Interviews de François Levêque, professeur en droit et économie à l'ENSMP (CERNA)
Entretien réalisé le 15 mai 2008
Que pensez-vous de l'efficacité des différents modèles proposés comme l'Ownership Unbundling, l'ISO ou la "troisième voie" au niveau de la concurrence et de la baisse des prix, puisqu'il s'agit du but principal de la réforme, sachant que différents cabinets de conseil proposent des avis divergents ?
Moi, je suis favorable comme la plupart sinon tous les économistes à la solution de la séparation patrimoniale donc de séparer d'une part la production et la fourniture des activités de réseau, et que cette séparation soit nette, stricte et sans bavure. Pourquoi ? Parce que c'est une solution simple, qui n'est pas coûteuse à mettre en œuvre, sauf sur le plan politique et j'y reviendrai, dans le sens où, en mettant en place cette séparation patrimoniale, vous supprimez les incitations que pourrait avoir l'entreprise verticalement intégrée, productrice d'énergie et en charge du réseau de transport –grand transport ou distribution – pour utiliser son monopole dans la transmission pour empêcher les nouveaux entrants de lui faire de la concurrence et donc de lui faire perdre de l'argent, soit sur la production, soit sur la fourniture. Donc, à partir du moment où vous séparez, les incitations à contourner la concurrence disparaissent, donc les tâches des autorités de la concurrence et des autorités de la régulation sont simplifiées puisque en face de vous, vous avez une entreprise qui n'a pas intérêt à mal se comporter.
Pourquoi justement ?
Elle n'a plus intérêt parce qu'elle ne contrôle plus, elle n'est plus tentée d'utiliser son monopole sur le transport de l'électricité pour empêcher un concurrent sur une autre activité. Je produis de l'électricité, je suis Electricité De France, imaginons qu'il y ait un producteur compétitif, ce qui n'est pas le cas, qui souhaite entrer en France et qui me prendrait des clients en France qui achètent mon énergie, donc pour empêcher ce concurrent de me faire du mal et diminuer mes recettes, je vais donner ordre au responsable du réseau de ne pas donner accès au réseau immédiatement, de laisser courir un délai, de lui faire payer l'accès au réseau très cher – plus cher que moi je ne le paye… Donc vous pouvez utiliser votre monopole pour ennuyer les concurrents. Une fois que la séparation patrimoniale est mise en place, vous ne pouvez plus utiliser votre monopole puisque le transport ne vous appartient plus.
Pourrait-on, en France, s'orienter vers une solution de séparation patrimoniale à court terme et ensuite voir un rachat du gérant du réseau ? Par exemple, on sait que pour l'instant ils sont rattachés, mais dans le cas d'une séparation, serait-il possible pour EDF de racheter RTE ?
Non, l'idée de la Commission Européenne est d'imposer la séparation patrimoniale et donc d'empêcher que quelques années plus tard EDF rachète ce qu'on a obligé de séparer. Si vous voulez, vous avez pour l'instant la même entreprise qui détient une activité en monopole qui doit rester en monopole et d'autre part la même entreprise qui détient les activités qui sont sur le marché concurrentiel. La séparation patrimoniale vise simplement à séparer les activités de monopole des activités concurrentielles et de faire en sorte que celui qui est à la tête d'activités concurrentielles n'utilise pas son activité de monopole pour empêcher à des concurrents de lui faire du tord. L'idée est simple et c'est une mesure qui n'a pas d'inconvénient sur le plan économique. Pourquoi il n'y a pas d'inconvénient ? Parce qu'aujourd'hui, de toute façon est imposée une séparation comptable et managériale, c'est-à-dire que RTE dont vous parliez toute à l'heure est bien une filiale 100 % propriété d'Electricité De France, mais le directeur général de RTE n'est pas nommé par EDF, les gens de RTE n'ont pas le droit de parler au gens d'EDF Production, ils sont dans des bureaux différents, ils ne communiquent pas, etc. Donc il y a une séparation de fait. Elle n'est pas patrimoniale puisque la propriété de RTE est aux mains d'EDF et donc cette séparation fait qu'il n'existe pas de synergies. S'il y avait eu des synergies entre la Production et le Transport, de toute façon ces synergies ont disparu du fait de la séparation managériale et comptable. Donc si vous adoptez la mesure de séparation patrimoniale, vous ne perdez pas de synergies puisqu'elles ont déjà été perdues. Donc il n'y a pas de coût pour cette mesure et en revanche il peut y avoir un bénéfice puisque le coût pour contrôler le comportement éventuellement anticoncurrentiel d'EDF aura diminué puisque EDF n'a plus d'incitation à mal se comporte. Donc c'est une solution économiquement simple. En revanche c'est une solution visiblement politiquement très difficile à mettre en place puisque tous les grands groupes Eon, EDF actionnent leurs canaux pour faire en sorte que leur gouvernement respectif refuse cette évolution que souhaite la Commission Européenne. Donc la Commission Européenne s'est aperçue que c'est une bonne solution mais qu'il va sans doute beaucoup falloir se battre contre les gouvernements nationaux qui pensent que plus leurs champions nationaux sont gros, plus ils sont puissants et donc le gouvernement français par exemple n'est pas favorable à la séparation patrimoniale, et le gouvernement allemand non-plus. Donc c'est une solution simple, intelligente, mais politiquement, elle est difficile à faire passer. La Commission Européenne cherche d'autres solutions et est prête à adopter d'autres solutions. Et mon point de vue, il est que la séparation patrimoniale, c'est une bonne idée mais qu'il ne faut pas trop perdre de temps dessus car ce n'est pas ça qui est au cœur du problème de concurrence en Europe. C'est une mesure qui peut améliorer les choses, mais ce n'est pas la panacée, la mesure qui va tout transformer, qu'il faut absolument mettre au point pour que l'ouverture à la concurrence progresse de façon plus rapide.
Qu'est-ce qui selon vous accélérerait la mise en place de la concurrence ?
Par exemple, en France, il faut supprimer les tarifs administrés et dans beaucoup de pays, puisqu'en Espagne il existe aussi des tarifs administrés, tout comme en Italie. Donc supprimer les tarifs administrés par exemple, développer les interconnexions entre pays, donc faire des investissements mais aussi harmoniser les règles d'interconnexions, surveiller les utilisations des interconnexions en mettant en place un comité de surveillance. Il y a plein d'autres mesures qui peuvent être mises en œuvre qui devraient apporter un gain de concurrence plus grand que la séparation patrimoniale et amener les acteurs à ce crisper sur cette mesure parce qu'il y a plein d'autres choses à faire, intéressantes.
Donc selon vous, le plus efficace pour l'instant, c'est l'Ownership Unbundling pour la concurrence ?
Si on met en place l'Ownership Unbundling, on ne peut rien perdre et on peut éventuellement gagner une intensité de la concurrence plus grande. Sans doute pas en France, parce que la séparation managériale et comptable est déjà forte et la séparation patrimoniale ne permettrait pas d'avoir un gain sur la concurrence, mais sans doute en Allemagne, par exemple, oui. Mais il y a d'autres mesures qui peuvent permettre d'accroître la concurrence et qui sont autre chose que la séparation patrimoniale.
Et qu'est-ce que vous pensez des autres modèles, par exemple l'ISO ?
L'ISO a un avantage sur les autres formes, puisque vous séparez la propriété du réseau de l'activité d'opération du réseau. Donc c'est une espèce de compromis : EDF est toujours propriétaire du réseau mais en revanche, vous auriez une entreprise distincte qui ne serait pas propriétaire du réseau, qui serait l'opérateur du réseau : un Independent System Operator. Donc l'intérêt de cette mesure est qu'on n'a pas l'obstacle politique de forcer EDF ou Eon de se désinvestir du réseau. L'autre intérêt qui est un intérêt non négligeable du point de vue économique est que l'ISO permettrait sans doute plus rapidement d'aller au-delà des frontières nationales dans la gestion du système de transmission. Aujourd'hui vous avez une entreprise en France de transmission électrique, RTE, une en Espagne, Electrica, vous en avez trois en Allemagne, je pense qu'il y a deux gestionnaires de réseau ou trois en Belgique. Vous voyez bien que dans un réseau électrique maillé, les électrons ne s'arrêtent pas aux frontières. Donc ça serait pertinent, moins coûteux, plus efficace d'avoir un gestionnaire du réseau qui s'occupe du réseau de la plaque continentale : Benelux, Allemagne, France. Si vous mettez en place un ISO, un ISO en France, un ISO en Allemagne, un ISO en Belgique, ce sera facile de les réunir pour faire un ISO franco-germano-belge. Ce sera plus facile de fusionner des ISO que de fusionner des TISO [Ownership Unbundling], parce que quand vous fusionner des ISO, vous fusionner des équipes qui opèrent le système. Si vous voulez fusionner des TISO, il faut fusionner des infrastructures. Comme le gouvernement français qui serait propriétaire du réseau de transport n'a pas forcément envie que son réseau de transport soit mélangé avec des réseaux allemands ou belges. Donc plus rapidement, si c'est la formule de l'ISO qui est mise en place, on peut voir apparaître un opérateur de réseau régional qui ira au-delà des frontières nationales et c'est une bonne chose puisque le réseau est mieux exploité si le dispatching est assuré par une unité régionale par rapport à des unités nationales.
Lorsque j'ai interrogé la CRE sur ce point, ils disaient que ce modèle était trop "bureaucratique" et qu'il ne serait pas appliqué. Pourquoi est-il trop "bureaucratique" ?
Je ne vois pas pourquoi il serait trop "bureaucratique". Je ne vois pas ce qu'il y a de bureaucratique, le seul problème que ça pose est la coordination des investissements, puisque l'ISO sépare les tâches d'exploitation du réseau des tâches d'investissement du réseau. Dans ce schéma-là, il faut une coordination qui fasse que l'ISO réussisse à imposer aux propriétaires du réseau de réaliser un certain nombre d'investissements. Ce n'est pas l'ISO lui-même qui peut décider de faire l'investissement puisque c'est une autre entreprise qui est propriétaire du réseau. Donc il faut qu'il ait une coordination pour la réalisation des investissements et la programmation des investissements, alors que si vous n'avez qu'une seule entreprise que le TISO, au sein de la même entreprise, vous avez celui qui décide des investissements et celui qui gère le réseau et ils peuvent se mettre d'accord. Ce n'est évidemment pas en se rencontrant autour de la machine à café, mais il y a une entreprise unique donc la coordination va être plus facile pour la réalisation des investissements. Ce n'est pas forcément bureaucratique : le grand ISO américain, PGM, en Pennsylvanie, New-York, qui s'est agrandi d'ailleurs… et il y a des investissements qui sont réalisés. Pour résumer, si on considère qu'en Europe, le problème numéro un, c'est la concurrence, c'est l'insuffisance de concurrence, liée en partie et de façon significative à la non séparation des réseaux, à ce moment-là, il faut imposer la séparation patrimoniale. Si on considère que le problème numéro un en Europe, c'est une gestion efficace des interconnexions et du réseau régional, il faut faire de l'ISO. Donc le choix de l'arrangement TISO versus ISO dépend du problème numéro un à résoudre pour que le système électrique européen fonctionne mieux.
Et au niveau de la troisième voie, proposée par huit Etats européens dont la France et l'Allemagne, est-ce seulement politique, pour protéger leurs champions ?
Oui, il y a cette idée comme je le disais tout à l'heure que plus l'entreprise est grande, plus elle est forte, et comme les gouvernements sont soucieux d'avoir des champions nationaux, il n'a pas été difficile au président d'EDF ou au président d'Eon de convaincre leur gouvernement qu'il fallait lutter contre la séparation patrimoniale. Donc les gouvernements cherchent une troisième voie qui est, en fait, une séparation comptable et managériale renforcée. C'est plutôt du cosmétique, un ingrédient dans la discussion politique, mais ce n'est pas un modèle, une véritable troisième voie. C'est le modèle actuel un peu amélioré.
Les opérateurs virtuels – auxquels le consommateur peut s’adresser via Internet mais qui ne disposent pas de moyens industriels propres – exercent-ils un poids significatif sur la concurrence au niveau européen ?
Ils agissent bien sûr sur la concurrence, mais pas sur le marché de gros, puisque eux sont des acheteurs sur le marché de gros. Par contre, au niveau de la fourniture, vous pouvez avoir une entreprise qui est plus efficace dans la fourniture, un pur fournisseur, que le fournisseur qui est rattaché à une unité de production d'électricité. Donc s'il y a des fournisseurs purs plus efficaces que les fournisseurs intégrés, alors ces fournisseurs purs exercent de la concurrence sur le marché de la fourniture. Donc, il y a un effet positif sur le marché final, pas sur le marché de gros.
Pensez-vous qu’à terme un ou des leaders de la production et de la distribution de l’électricité apparaîtront et seront en position de forte domination sur le marché européen, inhibant une possible concurrence ?
C'est un peu plus compliqué : aujourd'hui, vous avez des entreprises qui sont dominantes en termes de part de marché, sur des marchés nationaux. Il n'y a pas de grand marché de la plaque continental ou de grand marché européen de l'électricité. Avec le temps, le marché va géographiquement s'étendre, et donc il y aura une concurrence globalement sur la plaque et pas seulement la concurrence française, la concurrence allemande, la concurrence espagnole… D'un côté, vous avez des mouvements de concentration avec des fusions-acquisitions, donc les entreprises de l'électricité en Europe grossissent, mais d'un autre côté, le marché s'étend géographiquement. Donc si vous disposez de 80 % de parts de marché en France et que les barrières d'échanges intracommunautaires sont diminuées, si votre marché à quadruplé dans sa taille, vous n'avez plus que 20 % du nouveau marché qui est plus grand. Donc si vous avez 80% du marché et que vous faites une acquisition et vous retrouvez avec 90 % du marché, le marché quadruple de taille et donc vous obtenez 22,5 % environ du nouveau marché. Donc, il y a deux mouvements, à la fois, certes, une concentration et donc la formation d'un oligopole dans la production électrique, mais d'un autre côté, le marché s'étend géographiquement, donc il n'est pas sûr qu'in fine on ait une situation moins concurrentielle parce que le marché géographique s'étend.
Là, où il y a une particularité de l'électricité, c'est qu'il y a spontanément deux facteurs qui agissent sur la concurrence. Vous avez soit l'innovation technologique : des gens proposent de nouveaux produits, de nouvelles façons de faire des produits et donc cela apporte de la concurrence puisque les gens qui fabriquaient les fiacres se font déplacer par des gens qui inventent la voiture, les gens qui fabriquent des journaux papiers se font déplacer par des gens qui donnent des informations par internet gratuitement. L'innovation technologique apporte spontanément, naturellement de la concurrence, c'est le premier facteur. Deuxième facteur, vous avez l'extension géographique des marchés, la globalisation, liée notamment à la réduction des coûts de transport. Donc vous étiez dominant comme boulanger à Saint Etienne et puis les gens ont des voitures, se déplacent sur de plus longues distances et donc votre boulangerie est en concurrence avec une boulangerie à 10 km. Donc l'extension géographique des marchés apporte nécessairement de la concurrence.
Le problème avec l'électricité c'est que l'innovation technologique est extrêmement lente et que l'extension géographique des marchés est extrêmement lente. Donc c'est deux forces qui naturellement apportent de la concurrence sont très lentes dans le domaine de l'électricité. Voilà pourquoi une intervention publique de la part notamment des autorités de la concurrence et de la régulation est nécessaire pour apporter de la concurrence. La plupart du temps, il n'y a pas besoin que l'Etat aide à développer la concurrence. La concurrence se développe toute seule, mais dans le domaine de l'électricité, elle ne se développe pas toute seule ou alors très lentement, parce que l'innovation technologique est très lente. Les centrales nucléaires : certes, il y a de l'innovation technologique, on passe en troisième génération, mais cela va mettre quinze ans à se mettre en place et l'extension des marchés, pour qu'il y ait une concurrence sur l'électricité entre la France et l'Espagne, il faut créer des capacités de transport de l'électricité et vous mettez vingt-cinq ans à tirer une ligne au-dessus des Pyrénées parce que les gens n'en veulent pas. Donc les facteurs naturels qui portent à la concurrence ne sont pas là dans l'électricité, ce qui fait qu'il y a un souci particulier dans ce domaine.
Pensez-vous à qu’un autre modèle pourrait convenir en vue du dégroupage des opérateurs énergétiques et satisferait mieux les exigences de concurrence et celles des Etats membres ?
Je pense que le débat est entre ISO et TISO et que le facteur clé pour opter pour une solution plutôt qu'une autre est "est-ce que le problème numéro 1, c'est la concurrence ou est-ce que le problème numéro 1, c'est la nécessité de régionaliser le transport ?". Il n'y a pas d'autre modèle.
Donc le choix se fera en fonction des besoins ?
Idéalement, il devrait se faire en fonction des besoins mais concrètement, il peut se faire en fonction des rapports de force et de marchandage dans les négociations entre la France, l'Allemagne, la Commission Européenne… Donc on peut tout à fait arriver à un mauvais choix.