne. L'anthropologue Carpenter
a fait de telles observations sur les membres d'une tribu des îles Marshall.
Ils restaient figés, stupéfaits devant leur image, jusqu'à
ce qu'il prennent brusquement conscience que c'était eux dans le miroir.
(se reporter au chapitre 9, de l'autre côté du miroir, aux origines
de l'humanité)
Cette anecdote souligne bien un aspect important des tests du miroir : les miroirs n'existant pas dans la nature, on peut très bien avoir conscience de soi sans jamais s'être vu. La conscience de soi est apparue bien avant le miroir : il suffit de considérer ces adultes qui mettaient tant de temps à se reconnaître dans la glace : tous parlent à la première personne et décrivent leur états mentaux. Ils sont indéniablement conscient d'eux. Le plus troublant, c'est qu'ils peuvent même parler pour décrire l'état mental de leur moi face au miroir, alors même qu'ils ne se reconnaissent pas dedans.
Des tests fiables ?
Bien sûrs, ces tests peuvent être controversés, d'abord chacun
pour des raisons spécifiques qui seront exposées au cas par cas,
mais aussi plus globalement. En effet, ils sont tous basés sur l'idée
d'une similitude quasi-parfaite entre les représentations mentales du
monde, et l'environnement dans lequel il évolue, de l'homme et de l'animal.
Ce qui est pour le moins douteux. Notons également que ces tests ne s'appliquent
pas si facilement à tous les hommes (se reporter au paragraphe qui précède).
Ceci n'est pas tellement étonnant. Si l'on se reporte aux éléments
de définition de la conscience de soi, on se rend compte que c'est un
concept très personnel, on pourrait dire : qui se vit de l'intérieur.
Ainsi, rien ne peut prouver qu'une chèvre qui ne réagirait à
aucun des tests n'aurait pas en son for intérieur conscience d'elle même.
Inversement, il est dur de dire si un individu qui réussit les tests
a ainsi réagit grâce à sa conscience de soi ou a été
mu par d'autres capacités (instincts, conceptualisation de lien de causalité,
chemins mentaux que nous n'imaginons même pas). Pour mieux comprendre
le problème profond de toute approche de la conscience de soi, il peut
être ainsi être utile de se reporter par exemple aux réflexions
de Dominique Lestel (" Sommes nous assez intelligents pour comprendre l'intelligence
des singes ? ", Aux origines de l'humanité, tome 2 , le propre de
l'homme, chapitre 8, chez Fayard, 2001).
Synthèse des résultats: qui est conscient de soi et dans quelle mesure?