Groupes de pression et lobbying
La question de la dangerosité du bisphénol A suscite de nombreuses réactions. Surtout, elle met en scène des acteurs dont les intérêts peuvent être directement ou indirectement menacés par une prise de position des pouvoirs publics. Quand une grande partie de la population et des scientifiques indépendants s'inquiètent ou appellent à la méfiance, les industriels voient eux d'un mauvais œil une interdiction synonyme de refonte partielle ou totale des processus de fabrication. Dès lors, la coexistence des risques sanitaires et des considérations économiques motivent la formation de groupes de pression. Ils peuvent tantôt chercher à amplifier la voix d'une partie, tantôt défendre ouvertement l'innocuité ou l'aspect délétère de la molécule. Comment ce lobbying se manifeste-t-il et quels en sont les promoteurs ? Même si, de l'extérieur, un bras de fer du "pour" face au "contre" semble avoir lieu, les jeux de lobbying sont souvent aussi complexes que transverses.
Une opposition manichéenne ?
À mesure que les doutes concernant la possible nocivité du BPA s'accentuent et trouvent plus d'écho, les populations s'inquiètent. Progressivement, des porte-paroles émergent pour témoigner à plus grande échelle des inquiétudes de leurs groupes et des associations de citoyens se forment. Le Réseau Environnement Santé ou la Ligue contre le cancer sont des exemples concrets de ces associations qui dénoncent aujourd'hui la dangerosité de la molécule. Et parce que l'union fait la force, ces associations génèrent aussi une forme de lobbies. Elles peuvent alerter les médias, informer les citoyens via des conférences ou plus passivement être entendues par les pouvoirs publics et peser dans le débat.
Face à elles évoluent les grands groupes industriels qui tentent de modérer la polémique. Soucieux à l'idée de devoir fournir d'importants investissements suite à l'interdiction du bisphénol incriminé, ils cherchent à prouver son innocuité chez l'homme. De grands noms du plastique comme PlasticsEurope, l'association européenne des producteurs de plastique, ou encore ELIPSO, le syndicat professionnel des emballages plastiques et des emballages souples, tentent ainsi de faire entendre leurs voix. Ils critiquent notamment la décision précipitée des pouvoirs publics qui semblent ignorer qu'aucun résultat probant n'a montré à ce jour la dangerosité du BPA chez l'homme ou encore la difficile substitution du produit. L'association BPA Coalition relaye quant à elle les points de vue d'industriels divers et constitue une forme plus originale de lobbies (lire le compte rendu de notre entretien avec Geneviève de Bauw, porte-parole du mouvement). Elle multiplie les vidéos d'information et analyse la rigueur des publications des agences sanitaires comme l'ANSES, l'agence nationale de sécurité sanitaire, de l’alimentation, de l’environnement et du travail.
En outre, il convient d'éviter de bipolariser l'opinion puisque des médiateurs et des groupes aux positions intermédiaires ont aussi vu le jour. De plus, la partie visible de l'iceberg lobby ne reflète que très partiellement la réalité des groupes de pression.
Des lobbies moins visibles
Derrière ces associations visibles de tous, se cachent des circuits de pression plus discrets. En plus de produire des produits plastiques, les industriels se doivent aussi de réaliser des études pour statuer sur la dangerosité de ces derniers. Les agences de sécurité sanitaire disposent ainsi d'une banque d'études relativement étendue. Mais le système se confronte à la nécessité de respecter la confidentialité des brevets si bien que les instituts de régulation ne peuvent que consulter les résultats de ces essais. Autant dire qu'il leur est impossible d'interroger précisément la méthodologie exacte des tests. Cette faille du système constitue une véritable porte d'entrée pour de possibles conflits d'intérêt. C'est notamment dans ces conditions qu'on peut comprendre les interactions entre le monde scientifique et les grands groupes industriels tout comme ses risques. L'histoire a su montrer que le financement des travaux scientifiques dépendaient beaucoup de l'appui de groupes puissants et on peut aussi imaginer la possible "orientation" des résultats ou l'émergence de pratiques abusives. Publié en 2005, un article de Frederik vom Saal et Claude Hugues a par exemple mis en évidence que sur les publications concernant le bisphénol A sorties au mois de décembre 2004, 94 des 104 études financées par le gouvernement ont prouvé les effets à faibles doses du bisphénol A quand 100% des études financées par des entreprises privées ont réfuté cette hypothèse. Plus récemment, en 2006, M. vom Saal a mis au grand jour l'utilisation de lignées de rats moins sensibles lors des tests de nocivité. La publication, parue dans Environmental Health Persectives et relayée par le Monde, tend à démontrer que les industriels avaient évalué la toxicité du bisphénol A sur des rats de Sprague-Dawley, animaux 25 000 fois à 100 000 fois moins sensibles aux perturbations hormonales dues au BPA que les souris de souche CF-1, souvent utilisées dans les laboratoires universitaires.
Nuancer l'influence des lobbies
Si de telles pratiques semblent avoir un impact mesurable, il est important de préciser qu'elles sont aussi suffisamment connues pour que les agences de sécurité sanitaire prennent des précautions supplémentaires. Aussi consultent-elles un très grand nombre de parties avant d'émettre le moindre rapport. Les lobbies industriels peuvent par ailleurs être court-circuités puisque les agences se fient aussi aux nombreuses études indépendantes ou financées par les gouvernements. Elles n'hésitent pas non plus à revoir de façon permanente leurs conclusions en mettant à jour sans discontinuité leurs sources et ainsi garantir une position qui soit la plus proche des données en présence. Enfin, il faut rappeler que les lobbies industriels et les citoyens peuvent se trouver réunis. En effet, le lobby de l'emploi, qui consiste à mentionner de possibles suppressions de postes suite à l'interdiction du BPA, semble pouvoir être appuyé par chacune des deux parties, les populations trouvant intérêt à ce que leur travail soit préservé.