Le dopage est l’expression d’un paradoxe humain : bien que limité, l’homme rêve d’un progrès infini. Faut-il voir le dopage comme une avancée qui permettrait à l’homme de s’affranchir de ses limites ?
Les philosophes comme Isabelle Queval le disent : notre société est marquée par le progrès. D’après elle, le dépassement de soi est une utopie collective caractéristique de notre civilisation post-Renaissance. L’homme du 17ème siècle s’affranchit par la science des lois naturelles et s’ouvre l’espoir d’un progrès infini. Il est naturel qu’il l’envisage pour ses propres limites physiques.1
La controverse du dopage prend actuellement le virage de la transformation physique et de l’amélioration humaine (human enhancement). Ces questions occupent de plus en plus de place dans le débat sur le dopage. Le graphe de quantification suivant réalisé à l’aide de la base de données Scopus le montre bien. Nous avons recherché parmi les publications dont le titre, le résumé ou les mots clés contenaient « Doping » AND « Human enhancement », pour mettre en évidence l’émergence de cette problématique il y a une dizaine d’années. L’amélioration des performances de l’homme est alors devenue une question centrale dans notre société.
Et pourtant, les records, qui constituent la mesure absolue des performances du corps humain, plafonnent. L’IRMES annonce même la fin des records !
« Les records du monde, au delà de leur signification à l’échelle de l’histoire du sport, sont aussi sources de controverse scientifique en ce qu’ils génèrent les indicateurs des limites physiologiques humaines. »
L’équipe de l’IRMES, Institut de Recherche bioMédicale et d’Epidémiologie du Sport, vient d’analyser l’ensemble des 3263 records du monde homologués des 5 disciplines olympiques quantifiées (athlétisme, natation, cyclisme, patinage de vitesse, haltérophilie) établis entre 1896, année des premiers Jeux olympiques de l’ère moderne, et aujourd’hui. Ils concluent qu’en 2027 la moitié des records du monde ne sera plus améliorable de façon significative.
Plusieurs exemples d’ajustements exponentiels ont été publiés dans la revue PLoS One datée du 6 février 2012.2
Malgré certains facteurs extra-biologiques, comme l’amélioration des conditions d’entraînement ou bien le fait que certains sportifs soupçonnés ou convaincus de dopage détiennent des records, le débat sur les limites émerge nettement, et ce quelles que soient les voies métaboliques en jeu. En effet, le modèle mathématique proposé s’applique aussi bien pour des épreuves sportives qui font appel aux capacités aérobies (10000m en patinage de vitesse) qu’anaérobies (haltérophilie), mobilisant des groupes musculaires des membres inférieurs (cyclisme) ou supérieurs (lancer du poids), avec des efforts explosifs (saut en hauteur) ou de durée très longue (50 km marche), chez les hommes comme chez les femmes, ainsi que pour les performances collectives établies lors des relais.
C’est alors que surgit la question du dopage. Un dopage pour s’affranchir de nos limites. La lutte anti-dopage elle-même a intégré les limites du corps humain dans ses programmes. Le projet de passeport biométrique, qui consiste à cartographier les capacités intrinsèques de chaque athlète, accusera de dopage tout athlète capable de dépasser ses limites. Mais si le dopage est perçu comme une forme de progrès, comment peut-on l’interdire ? Il est en effet absurde de s’opposer à une forme de progrès, même au nom de valeurs sportives !
Le médecin-chercheur en physiologie et biologie musculaire André-Xavier Bigard, répond à cette question en trois temps.3
On n’interdit pas le progrès, on le circonscrit : le dopage est un détournement des propriétés de certaines molécules à des fins de tricherie dans le sport. Si de tels produits peuvent être prescrits à des fins thérapeutiques, ils constituent une pratique dopante et sont interdits s’ils sont utilisés pour augmenter ses performances.
Le transhumanisme est un problème éthique qui dépasse le sport : des problèmes similaires apparaissent dans notre société. Les traders subissent des pressions financières très importantes et doivent améliorer leur performance pour répondre aux exigences économiques. Il n’y a aucun code d’encadrement, laissant la porte ouverte à des pratiques peu scrupuleuses. On est là très proche du sport-confrontation, où ce qui importe est d’être plus fort que l’adversaire.
Les limitations existent pour protéger les sportifs : dépasser ses limites est particulièrement dangereux pour la Santé. Tous les produits ne sont pas utilisés dans de bonnes conditions et certains n’ont été testés que sur des animaux.
Cependant, toute la communauté scientifique n’est pas nécessairement de cet avis. Ellis Cashmore, professeur à l’Université de Staffordshire (Grande-Bretagne) et auteur de « Making Sense of Sports », prend position en faveur de la légalisation du dopage dans le sport de haut-niveau en vertu de la recherche constante du dépassement des limites. « In a culture that encourages the constant search for the limits of human achievement, we, the fans, the consumers of popular sports entertainment, revel in record-breaking, gravity-defying, barely believable feats on the field of play. Promoters, leagues, sponsors, advertisers and a miscellany of other interested parties dangle incentives »4
Il soutient par ailleurs qu’ouvrir le monde du sport aux pratiques dopantes apporterait plus de sécurité aux athlètes qui ne seraient plus contraints d’utiliser des produits clandestinement.
- QUEVAL Isabelle, S’accomplir ou se dépasser. Essai sur le sport contemporain, Gallimard, 2004. [↩]
- Institute for Biomedical Research and Sports Epidemiology (IRMES). The citius end: world records progression announces the completion of a brief ultra-physiological quest. PLoS One. 2008 Feb 6;3(2):e1552. doi: 10.1371/journal.pone.0001552. [en ligne] Disponible sur : http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/18253499 [↩]
- Propos recueillis lors du 13ème colloque national de lutte contre le dopage [↩]
- CASHMORE Ellis. « Opinion : It’s time to allow doping in sport » – CNN.com. Mis à jour le 24 Octobre 2012. Disponible sur : http://edition.cnn.com/2012/10/23/opinion/cashmore-time-to-allow-doping-in-sport/index.html [↩]