A défaut de savoir exactement ce qu’est l’électrohypersensibilité, vous cherchez désormais à savoir si des études ont démontré l’existence d’un lien entre les ondes et certaines maladies, pour voir si des mesures nécessitent réellement d’être appliquées.
Théorie de la preuve
La façon de démontrer quelque chose en sciences, si l’on exclut les sciences exactes telles que les mathématiques, a toujours été un problème sur lequel de nombreux épistémologistes se sont penchés. Elle est pourtant tout à fait essentielle dans le cadre de notre controverse. Une fois posée la définition de ce qu’on entend par hypersensibilité aux ondes électromagnétiques, encore faut-il montrer que les symptômes qui caractérisent cette maladie sont bien causés par les ondes. Il faut prouver l’existence d’un lien causal entre les ondes et les effets ressentis par les hypersensibles. Mais qu’est-ce qu’une preuve ?
Tout d’abord, il est évident que l’existence supposée ou encore les simples témoignages ne suffiront pas à prouver l’existence ou non de l’hypersensibilité. En effet de trop nombreux biais rentrent ici en jeu : une personne pourra se dire électro sensible alors qu’elle ne ressent absolument rien, une autre pourra attribuer aux ondes des maux qui ont d’autres causes. Pour prendre un exemple présent dans un reportage d’Arte [1], un homme explique que c’est après être passé près d’une antenne relais qu’il s’est « [disputé] avec [sa] copine » : on est loin de la rigueur scientifique nécessaire pour prouver l’existence de l’hypersensibilité.
La première qualité dont on aura besoin pour prouver l’existence de l’électro hypersensibilité, c’est que les expériences qui la mettent en évidence devront pouvoir être reproduites : c’est la reproductibilité des expériences. Cela paraît naturel : une expérience pourra donner des résultats a priori aléatoires, qui dépendront énormément des personnes choisies : l’échantillon représentatif parfait n’existe pas. Si un médecin réalise une expérience qui a pour résultat l’absence de lien entre ondes et hypersensibilité (exemple [2]), il faut tout d’abord qu’il puisse décrire exactement le protocole complet qui a gouverné cette expérience, et ensuite que celle-ci puisse être reproduite dans les mêmes conditions par un autre membre du monde scientifique. Nous verrons dans la suite que cela est particulièrement délicat à réaliser dans le cas que nous étudions.
De même, il faut qu’une fois les expériences reproduites un nombre de fois suffisant, les résultats qui en sont tirés soient les mêmes. C’est d’ailleurs ce qui prouvera l’existence ou non. Si par exemple une expérience cherchant à montrer le lien entre hypersensibilité et exposition aux métaux lourds [3] est reproduite plusieurs fois, et que celle-ci donne des résultats différents selon les occasions, on ne pourra pas conclure. La meilleure chose à faire dans ce cas sera de modifier le protocole de l’expérience dans lequel se trouvera très certainement un problème. Cependant on peut difficilement, dans le domaine que nous étudions, s’attendre à des résultats parfaitement identiques. Le problème des incertitudes, dont nous avons discuté lors d’un de nos entretiens [4], est ici important. Il faut chercher à définir les incertitudes expérimentales, et à partir de quel seuil on accepte ou non les résultats d’une étude.
Enfin, il faudra que toutes les expériences cherchant à prouver l’existence de l’hypersensibilité soient entièrement neutres, que ce soit sur le plan financier ou celui des a priori. Nous développerons ce point par la suite.
Lors de notre premier entretien [5], un exemple d’étude épidémiologique parfaite qui permettrait de mettre tous les acteurs d’accord. Elle prendrait comme échantillon un grand groupe de personnes (appelé population) : le nombre qui a été donné était entre 500 et 1000 individus. Il faudrait parfaitement connaître le profil de ces individus : leurs antécédents médicaux en premier lieu, mais aussi leur style de vie avant d’entrer dans l’expérience, leur exposition antérieure aux ondes électromagnétiques…
Epidémiologie
L’épidémiologie est la discipline étudiant les différents facteurs qui interviennent dans l'apparition des maladies, leur fréquence, leur mode de distribution, leur évolution et la mise en œuvre des moyens nécessaires à leur prévention (définition Larousse).
Il faudrait alors, avec toutes ces données en main, suivre cette population pendant une dizaine d’années car les problèmes auxquels nous sommes confrontés se manifestent sur le long terme. Pendant cette durée il faudrait que l’on puisse suivre à tout moment l’exposition des patients aux ondes électromagnétiques, leur style de vie maintenant qu’ils sont sujets à l’expérience. Il faudrait aussi suivre leurs signaux vitaux, mais aussi recueillir le plus fidèlement possible leurs impressions : ce qu’ils ressentent, les douleurs, les améliorations…
Ce n’est qu’une fois cette masse impressionnante de données récoltée qu’il faudrait tout centraliser et tout mettre à plat. Enfin l’équipe scientifique en charge de l’expérience pourrait tirer une conclusion sur l’existence ou non de l’hypersensibilité aux ondes électromagnétiques.
L’étude qui vient d’être décrite serait l’étude idéale, qui serait acceptée par tout le corps scientifique puis par tous les acteurs. Mais les problèmes que l’on rencontrerait si l’on cherchait à la réaliser sont nombreux. Tout d’abord, c’est une étude qui serait particulièrement longue à mettre en place. Il faudrait trouver la population (large) nécessaire, qu’on désire représentative de la population globale. De plus il faudrait se renseigner sur tous leurs antécédents, ne rien oublier. D’un point de vue plus pratique, mesurer de façon aussi précise l’exposition aux ondes électromagnétiques est un problème. On pourrait penser à fournir à chaque sujet un radiomètre personnel qui mesurerait cette exposition en temps réel. Cependant il faudrait que ce radiomètre ne soit pas visible par le sujet, ou du moins pas les résultats. Si le patient a conscience de son exposition réelle les résultats de ses impressions pourraient changer.
Car c’est l’autre grand problème de cette expérience : le biais entrainé par la mémoire et la sensibilité de chacun. Ne serait-ce que lors de la détermination des antécédents du patient ou de son mode de vie classique, il faut établir des normes sur lesquelles devront se baser tous les sujets. De la même façon, il faudrait établir des normes pour les sensations ressenties par les sujets lors de l’expérience. Pour tout ce qui est des signes vitaux tels que le rythme cardiaque, des machines permettront une uniformisation des mesures, mais l’on peut vraisemblablement penser que tous les patients ne décriront pas du tout de la même façon des symptômes objectivement identiques. Par exemple, deux personnes ayant exactement le même mal de tête ne le décriront pas de la même façon selon leur sensibilité respective. Mais pour une étude épidémiologique de cette ampleur, des normes doivent être instaurées.
Radiomètre
Radiomètre : Appareil de mesure du flux d'énergie transporté par les ondes électromagnétiques ou acoustiques.
De plus des expériences d’une telle ampleur seront très difficilement tenables sur le long terme. En premier lieu parce qu’il faudra suivre une grande population durant une très longue période, et que cela entrainera la création d’une base de données gigantesque. La multitude de données qui suivra, dont le débroussaillage et l’analyse seront nécessaires à l’établissement d’une conclusion, sera très compliquée à gérer. Il sera tout aussi difficile de contrôler le milieu dans lequel évolueront les patients. Il faudra en effet s’assurer que les symptômes ont bien pour cause les ondes et donc écarter de l’environnement des patients tous les agents pathogènes qui pourraient interférer : produits chimiques par exemple.
Le problème avec les différentes études épidémiologiques, c’est qu’elles doivent nécessairement réussir à dépasser ces problèmes (apparemment indépassables) si elles veulent être prises au sérieux. Lors de notre premier entretien [5], nous avons entendu parler d’un phénomène courant dans la controverse : la « régression à l’expérimentateur » . On en parle lorsqu’une étude est critiquée non pas pour ses résultats, mais pour son protocole. Le critique ne dit pas « le résultat est faux », mais uniquement que l’étude, telle qu’elle à été réalisée, ne peut être prise en compte car son protocole ne remplit pas toutes les conditions. C’est pourquoi toutes les recherches tendent vers « l’étude parfaite », sans biais, qui ne pourra donc rencontrer de contre-argument.
A l’heure actuelle de nombreuses études ont été faites pour tenter de montrer les liens entre les symptômes attribués à l’hypersensibilité et les ondes elles-mêmes. Lors de notre recherche bibliographique nous en avons parcouru plusieurs (exemples [2][6][7][8]). Cependant les résultats diffèrent souvent d’une étude à l’autre, pouvant passer d’une étude qui penche vers un lien causal, et une autre qui le réfute.
De plus ces études sont souvent critiquées dans la mesure où elles comportent de nombreux biais, les mêmes qui sont listés avant. En outre on se rend compte que les scientifiques, les mêmes qui ont réalisé ces études, sont tout à fait conscients des biais qui les caractérisent. Il n’est ainsi pas rare de voir une partie entière, à la fin des articles scientifiques rendant compte d’une étude, dédiée aux erreurs de protocoles, aux zones d’ombres ou encore aux points critiquables de l’étude. Le résultat d’une telle remise en doute : aucune étude ne prend vraiment position et souvent on se contente de dire que l’on n’a pas pu mettre en évidence de lien, sans pour autant en réfuter l’existence.
Cette absence d’études complètes et acceptées par tous a plusieurs conséquences néfastes sur l’étude globale de l’hypersensibilité, et surtout sur les mesures prises pour en contrer les éventuels effets. Ainsi lors du Rapport du groupe de travail Radiofréquence [9], dans lequel l’intervenant de notre premier entretien [5] avait pris part, il est clairement dit en conclusion que face à l’absence de véritables études faisant l’unanimité au sein de la communauté scientifique, le groupe de travail ne prend pas position et ne conclut pas sur l’existence ou non de l’hypersensibilité. La seule chose qu’il peut dire étant que dans de telles conditions, le principe de précaution peut s’appliquer. L’absence de preuve – c’est à dire d’études – est problématique : les gouvernements (qui se basent sur les rapports tels que celui-ci, créé à l’origine par une agence publique, l’AFSSET) ne savent pas quel parti prendre et l’inertie entre en jeu : peu de choses sont faites.
De plus, l’absence de preuves a aussi des conséquences dans le débat public. Les médias peuvent relayer les hypothèses les plus absurdes ou les plus extrêmes [10], mais ils permettent aussi parfois de pointer du doigt les biais de certaines études. Le premier biais est financier : une étude qui sera financée par un grand groupe de téléphonie sera plus critiquée qu’une autre, et ce même si l’étude en elle-même est objective. Mais le cercle est vicieux : comme nous l’avons vu les études nécessaires coutent cher, et seule l’industrie peut se permettre de telles dépenses. Une alternative avait été trouvée : la Fondation Radiofréquence était une fondation qui recueillait des fonds de l’industrie mais dans le conseil d’administration de laquelle aucun industriel ne siégeait, si bien qu’elle avait tout pouvoir pour décider des études qu’elle menait, ce qui permettait une relative indépendance. Mais au-delà des biais financiers, il y a aussi les a priori qui rentrent en jeu. Certaines études sont relayées dans la presse comme étant dès le départ entièrement biaisées par des idées préconçues [11].
Ainsi les difficultés qui vous empêchent de trouver une preuve de l’existence ou non de l’hypersensibilité aux ondes magnétiques sont multiples et c’est cette absence de preuve qui fait toute la controverse. Malgré tout, vous vous attelez à l’analyse des nombreuses études publiées dans le domaine pour tenter de trouver une cause à cette hypersensibilité que prétendent ressentir vos employés.
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Le principe de précaution
Le principe de précaution stipule que dans une situation de doute et même en l’absence de certitude scientifique, on doit prendre des mesures, mais celles-ci doivent alors être proportionnées aux incertitudes.
AFSSET
L’AFSSET, Agence Française de Sécurité Sanitaire de l’Environnement et du Travail, est depuis devenue l’ANSES suite à une fusion. Elle est chargée de tout ce qui a trait à la sécurité sanitaire dans le pays.
[1] Reportage « Victimes des ondes » diffusé sur Arte le 12/02/13
[2] Hietanen, Malla & al ; Hypersensitivity Symptoms Associated With Exposure to Cellular Phones : No Casual Link ; Bioelectromagnetics ; 2002 ; pp. 264-270.
[3] Antonella Costa, Vincenzo Branca, Claudio Minoia, Paolo D. Pigattoc, Gianpaolo Guzzi. Heavy metals exposure and electromagnetic hypersensitivity. Science of The Total Environment Vol 408, Issue 20, 15 September 2010, Pages 4919–4920
[4] Entretien avec Mme Boutrais et M. Vergriette à l’ANSES le 17/01/13
[5] Entretien avec M. Barthe à Mines Paristech le 10/01/2013
[6] Min Kyung Kwon & al ; EHS subjects do not perceive RF EMF emitted from smart phones better than non-EHS subjects ; 34th Annual International Conference of the IEEE EMBS ; 2012
[7] Leitgeb, N. and Schröttner, J. (2003), Electrosensibility and electromagnetic hypersensitivity. Bioelectromagnetics, 24: 387–394.
[8] Johansson, Olle ; Electrohypersensitivity : State-of-the-art of a functional impairment; Electromagnetic biology and médicine ; 2006 ; pp. 245-258
[9] Groupe de travail Radiofréquence, « Mise à jour de l’expertise relative aux radiofréquences », saisine 2007/007, rapport d’expertise collective. Octobre 2009. 469 pages.
[10] S.N., « Elles fuient les ondes dans une grotte du Vercors », L’Humanité, 2/01/2012
[11] Puissance Plume, « L’Etude Cochin-Choudat sur les EHS : revoilà le négationnisme institutionnel ». 29 février 2012, 10pages. Disponible à l’URL suivante: http://www.p-plum.fr/IMG/article_PDF/article_a224.pdf