Les preuves à l'épreuve
Premiers résultats chez l'homme : quel impact ?
Publiés en Janvier dans la revue scientifique Plos One, les résultats de René Habert, directeur de laboratoire à l'unité mixte INSERM U 967/CEA/Université Paris Diderot, et de ses collaborateurs montrent les effets délétères du bisphénol A sur les testicules fœtaux humains. Rendues accessibles par une méthode expérimentale que seuls les chercheurs français maîtrisent à l'heure actuelle, ces nouvelles informations permettent d'avancer encore davantage dans le processus de décryptage des effets du BPA. Plus surprenant encore, les résultats tendent à montrer que les testicules humains sont plus sensibles à la substance que ceux du rat ou de la souris. Notre équipe a eu la chance de pouvoir s'entretenir par téléphone avec René Habert pour revenir sur ses récentes découvertes.
Une méthodologie unique
Si ce résultat engageant a été rendu possible, c'est grâce à l'utilisation d'une procédure expérimentale innovante. L'expertise de René Habert et de ses équipes passe par la maîtrise d'un procédé complexe de culture des testicules fœtaux. "Historiquement, nous avons mis en place cette méthodologie sur des testicules de rat" précise René Habert. C'est en 2006 que la méthode a été transposée à l'homme. Permettant à ce jour de préserver des testicules humains pendant près d'une semaine, elle permet de disposer d'un véritable laps de pertinence biologique afin d'estimer l'impact de certaines substances.
Grâce à une collaboration avec l'institut de gynécologie et d'obstétrique de Clamart, des testicules fœtaux issus d'Interruptions Volontaires de Grossesse (IVG) ont ainsi été cultivés pendant quatre jours et soumis à des doses variables de bisphénol A. "Dans les milieux de culture, on peut cultiver les testicules soit en présence soit en l'absence d'un produit dont on veut tester la nocivité ou l'effet" rappelle le chercheur.
Des résultats qui montrent les effets délétères du bisphénol A
Les conclusions de l'équipe de René Habert indiquent que les cellules de Leydig, véritables usines à testostérone, sont clairement affectées par la présence du bisphénol A. Concrètement, "le bisphénol A provoque une diminution de la production de testostérone" observe René Habert. Or, cette hormone est le déclencheur clef de la masculinisation du fœtus. Mais qu'en est-il des doses ? Il semblerait que les effets soient constatés dès le seuil des 2 microgrammes par litre franchi, ce qui est une valeur relativement faible.
Mais, "ce que mes équipes et moi-même avons démontré de plus important, c'est qu'avec le même système, les mêmes expérimentateurs et les mêmes solutions, le testicule fœtal humain est plus sensible au BPA que le testicule de rat ou de souris" insiste le professeur. Or, cette conclusion pose un véritable problème de santé publique quand on sait que les doses journalières admissibles (dites DJA) statuées par les institutions sanitaires sont la conséquence d'expérimentations sur des rongeurs.
Vers une remise en cause des seuils de tolérance officiels ?
Ces conclusions font émerger deux questions majeures : doit-on discuter la pertinence des tests de nocivité réalisés sur les rats et faut-il réévaluer la DJA propre au bisphénol A ? Pour y répondre, il convient de revenir sur le processus d'émission d'une DJA. Des tests sont effectués sur un échantillon de souris saines. En faisant croître progressivement les doses, on détermine la dose sans effet toxique observable ou NOAEL (No-Observed-Adverse-Effect-Level). Cette valeur seuil marque le basculement entre dose bénigne et dose nocive. Pour le bisphénol A, cette NOAEL vaut 5000 μg/kg et par jour. Pour ensuite transposer ce résultat à l'homme, une démarche spécifique est mise en place : "on commence par diviser cette dose par dix pour prendre en compte la variabilité individuelle des différents sujets" indique René Habert. "On redivise une nouvelle fois la valeur obtenue par dix au cas où le rat serait moins sensible que l'espèce humaine" ajoute-t-il. La DJA obtenue est ainsi de 50 μg/kg/jour.
Pourtant, les conclusions des études menées par l'unité tendent à montrer que le facteur 10 propre à la sensibilité relative des deux espèces est insuffisant. "Nous ne pouvons dire de façon précise quel est le facteur de différence entre l'homme et la souris mais nous avons montré qu'il était supérieur à 10 et inférieur à 100" précise René Habert. Il semblerait donc que la procédure d'émission de la DJA soit inadaptée dans le cas du bisphénol A. Néanmoins, le chercheur nous met en garde : "il est possible que la DJA soit totalement pertinente pour un homme adulte : nous ne travaillons pour notre part que sur des cellules fœtales ". Ainsi, la réévaluation de la DJA, qui est fixée pour des populations adultes, ne peut être motivée par ces études puisqu'elles ne s'intéressent pas aux mêmes cibles.
Cibler les populations à risques
En revanche, ce qui est sûr, c'est que les effets du bisphénol A peuvent s'avérer préoccupants pour le fœtus. "On sait que la période critique de sensibilité aux perturbateurs endocriniens comme le BPA est le début de la vie" rappelle M. Habert. Si la communauté scientifique ne dispose pas encore de données officielles sur les quantités réelles de BPA qui circulent dans les fluides du fœtus en développement, elles sont en revanche connues pour la femme adulte. Or, elles atteignent amplement les 2 microgrammes par kilo et par jour. Toute la question est donc de savoir si le placenta demeure perméable à la molécule. À l'heure actuelle, difficile de statuer sur ce point. D'après des études récentes (Transfer of bisphenol A across the human placenta, Liggins Insitute, University of Auckland), des pistes ont montré que la barrière placentaire ne suffisait pas à protéger le fœtus de la substance et pouvait même conduire à l'"activation" de certaines molécules de BPA autrefois inoffensives car conjuguées.
La plus grande prudence doit donc être de mise en ce qui concerne certaines populations à risques. "Le conseil que je peux donner à coup sûr aux santés publiques, c'est de protéger les femmes enceintes" déclare René Habert. Pour le chercheur, il faut prévenir ces populations et prendre des mesures de précaution individuelles : se laver les mains après avoir touché un ticket de caisse, éviter les aliments conditionnés dans des boîtes de conserve ou encore stopper sa consommation de sodas en canette.
La question des substituts
En réponse à ces préoccupations grandissantes vis-à-vis du BPA, de nombreux substituts ont émergé, à l'instar du bisphénol S. Cependant, "on ne dispose pas encore de substituts sur lesquels on peut avoir réellement confiance" s'inquiète René Habert. Pratiquement aucune donnée toxicologique n'est en effet accessible concernant les produits de substitution qui devraient être des plus variés quand on connaît la foule d'applications qu'a le bisphénol A. Pour le chercheur, brûler les étapes en mettant sur le marché des produits encore méconnus serait une erreur : "il faut prendre du temps pour en gagner" précise-t-il.
Interroger l'objectivité des preuves ne suffit pas
La controverse qui gravite autour du bisphénol A n'inclut pas seulement un questionnement autour de l'objectivité des preuves avancées. Elle est aussi intimement liée à une dualité caractéristique des polémiques de santé publique, celle qui oppose la nécessité de répondre rapidement aux exigences d'une population inquiète et les dangers de décisions hâtives. Les décisionnaires oscillent entre principe de précaution et prise de risque.