Depuis son apparition sur le marché en 2004, et jusqu’en 2010 où les premières boutiques ont été ouvertes en France, l’unique moyen de se procurer une e-cigarette dans l’Hexagone était de passer commande sur Internet via des fournisseurs étrangers (essentiellement chinois). Le manque de recul face à ce nouveau produit, ainsi que la grande variété des gammes disponibles à la vente sans aucune régulation, ont rapidement posé le problème du statut qu’il fallait donner à l’e-cigarette. En outre, une enquête de l’OMS a montré qu’en 2014, l’usage de la cigarette électronique n’était pas réglementé dans la moitié des pays de la planète! Or, comme il a été présenté dans la partie « Toxicité » , l’e-cigarette est loin d’être un produit anodin. Même s’il s’avère qu’elle présente moins de dangers que la cigarette, il serait utopique de dire qu’elle est complètement inoffensive pour le corps humain, et en cela il faut établir une réglementation en essayant de classer la e-cigarette dans une catégorie de produits déjà existants, chose qui est loin d’être aisée compte tenu de la multiplication des singularités de cet objet.
Au niveau national, il a fallu attendre Mai 2011 pour qu’un organisme de santé se prononce sur le sujet. C’est ainsi que l’Agence Nationale de Sécurité du Médicament et des Produits de Santé (ANSM) a déclaré que la cigarette électronique ne peut être considérée comme un dispositif médical. Actuellement, la réglementation française est soumise à une directive européenne présentée en Avril 2014, stipulant que l’e-cigarette doit être vue comme un produit du tabac. Concernant le contrôle des produits disponibles à la vente, ce n’est que depuis 2016 que l’Association Française de Normalisation (AFNOR) a introduit une norme sur les cigarettes électroniques et les e-liquides, établissant des critères de sécurité et de qualité.
Ainsi, ces différents débats montrent qu’il y a un réel enjeu derrière le statut donné à la cigarette électronique. Faut-il plutôt la percevoir comme un produit du tabac, un dispositif médical, ou simplement un bien de consommation ? Quelles sont les conséquences sous-jacentes pour les vapoteurs et les professionnels de la vape ?
Un produit du tabac ?
D’après une enquête de l’OMS, en 2014, 10% des pays du monde, dont la France, considèrent les e-liquides nicotinés comme produits du tabac d’un point de vue légal. Cela impose une réglementation similaire à celle de la cigarette classique sur de nombreux points : interdiction de la promotion publicitaire, de la vente aux mineurs, de l’utilisation dans certains lieux publics, etc.
D’autre part, ce statut de la cigarette électronique accentue l’analogie entre l’acte de vapoter et l’acte de fumer. Certes, le vapotage n’est pas interdit dans tous les lieux publics, mais considérer l’e-cigarette comme un produit du tabac, c’est introduire dans la société l’idée que « vapoter c’est fumer ». Or, de nombreux acteurs dénoncent une « diabolisation de la nicotine », comme Jacques Le Houezec, consultant en santé publique ou encore Charly Pairaud, vice-président de la FIVAPE (Fédération Interprofessionnelle de la Vape). Selon lui, si la nicotine n’avait pas été introduite par le tabac, il n’y aurait pas tant de débats sur l’utilisation de la cigarette électronique. Il faudrait donc d’après lui voir la vape comme une pratique totalement indépendante de l’acte de fumer, et donc la législation actuelle ne serait pas adaptée.
Le statut de produit du tabac engendre également des conséquences pour les professionnels de la vape. Ces derniers estiment que la cigarette électronique perd sa valeur initiale, sa raison d’être, qui est tout simplement celle d’un outil de sevrage tabagique. En effet, la réglementation en vigueur interdit aux vendeurs d’e-cigarettes de la présenter comme un produit de sevrage tabagique, limitant son champ d’action dans ce domaine, et de toute diffusion d’information (auprès des fumeurs et du grand public). Or, les vertus de la cigarette électronique en tant que produit de sevrage sont défendues par de nombreux experts, tout comme le fait qu’elle est bien moins nocive que la cigarette, et bien que ces thématiques donnent encore lieu à débat (voir les parties « Efficacité du sevrage » et « Toxicité » pour plus de détails), des experts comme Antoine Deutsch mettent déjà l’accent sur le fait d’étendre dès maintenant au maximum le champ d’action de la e-cigarette. Ainsi dans l’entretien qu’il nous a accordé, il affirmait qu’il fallait répandre au maximum l’utilisation de la e-cigarette même si celle-ci présente des dangers pour le corps, car non seulement l’e-cigarette ne pourra jamais être totalement inoffensive, mais surtout ces dangers seront de toutes façons bien moindres que ceux de la cigarette.
Au cours d’un entretien avec Charly Pairaud, celui-ci a insisté sur le désir des professionnels de la vape de donner à la cigarette électronique un statut spécifique, car en l’état actuel, cette dernière est inévitablement associée à la cigarette classique. La FIVAPE estime que son statut actuel est le fruit d’une décision politique découlant de l’idée qu’en France « on doit nécessairement placer les nouveaux produits dans une classe de produits déjà existants ».
Toutefois, cette conception a également un avantage, celui de limiter l’effet de renormalisation du tabac. En effet, le risque d’une régulation trop laxiste de l’e-cigarette est de rendre banal l’acte de fumer. En ajoutant à cela l’idée que les vapoteurs se mêlent souvent aux fumeurs pour vapoter (lors d’une pause cigarette typiquement), le fait de fumer peut redevenir « normal » aux yeux de la société. Ceci aurait de multiples incidences : tout d’abord, il y aurait une augmentation du nombre de fumeurs, ce qui est évidemment en désaccord avec les politiques de santé publique, mais également avec les arguments de vente principaux des fabricants d’e-cigarettes. Ensuite, une re-normalisation de la cigarette entrainerait avec certitude une accentuation de l’effet passerelle, avec un basculement des plus jeunes vers le tabac. Evidemment, ceci suggère un lien entre vapoter et fumer, analogie qui est soumise à controverse.
Un autre acteur majeur de la santé publique, le HCSP (Haut Conseil à la Santé Publique), est sorti de son silence en 2014 en donnant un avis sur l’utilisation de l’e-cigarette en France. Ce document contient entre autres une invitation à engager une réflexion sur la création d’une cigarette électronique « médicalisée ». Qu’en est-il réellement ?
Si garder la cigarette électronique comme un produit du tabac ne semble pas être solution satisfaisante, est-il préférable de lui donner le statut de médicament ?
Un médicament ?
Parmi les pays membres de l’OMS, 6% ont choisi de placer l’e-cigarette comme un médicament, d’après une enquête de l’OMS.
Vendre la cigarette électronique en tant qu’outil thérapeutique présente l’avantage de pouvoir mieux contrôler les liquides et le produit en lui-même. De plus, lorsqu’un produit est disponible en pharmacie, le client a une garantie supplémentaire sur la qualité du produit relativement à sa santé, grâce aux contrôles nécessaires à la mise en vente du médicament. La contrepartie de ce gage de qualité est le temps que prennent les procédures de mise sur le marché de médicaments. En effet d’après le site de l’Inserm (Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale), « près de 15 ans sont nécessaires pour qu’une molécule présentant un intérêt thérapeutique devienne un médicament ». Ainsi, même si les gouvernements cherchaient à accélérer le processus, il faudrait des années avant que les cigarettes électroniques soient disponibles en tant que dispositif médical en France.
Selon le second rapport du HCSP, l’ANSM (Agence Nationale de sécurité du médicament) déclare que la cigarette électronique « répond à la définition de dispositif médical ». Ainsi, l’Académie Nationale de Médecine propose de séparer en deux le marché des cigarettes électronique : d’un côté les cigarettes électroniques « médicalisées » (avec des doses contenant plus de 20mg/mL de nicotine) vendues en pharmacie, et de l’autre les liquides gardant le statut de produit « dérivé de l’industrie du tabac ». La première catégorie viserait ceux « qui désirent évoluer vers l’abstinence par le circuit pharmaceutique », et la seconde les autres. Ce système aurait alors pour mérite de reconnaître l’efficacité de certaines cigarettes électroniques et de les rembourser partiellement, ce qui est impensable aujourd’hui avec la qualification de « produit du tabac ». L’e-cigarette médicalisée répondrait également à la demande de ceux qui privilégient l’assurance de ne pas avoir d’effets néfastes plutôt que de profiter de l’ensemble de la variété de goût, de cigarettes électroniques et de dosage de « throat hit » » (contraction de la gorge, source de sensation de plaisir chez les fumeurs) disponibles en magasin. D’un autre côté, cela impliquerait d’imposer un comportement aux fumeurs souhaitant se sevrer de la cigarette classique. En effet, ils devront décider dans quelle catégorie ils souhaitent appartenir. Ceci semble aller en contradiction avec ce que fait une des véritables forces de l’e-cigarette comparée aux autres moyens de sevrage : la liberté de son utilisation.
Considérer l’e-cigarette comme un bien de consommation courante semble la solution qui est le plus en accord avec la multiplicité de ses utilisations. Est-ce une solution que le gouvernement peut mettre en place ?
Un bien de consommation ?
Contrairement au statut de médicament, vendre l’e-cigarette comme un bien de consommation ne donnerait pas au client l’impression d’être « malade » (ce qui est inévitable si cet objet est vendu en pharmacie et remboursé au moins partiellement par la sécurité sociale). De plus, elle serait libérée de toute contrainte liée au statut de produit dérivé du tabac. Ainsi, vendue en magasin spécialisé la cigarette électronique garde cette caractéristique spécifique de pouvoir aider au sevrage tabagique tout en gardant une sensation de plaisir. De plus, les combinaisons différentes possibles entre le « throat hit», la fumée, la quantité de nicotine et la très grande variété de saveurs permettent à chaque fumeur de trouver ce qui lui correspond le mieux et ainsi augmenter ses chances de réussites pour se sevrer.
En outre, d’après des professionnels de santé comme Bertrand Dautzenberg ou encore Ivan Berlin, si l’efficacité de l’e-cigarette est reconnue, le moyen le plus efficace et le plus simple de diminuer le nombre de fumeurs est de vendre la cigarette électronique comme un bien de consommation. En effet, un maximum de fumeurs serait alors atteint et il y aurait une certaine complémentarité avec les autres outils de sevrages (patchs, gomme à mâcher) (nos entretiens avec eux sont consultables sur ce lien et sur celui-ci) .
Lors de notre entretien avec eux, Charly Pairaud et le président du fabricant français d’e-liquides Vincent Dans Les Vapes (VDLV) Vincent Cuisset ont estimé que « de bonnes normes peuvent se passer de loi ». Ils sont ainsi en faveur de l’instauration de normes « vivantes » qui suivraient les découvertes scientifiques. Par exemple la norme AFNOR a interdit l’utilisation du diacétyle, dont une étude d’Harvard (Flavoring Chemicals in E-Cigarettes: Diacetyl, 2,3-Pentanedione, and Acetoin in a Sample of 51 Products, Including Fruit-, Candy-, and Cocktail-Flavored E-Cigarettes) a démontré qu’elle pouvait faire apparaître des bronchites et d’autres maladies respiratoires. Ainsi, les normes peuvent s’adapter aux découvertes scientifiques et protéger les vapoteurs de produits nocifs. Cependant, les organismes de santé publique pourraient reprocher à ces normes de dépendre de l’avancée des découvertes scientifiques et donc d’exposer la population à des risques qui seraient évités si la cigarette électronique était vendue uniquement en tant que médicament.
Enfin, ce statut semble celui qui serait le plus en accord avec ceux qui militent pour une « dédiabolisation de la nicotine ». En effet, Charly Pairaud souhaiterait que la cigarette électronique nicotinée devienne à termes comme « le vin ou le café aujourd’hui » : un produit vendu avec des doses maximales conseillées.
Conclusion
Actuellement et pour les prochaines années (en attendant la décision de l’ANSM et de la Direction Générale de la Santé), la cigarette électronique est vendue comme un produit dérivé de l’industrie du tabac. Cependant, ce statut ne semble pas être la solution la plus adaptée pour l’objectif premier de la cigarette électronique : le sevrage total ou partiel du tabac. D’un autre côté, donner le statut de médicament à l’e-cigarette ne constituerait pas une solution efficace dans la lutte anti-tabac. La cigarette électronique serait alors coupée de son intérêt principal : toucher des fumeurs qui ne se tourneraient pas vers les outils de sevrages médicalisés. Ainsi deux statuts restent possibles : séparer en deux le marché comme le propose l’ANSM ou la faire devenir un bien de consommation courante, ce qui est préconisé par la FIVAPE ou encore le professeur Dautzenberg. Pour augmenter l’efficacité de ces deux solutions, il serait souhaitable et logique d’étendre les aires d’utilisation de la cigarette électronique au-delà de ce qui est permis actuellement. En effet, il serait incohérent d’interdire dans la majorité des lieux publics l’utilisation d’un médicament ou d’un bien de consommation courante.
La première solution présenterait l’avantage de rembourser partiellement certaines cigarettes électroniques et d’assurer au consommateur un gage de qualité et de sécurité. Cependant à termes, ce double système pourrait devenir préjudiciable pour les utilisateurs d’e-cigarette non médicalisée car leur cigarette électronique subirait les mêmes restrictions que les cigarettes classiques. Ces utilisateurs seraient alors obligés de garder les inconvénients allant avec ce statut ou de se diriger vers la cigarette médicalisée.
La seconde option envisageable, le statut de bien de consommation courante, est celle qui exploiterait au mieux le potentiel de la cigarette électronique dans la lutte anti-tabac grâce à toute la souplesse qu’apporte la vente de cet objet en magasin spécialisé. En effet, l’utilisateur pourra gérer ses doses de nicotine et choisir s’il utilise de la nicotine sans changer aucunement son comportement. Cependant c’est également avec ce statut que ses changements continuels et rapides seraient le plus difficile à contrôler et donc de déceler les substences potentiellement nocives.