La controverse générée par les débats entourant l’e-cigarette permet d’investiguer et d’ouvrir un débat sur un certain nombre de questions techniques, politiques et sociales qui s’avèrent non évidentes, et auxquelles nous avons étés confrontés tout au long de notre investigation :
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- Concernant un enjeu de santé publique, dans quelle mesure applique-t-on le principe de précaution ? Est-il légitime de prendre des décisions dans l’urgence ?
Dans le cadre de la réduction des risques liés aux drogues, la majorité des professionnels de santé spécialistes de la réduction des risques étaient très en faveur de la diffusion de kits de shoot. Ceux-ci permettaient de limiter les risques de maladies transmissibles par le sang. On retrouve une situation similaire dans le cadre de la lutte anti-tabac en France, avec une grande partie des professionnels de santé souhaitant que la cigarette électronique soit diffusée largement parmi les fumeurs. Ils souhaiteraient même que tous les fumeurs soient remplacés par des vapoteurs et militent activement pour que des décisions pour assouplir les restrictions contre l’e-cigarette (considérée aujourd’hui comme un produit du tabac) soient prises.
Cependant, les temporalités liées à ces deux situations sont différentes. En effet, dans le cas de la diffusion de kits de shoot, il s’agit de lutter contre la diffusion de maladies à cause de seringues sales. Cette diffusion est « instantanée » à partir du moment où une personne utilise une seringue souillée. En revanche dans le cas de la cigarette, les ordres de grandeurs sont beaucoup plus longs : les dangers du tabac apparaissent à partir du moment où une personne fume régulièrement pendant plusieurs années. Ainsi, si dans le premier cas prendre la décision dans l’urgence se comprend, elle est plus discutable dans le second. Effectivement, la cigarette électronique est un produit nouveau, dont l’efficacité et la nocivité sont encore mal connues.
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- Comment mettre en place un protocole expérimental qui fasse l’unanimité devant la multiplicité et la complexité de l’objet étudié ?
L’utilisation de la cigarette électronique est très variable d’un individu à un autre, et ce bien plus que pour la cigarette classique. En effet, lorsqu’une cigarette classique est allumée, il faut fumer jusqu’à sa combustion totale sinon la cigarette est gâchée. Ce n’est pas le cas pour une cigarette électronique, qui peut être allumée pour une seule prise. De plus, l’utilisateur peut choisir son liquide, avec en plus du goût, la quantité de nicotine, l’importance du throat hit (contraction de la gorge, source de plaisir chez le fumeur) et de la fumée. C’est précisément cette variété et la possibilité de personnaliser son utilisation qui pousse de plus en plus de fumeurs à se tourner vers cet objet lorsqu’ils souhaitent arrêter ou tout au moins diminuer leur consommation de tabac.
Cette personnalisation est en revanche peu compatible avec les protocoles menés jusqu’à présent dans les différentes études cherchant à prouver l’efficacité de l’e-cigarette. Les protocoles visent généralement à comparer l’efficacité de celle-ci par rapport au patch ou encore au Champix (médicament anti-tabac). Or, les personnes suivies doivent toujours suivre un cadre pour l’utilisation de l’e-cigarette : une certaine dose de nicotine, un certain goût, etc. Ainsi si les études ne rendent pas plus compte de la pluralité de l’utilisation de cet objet, elles seront toujours soumises à de nombreuses critiques.
Durant notre enquête, nous avons par ailleurs pu observer qu’en règle générale les acteurs étaient très critiques les uns envers les autres. La cause de ces attitudes est probalement le fait qu’il est bien difficile d’apporter des preuves suffisamment solides (en ce qui concerne l’efficacité et la toxicité de la cigarette électronique) que de pointer du doigt les faiblesses dans les preuves apportées par les autres acteurs.
D’autres questions soulevées par cette controverse et qui nous sont apparues lors d’entretiens avec différents acteurs demeurent plus ouvertes.
Selon la règlementation actuelle, lorsqu’un nouveau produit arrive sur le marché, il doit être identifié à un produit déjà existant. Or dans le cas de l’e-cigarette, elle est identifiée à ce qu’elle essaie de combattre, ce qui lui vaut d’avoir le même statut avec de nombreuses restrictions. De plus l’e-cigarette est caractérisée par la singularisation de son utilisation, ce qui la rend encore plus difficile à réglementer.
- Comment réglementer un nouveau produit caractérisé par la singularisation de son utilisation sur le marché ?
Si on imagine que tous les fumeurs sont remplacés par des utilisateurs d’e-cigarettes nicotinées (ce qui est souhaité par nombre de professionnels de santé), et que les e-liquides ne sont pas toxiques, la société comptabiliserait des millions de personnes dépendantes à la nicotine.
- Est-il éthiquement acceptable d’avoir une société dépendante à la nicotine ? Plus généralement à toute substance addictive non nocive à faibles doses ?