Les preuves à l'épreuve
Le passage de l'animal à l'homme : des critères à adapter ?
Pour prouver, démontrer ou étayer une hypothèse scientifique, la méthodologie n'est pas la seule composante qui se doit d'être clairement identifiable. Cette dernière est en effet mise en œuvre sur un sujet d'étude bien spécifique. De nos jours, une écrasante majorité des tests sur le bisphénol A est effectuée sur des rongeurs de type souris ou rats. Les expériences menées sur les hommes étant très rares, une question essentielle se pose donc : outre la pure méthodologie adoptée pour l'expérience, comment transposer des résultats obtenus sur des animaux à l'espèce humaine ? Derrière cette interrogation se cachent d'autres débats qui portent notamment sur la pertinence des méthodes adoptées et leurs limites. Surtout, en filigrane, s'imprime la difficile gestion du risque pour une substance encore méconnue.
Du test aux premiers indicateurs
Les tests réalisés en laboratoire pour statuer sur la nocivité ou l'innocuité du bisphénol A s'effectuent en très grande partie sur des souris et des rats. Une série d'expériences est donc conduite sur un échantillon afin d'avancer pas à pas vers une idée précise de la nocivité de la substance incriminée. Pour ce faire, il convient de chiffrer un seuil de tolérance. Il permettra de déterminer à partir de quelle dose le produit deviendra nocif pour l'organisme. Dans la sphère scientifique, un indicateur est employé comme référent : la DJA pour Dose Journalière Admissible. Comme son nom l'indique, cette valeur permet de déterminer ce qu'un individu peut ingérer sans risque pour sa santé. Elle s'exprime en général en milligrammes par kilo et par jour. Mais comment la détermine-t-on à partir d'expérimentations animales ? Premièrement, on effectue des injections successives de bisphénol A par exemple et ce pour des fortes concentrations. Cette étape a pour but le repérage de la dose létale limite, c'est-à-dire celle qui tue 50% des individus. Ensuite, les expérimentateurs diminuent progressivement les doses afin de trouver un autre répère fondamental : la NOAEL pour No-Observed-Adverse-Effect-Level. Il s'agit en français de la dose sans effet toxique observable ou encore de la DSE pour Dose Sans Effet (adverse). Cet indicateur marque le basculement entre dose bénigne et dose maligne et s'avère donc essentiel. C'est à partir de ce seuil que va être déterminée la DJA pour l'homme.
Une procédure bien définie
Une fois ces tests réalisés et ces premières valeurs clé fixées, il faut transposer les résultats de toxicité obtenus sur la souris ou le rat à l'homme. Pour ce faire, on applique un facteur de transposition qui a aussi valeur de facteur de précaution. Concrètement, la valeur de la NOAEL est divisée par 100 et donne la DJA. Dans le cas du bisphénol A, on passe donc d'une NOAEL de 5000 μg/kg/jour à une DJA de 50 μg/kg/jour. Cette dose est alors reprise par les institutions sanitaires comme une valeur de référence . En bref, un homme adulte de 60 kg pourra théoriquement ingérer 3 mg de bisphénol A par jour toute sa vie sans risque pour sa santé. Au centre des interrogations peut apparaître l'origine d'un tel facteur 100. En réalité, les scientifiques le subdivisent en deux facteurs 10. Le premier consiste à prendre en compte la possible différence de sensibilité entre l'animal et l'homme. Le second correspond lui à la différence de sensibilité entre les hommes eux-mêmes, c'est-à-dire à la variabilité individuelle.
Une transposition des valeurs arbitraire ?
Bien sûr, la méthode de transposition de la NOAEL animale à la DJA humaine soulève de nombreuses interrogations. Après tout, quelle est la genèse de ce processus et sur quels fondements scientifiques prend-il appui ? La réponse à cette question est très délicate. Introduit pour la première fois en 1961 par le comité mixte FAO-OMS, le système actuel a ensuite été utilisé par le Conseil de L'Europe. D'aucuns pourraient suspecter l'arbitraire de telles méthodes et notamment douter de la pertinence des facteurs de précaution. En effet, tout un chacun peut facilement imaginer que le facteur 100 ne peut être adapté à toutes les substances. De fait, les institutions sanitaires n'ignorent pas cette vérité. Il existe en effet une classification des coefficients de sécurité des substances actives. Pour les substances non cancérogènes, il est par exemple fixé à 100 mais peut grimper jusqu'à un million dans d'autres cas. Cependant, du fait de la méconnaissance du bisphénol A, dont le caractère cancérogène reste vivement débattu, on peut s'interroger quant à la pertinence d'avoir seulement recours à un facteur 100 pour cette molécule. En réalité, on touche ici à la difficile prise en compte du risque lorsqu'une substance, qui plus est un perturbateur endocrinien, est encore si opaque aux yeux de la science. Par ailleurs, nombreux sont les scientifiques qui contestent purement et simplement le facteur de précaution appliqué. Les résultats récents de René Habert, directeur de laboratoire à l'unité mixte INSERM U 967/CEA/Université Paris Diderot, montrent par exemple que le testicule humain est plus sensible que le testicule de rat. Ces expériences tendent à prouver que le facteur de 10 fixé pour la différence de sensibilité entre espèces n'est qu'une borne inférieure et qu'il serait plutôt compris entre une fourchette de 10 à 100.
Des perturbateurs endocriniens qui perturbent les toxicologues
Devant le statut particulier du BPA, qui appartient à la classe des perturbateurs endocriniens, beaucoup de scientifiques tirent donc la sonnette d'alarme. En effet, les effets à faibles doses de ces substances sont encore très mal connus et les DJA ne suffiraient plus pour écarter les risques. Certaines publications ont montré que plus de 90% des études publiées sur un mois allait en accord avec un effet néfaste du BPA en dessous de la NOAEL. Des ajustements sont donc potentiellement à prendre en compte. Notons que le concept de perturbateur endocrinien est apparu au milieu des années 90 soit 30 ans après la mise en place du système NOAEL/DJA.
Le passage de l'animal à l'homme doit-il donc voir ses critères évoluer ?
De cette analyse, il convient de tirer des conclusions. D'abord, la méthode de transposition qui fait foi actuellement et qui aboutit au calcul de la DJA repose sur des facteurs de précaution sûrement arbitraires. Néanmoins, il convient de nuancer l'impact d'un tel constat. En effet, doit-on s'étonner que des facteurs de sécurité semblent si hasardeux alors qu'il s'agit d'évaluer des risques encore flous ? De plus, les agences de sécurité sanitaire effectuent un travail constant afin que les valeurs statuées, notamment les DJA, ne restent en aucun cas figées. Elles n'hésitent pas non plus à prodiguer des recommandations supplémentaires qui viennent compléter ces chiffres officiels. Enfin, les institutions de santé publique rappellent aussi que ces valeurs ne sont que des indicateurs et que le risque zéro n'existe pas. Pour autant, il ne s'agit pas là de défendre bec et oncles ces structures. Il apparaît notamment qu'elles doivent aujourd'hui trouver des méthodes permettant de faire face à la possible dangerosité de perturbateurs endocriniens. Les effets à faibles doses de ces derniers nécessitent sûrement une révision du système de transposition et une plus grande vigilance encore.
Mais le débat autour des critères de transposition paraît sous un autre jour avec l'avènement de nouvelles méthodologies qui rendent les tests humains possibles. Quel impact avec ces expériences d'un genre nouveau ?