Dans une communication présentée par M. Jean-Paul Laplace sur la réflexion éthique et l’expérimentation animale au sein de la recherche publique, une distinction était opérée entre d’une part, les bonnes pratiques qui se réfèrent à la manière de faire et, d’autre part, l’éthique qui s’interroge sur la légitimité de la décision de faire.
Expérimenter sur des animaux est un acte de responsabilité personnelle. L’expérimentateur s’engage à se conformer en tous points aux exigences légales et réglementaires en vigueur. L’expérimentateur aégalement une responsabilité morale vis-à-vis des animaux qu’il utilise à des fins scientifiques. Il lui appartient donc de tout mettre en oeuvre pour fonder l’éthique de sa démarche, notamment quant à la légitimité de l’objet de la recherche et à la pertinence des méthodes envisagées pour la conduire, et pour s’assurer d’une probabilité raisonnable que ses études conduisent à l’acquisition de connaissances nouvelles.
Quelle approche?
La bibliographie philosophique relative à l’animal – dont il faut noter l’importance croissante depuis une quinzaine d’années – porte sur la question générale des rapports de l’homme et de l’animal et la question de la douleur y joue un rôle tout à fait central.
L’approche philosophique se caractérise par son caractère éminemment synthétique en prenant plus que jamais en compte d’autres disciplines dans sa réflexion sur cette question, comme l’éthologie et la psychologie animale, la biologie et la neurologie, la sociologie, l’ethnologie, l’histoire, voire l’histoire des religions, de façon parfois très fortement engagée dans leur contenu. C’est dire qu’il est malaisé de produire une analyse satisfaisante de l’état précis de cette question dans le champ philosophique et qu’il faut également prendre en compte beaucoup d’auteurs qui travaillent à l’interface avec d’autres disciplines. Outre la réflexion sur les sciences qui traitent le problème de la douleur presque exclusivement sous un angle épistémologique, il s’agit d’une part de la question du fondement de la morale et du droit et, de l’autre, des spéculations sur le matérialisme, qui, envisageant la formation de l’« esprit » sur des bases purement matérielles, conduisent (en corrélation avec l’éthologie et les sciences cognitives) à une réévaluation des capacités animales.
Pour la bibliographie philosophique générale relative à l’animal, on peut distinguer, de façon assez approximative, plusieurs types d’approches :
Les champs d’application sont rarement détaillés et pensés pour euxmêmes. Quand ils le sont, ils concernent essentiellement l’élevage et l’expérimentation animale, secondairement la chasse (peu la pêche, excepté pour des considérations d’écologie et pour des espèces rares ou remarquables telles que les baleines et les dauphins), les dépenses de luxe (fourrures) et les pratiques culturelles (corrida – (Wolff, 2006), zoo, cirque, foie gras) ; à noter l’émergence de plus en plus insistante d’une réflexion, généralement très critique, sur l’utilisation d’animaux dans l’art contemporain (de Fontenay, 2008).
En examinant l’ensemble de cette production, il s’avère que la question de la douleur animale, loin de constituer un aspect comme les autres de la question animale, en est un enjeu central et décisif : les positions adoptées reposent en effet largement sur la signification donnée à l’expérience de la douleur chez l’animal. Croisant la question de la morale et du droit, la critique de l’anthropocentrisme, la réflexion sur l’« esprit » animal, trace une ligne de partage très marquée, et à forte charge polémique.
Quelles questions?
Le rapport douleur souffrance. Sans mettre fondamentalement en doute l’expérience de la douleur chez l’animal et affirmer une position véritablement cartésienne, certains auteurs prennent appui sur cette distinction douleursouffrance pour estimer que la douleur chez l’animal, étant privé de la dimension de la conscience réfléchie et de la représentation, ne constitue pas un problème éthique véritablement pertinent. D’autres estiment au contraire cette distinction fallacieuse ou orientée : leur argumentation repose essentiellement sur l’idée que l’impossibilité ou la difficulté qu’on suppose aux animaux de se représenter leur douleur en toute conscience n’en diminue pas nécessairement l’importance mais tout au contraire peut l’aggraver en leur retirant les capacités de rationalisation, de justification et de détournement dont les hommes, eux, disposent. En outre, on peut estimer que l’ignorance où nous sommes de notre point de vue humain de la manière exacte dont les animaux, selon leurs espèces, ressentent et vivent les situations génératrices de douleur, devrait logiquement verser le bénéfice du doute en leur faveur.
Par ailleurs, l’idée d’un gradualisme à observer selon l’espèce considérée affleure régulièrement (par exemple Chapouthier, 1990, en France et M. Nussbaum aux EtatsUnis), sans que les différents degrés de la considération morale à accorder puissent être nettement fixés. La démarche de M. Nussbaum (2006) semble intéressante en ce qu’elle accepte le critère de l’espèce comme critère pertinent au plan non seulement scientifique mais également éthique, à la différence des autres approches anglosaxonnes dites de l’éthique animale globalement « antispécistes » (c’estàdire considérant le critère de l’espèce comme une discrimination arbitraire et éthiquement injustifiable, analogue selon ces auteurs au racisme et au sexisme).
Cependant, malgré les clivages polémiques, certains points de convergence semblent pouvoir être dégagés et notamment la réalité du problème moral que cette question représente (on insiste à tout le moins sur la nécessité d’« aménagements » et de progrès éthiquement nécessaires). La reconnaissance de l’animal comme être sensible ne permet plus en effet de minimiser comme encore naguère la portée des traitements que lui fait subir l’homme.
Les animaux peuvent- ils faire l'objet d'un souci moral ? Le peuventils tous, ou seulement certains d’entre eux ? S'ils ne le peuvent pas, s’ils sont ainsi exclus de la communauté morale, le traitement qu'on leur fait subir est moralement neutre. Si l’on considère au contraire que les animaux (ou seulement certaines espèces animales) doivent faire l’objet d’un souci moral, s’il y a donc quelque chose à respecter en eux, alors le traitement qu’on leur fait subir est susceptible d’une évaluation morale. Toute une tradition philosophique fait de la sensibilité ce qui distingue les animaux des choses et des plantes. Cette capacité à ressentir (et exprimer) des états mentaux comme la souffrance et le plaisir est commune aux hommes et aux animaux. Elle précède chez les humains ce qui les distingue des animaux (la parole, la raison, la symbolisation, etc.). Il faut donc traiter l’animal et le respecter comme un être sensible.
On peut dire, grosso modo, que l’évolution des sciences tend à accorder aux animaux (et particulièrement aux mammifères) des capacités cognitives, un univers mental, et un registre d’états mentaux bien plus riches que la seule supposition de l’être sensible (Christen, 2009; Lestel, 2001; Lestel, 2007; Proust, 1997). Or, cette évolution des conceptions est contemporaine d’une autre évolution : dans les pratiques scientifiques, les animaux sont très largement instrumentalisés comme des outils de laboratoire. C’est cette tension entre un quelque chose à respecter chez les animaux (qui tend à s’élargir) et un traitement pratique qui tend à respecter fort peu de chose, qui a favorisé l’émergence et le développement des éthiques animales.
Dans la déontologie kantienne, les animaux, qui ne sont pas des êtres de raison, ne peuvent pas faire partie de la communauté morale. Seuls des êtres capables de se considérer comme des « fins en soi » et de reconnaître à leurs semblables la même qualité peuvent avoir une « valeur intrinsèque » qui leur accorde des droits et impose de respecter leur vie, leur intégrité physique et morale et leur liberté. Les animaux qui ne sont pas plus capables de revendiquer leurs droits que d’exercer des devoirs, n’ont qu’une “valeur instrumentale”. Mais, si les animaux n’ont pas de droits, et comme il s’agit d’êtres sensibles, nous avons le devoir (un devoir envers nousmêmes) de ne pas faire preuve de cruauté à leur égard en les faisant souffrir inutilement (Chanteur, 1993; Kahn, 2001).
Mais cette argumentation ne spécifie pas quels sont les devoirs que nous avons envers les animaux : qu'estce qui distingue une attitude dégradante et cruelle d'un traitement empreint l'humanité ? C’est ce qui explique le développement d’éthiques animales, qui intègrent les animaux dans la communauté morale.
Une remarque générale s’impose : dans la littérature consacrée aux éthiques animales il est presque systématiquement question de souffrance (suffering) et peu de douleur (pain). C’est ainsi que, dans un florilège de 84 articles réunis par Susan J. Armstrong et Richard G. Botzler (2003), trois seulement traitent de douleur, dont l’un (Bermond, 2003) argumente que l’on ne devrait parler de souffrance que pour les animaux possédant un cortex préfrontal développé (c’est à dire les primates anthropoïdes et les dauphins). Si l’on veut donc brosser un tableau des éthiques animales il faut prendre en considération ce qui est désigné par souffrance et ne pas s’en tenir à ce que l’on entend par douleur.
Diversité des éthiques animales
L’élargissement de la considération morale aux animaux – une considération morale qui
inviterait à respecter quelque chose en eux – dérive de l’extension de théories morales qui ont été
élaborées pour régler les affaires humaines et imposer des normes aux actions et décisions
susceptibles d’affecter d’autres êtres humains.
Puisque l’on a à faire à des êtres capables de souffrir, le traitement qu’on leur fait subir n’est pas moralement neutre. Dès que l'on considère que le plaisir est un bien et la souffrance un mal, comme le fait l’utilitarisme, le champ de la considération morale doit être étendu à tous les êtres sensibles. Ce fut d'ailleurs le point de vue de Jeremy Bentham : dans une note, maintes fois citée par les défenseurs de la cause animale, il affirmait ainsi que « La question n'est pas peuventils raisonner ? Ni peuventils parler ? Mais bien peuventils souffrir ? » (Bentham, 1789). Comme l'a fait remarquer Peter Singer (1993) : « si un être souffre, il n'y a aucune justification morale qui permette de refuser de prendre en considération cette souffrance. Quelle que soit la nature d'un être, le principe d'égalité exige que sa souffrance soit prise en compte de façon égale avec toute souffrance semblable dans la mesure où des comparaisons approximatives sont possibles de n'importe quel autre être. Si un être n'a pas la capacité de souffrir, ni de ressentir du plaisir ou du bonheur, alors il n'existe rien à prendre en compte ». C'est dire que tous les êtres sensibles et eux seuls doivent pouvoir entrer dans les calculs qui évaluent toute action selon le rapport entre son coût (en terme de souffrances) et ses avantages (en terme de désirs satisfaits). Les animaux (ou les hommes) concernés rentrent simplement dans le calcul du « plus grand bonheur pour le plus grand nombre », et chaque individu (homme ou animal) compte pour un dans la sommation des souffrances et des utilités.
Pour l'utilitariste, quand on parle d’expérimentation scientifique, tout traitement des animaux est en principe légitime. Mais pour qu’il soit moralement défendable, il faut que l'augmentation totale de bienêtre qui en résulte excède la quantité de souffrances qu’il inflige. Entre deux façons d’utiliser des animaux, sera retenue celle qui maximise le bienêtre. On peut ainsi dire que les évaluations en termes de coûtsbénéfice (Mellor et al., 2008) sont une application de cette éthique utilitariste, ainsi que le développement des recherches inscrites sous la rubrique de l’animal welfare, et tout le questionnement concernant le bienêtre animal (Larrère, 2007).
Parfaitement conscient de cela, Peter Singer a cherché à renforcer la protection des animaux en radicalisant sa position, appelant à lutter contre l’espécisme (ou le spécisme). Le principe utilitariste veut que nous accordions dans nos délibérations morales un poids égal aux intérêts de tous ceux qui sont affectés par nos actions. Seuls des préjugés ont ainsi pu conduire les sociétés à accorder plus de poids aux intérêts d'un être qu'à ceux d'un autre. Jadis, par préjugé raciste, les esclavagistes ont systématiquement négligé la souffrance et le bonheur des Noirs. Il a fallu qu'un mouvement social revendique d'inclure les Noirs dans la communauté morale, pour que l'esclavage soit aboli. C'est en raison d'un autre préjugé, « l'espécisme », que l'on accorde encore dans la communauté des êtres sensibles, plus de poids aux intérêts des hommes qu'à ceux des animaux et que l’on est choqué de voir un animal compter pour autant qu’un humain (Singer, 1977). L’heure serait donc venue, après la libération des esclaves au nom de l'antiracisme, celle des femmes au nom de l'antisexisme, de libérer les animaux au nom de l'antispécisme. Concrètement, cela conduit Peter Singer à condamner tout traitement des animaux que l'on estimerait inadmissible s'il était appliqué à des hommes.
Les limites de l’utilitarisme élargi expliquent l’élaboration de différentes théories qui accordent des droits aux animaux (du moins à certains d’entre eux). Si nombreuses que nous ne retiendrons que les plus significatives, ces théories associent des droits plus ou moins étendus aux espèces animales en fonction de la complexité de leur univers mental et/ou de leurs performances cognitives (Goffi, 1994). Tom Regan (1983) défend ainsi que tous les êtres qui sont les sujets d'une vie (subjectsofalife) ont une « valeur inhérente », qui interdit de leur infliger le moindre dommage. Joel Feinberg, pour sa part, avance qu’il suffit d’avoir une “vie conative”, c’est à dire des désirs et des états mentaux, pour avoir des intérêts et qu’il suffit d'avoir des intérêts pour avoir des droits. Il ne s’agit pas de respecter un droit à la vie, mais l’animal qui est doté d’une vie conative a droit à la santé, à n'être pas excessivement entravé dans ses mouvements corporels ; il faut éviter de lui infliger des souffrances, de le mutiler ou de l'affubler de difformités. Pour Georges Chapouthier, un des rédacteurs de la Déclaration universelle des droits de l’animal (Chapouthier & Nouët, 1998), les droits des animaux « sont des droits reconnus par l’espèce humaine à des entités incapables de les revendiquer » (Chapouthier, 2001). Or les animaux ont des systèmes biologiques très divers et plus ou moins complexes, ce qui fait que chaque espèce a ses propres besoins vitaux, ses propres aptitudes mentales. Georges Chapouthier en déduit qu’il convient de distinguer de grandes catégories d’animaux selon leurs « aptitudes cognitives » et de leur accorder des droits spécifiques, de plus en plus étendus lorsque ces aptitudes augmentent.
Qu’il s’agisse de l’utilitarisme élargi ou des théories des droits, le propos est de protéger les animaux des souffrances qui leur sont infligées. On peut dire que ces éthiques, au-delà de leur diversité, sont « pathocentriques ». Or, parmi les théories morales qui accordent des droits aux animaux, l’une d’entre elle (Nussbaum, 2004) n’entend pas seulement les protéger, mais aussi leur permettre de mener la vie qui convient aux spécimens de leur espèce, et donc de pouvoir exprimer les comportements qui leur sont naturels. C’est un point de vue qui rejoint l’une des définitions du bien être animal comme l’état dans lequel se trouve un animal quand il peut « exprimer les comportements naturels de son espèce », ou bien quand il réalise ses aspirations (Burgat, 2001 ; Dantzer, 2002 ; Larrère, 2007). Avec Martha Nussbaum, on passe ainsi d’une exigence de non malfaisance à celle de bienfaisance et l’on s’éloigne encore plus du questionnement réduit à la seule douleur.
La conclusion essentielle est qu’il semble y avoir un faisceau convergent d’arguments permettant d’estimer que la douleur des animaux est devenue pour la sensibilité collective bien plus difficilement acceptable que dans un passé encore assez récent. Il existe cependant une incertitude concernant les modalités effectives de traduction de cette préoccupation au plan juridique et surtout économique.