Quelle perception a-t-on réellement de la matière noire ?

Lorsque nous avons commencé notre travail sur la matière noire il y a quelques mois, nous ne nous imaginions pas devoir nous confronter à un domaine aussi ouvert, aussi dense et aussi complexe. Ce que nous connaissions du sujet, via la presse scientifique, nous laissait penser que les différentes hypothèses avançaient de concert et que l’on trouverait bientôt une solution au problème de la matière noire, une solution qui mettrait d’accord tout le monde et clôturerait définitivement le débat. La réalité est en réalité bien plus complexe.

Comme nous l’avons vu précédemment, la recherche sur la matière noire est un domaine extrêmement vaste comportant de nombreuses ramifications. Les chercheurs qui travaillent dans ce domaine sont parfois issus d’autres branches de la physique ou, inversement, travaillent parfois également sur des sujets connexes. Tout ceci dessine un réseau complexe de relations entre chercheurs, entre théories et hypothèses, entre conceptions de la recherche fondamentale. Il y a ainsi ceux qui cherchent plutôt des candidats sous la forme de particules et ceux qui veulent redéfinir les lois de la physique et il y a aussi ceux qui cherchent un consensus. Il y a ceux qui expérimentent, ceux qui théorisent. Il y a ceux qui conçoivent les expériences, ceux qui traitent les données. Il y a ceux qui mettent leur espoir dans les accélérateurs de particules, ceux qui préfèrent les satellites et ceux qui tentent d’observer directement les interactions de la matière noire avec la matière ordinaire. Il y a ceux qui pensent que la quête de la matière noire est vaine, et ceux qui espèrent encore améliorer les techniques d’observation.

Sommaire

L’impact de la vulgarisation sur le discours scientifique

La lecture de la presse, qu’elle soit généraliste ou spécialisée, ne reflète malheureusement qu’une partie de toutes ces idées. L’opinion est façonnée par des articles qui se ressemblent tous un peu. Lorsque l’on lit plusieurs articles sur le sujet dans différentes publications grand public, on a vite le sentiment d’avoir fait le tour du sujet alors que la réalité est beaucoup plus complexe. Il est aisé de s’en rendre compte lorsque l’on commence à lire des publications scientifiques.
Nous avons réalisé, pour nous en rendre compte, une petite étude statistique sur la fréquence d’apparition de différents mots-clés dans deux types de publications : d’une part les publications scientifiques (articles scientifiques, revues de la littérature, lettres…) et d’autre part les publications de presse. Nous disposions d’environ 13.500 articles de presse[1] et 29.500 articles scientifiques[2] évoquant le sujet de la matière noire. Nous avons recherché dans ces bases de données des mots-clés de différentes natures et liés à un grand nombre d’aspects fortement liés aux problèmes que nous avions identifiés après notre analyse du problème scientifique. Pour chaque mot-clé, nous avons compté le nombre d’articles le comportant. Les résultats figurent sur les deux nuages de mots-clés suivants (cliquez ici pour voir notre méthodologie[3][4]) :

Nuage des mots-clés les plus importants selon leur poids dans le corpus scientifique. La taille de chaque mot est proportionnelle au nombre d’articles le citant.
Nuage des mots-clés les plus importants selon leur poids dans le corpus de presse. La taille de chaque mot est proportionnelle au nombre d’articles le citant.

 

Plusieurs points sont à relever de cette analyse quantitative :
À première vue, les nuages semblent se ressembler dans les grandes lignes pour le lecteur non averti. Les mots-clés touchent aux mêmes domaines, on retrouve en gros les mots « mass », « energy », « galaxy », « universe » dans les deux cas, associés à une ribambelle de mots touchant au domaine de la physique fondamentale. Toutefois, on constate bien à cette échelle le phénomène de simplification qui a lieu lors de la vulgarisation des articles scientifiques en articles de presse.
En premier lieu, les quatre mots-clés précédents sont beaucoup plus proéminents dans la presse que dans les articles scientifiques où ils sont d’importance égale comparativement à beaucoup d’autres sujets.

 

Par exemple, le mot-clé « cosmology » est assez important dans la littérature scientifique alors qu’il est peu présent dans la presse. Il s’agit du domaine précis de la physique fondamentale dans lequel s’inscrit la matière noire. Il est dans la littérature de presse substitué par des termes plus visuels comme « galaxy », « universe », « energy », ou encore « scientist », même si ceux-ci sont toutefois un peu vagues. De même, l’importance des astroparticules, des clusters, de la réflexion sur les méthodes ou sur les simulations est considérablement moindre dans la presse. Celle-ci occulte donc un certain nombre de thématiques de recherche.

 

On remarque également que la presse a tendance à donner de l’importance à des concepts qui sont très peu présents dans la recherche fondamentale. L’hypothèse, en particulier, que l’énergie sombre soit liée à la matière noire (toutes deux sont désignées avec l’adjectif dark en anglais) est relativement peu présente dans la communauté scientifique. Le mot-clé « dark energy » ne représente en effet, en proportion de tous les mots-clés précédents, qu’un domaine de recherche comme tant d’autres. Dans la presse cependant, il est l’un des rares domaines à être beaucoup cité ce qui lui donne une certaine importance et est susceptible de modifier l’imaginaire collectif. Au contraire, il est très étonnant que le mot-clé « gravitation » soit presque absent de la presse alors qu’il occupe une place centrale dans la théorie scientifique et dans les publications associées.

 

La presse généraliste fait également un usage assez conséquent des adjectifs donnant un avis subjectif sur l’avancée des recherches. Là où les articles scientifiques évoquent plutôt les perspectives de recherche futures prospects, les articles de presse utilisent beaucoup plus fréquemment des adjectifs tels que « mysterious », qui laissent planer une certaine opacité sur le sujet, qui serait donc trop compliqué pour être appréhendé. Le sujet est aussi évoqué de manière très visuelle avec « milky way » (la Voie lactée) ou « galaxy ». On lit enfin beaucoup « hope », et la réflexion sur les coûts des recherche prend une certaine importance.

 

Les références des articles de presse enfin, sont plus dans l’imaginaire. On cite plus volontiers Vera Rubin que Peebles ou Ostriker. Celle-ci est, pour le grand public, la mère de la théorie de la matière noire alors que selon un scientifique que nous avons interviewé, c’est Peebles qui a effectué la majorité du travail. Ceci se ressent en analysant le corpus d’articles scientifiques : Peebles et Ostriker sont cités dans 20 % des articles sur le sujet alors que Vera Rubin l’est deux fois moins !

 

De manière générale enfin, les articles scientifiques ne mettent pas – mis à part les mots un peu généraux sur le sujet – de domaine particulièrement à l’honneur : les coûts, la matière noire froide, les WIMPs, la théorie MOND, les énergies en GeV, la protection des laboratoires souterrains du bruit de fond sont évoqués de manière assez égale. Dans les articles de presse, au contraire, les domaines un peu techniques sont réservés à quelques articles assez épars. On préfère parler de laboratoire souterrains ou de satellites aux cristaux utilisés dans les premiers détecteurs.

La vulgarisation sur un exemple : la raie d’émission à 3,55 keV de fin 2014

On pourrait donc résumer le passage de la littérature scientifique à la littérature de presse en quelques phrases clés : on conserve le sujet général, on vulgarise en utilisant des mots visuels et en appelant à l’imaginaire pour ne pas perdre le public, on change parfois certaines suggestions circonspectes en hypothèses et on ouvre à d’autres domaines connexes.
Prenons un exemple : à la fin de l’année 2014, deux équipes de chercheurs ont annoncé avoir observé une raie d’émission à 3,55 keV inexpliquée (il faut comprendre qu’ils ont observé un rayonnement d’une certaine fréquence à un endroit donné de l’espace, et que cette fréquence n’est pas censée être produite par de la matière classique). Deux articles scientifiques ont été publiés à la suite de cette découverte, puis une cascade d’articles de vulgarisation. On peut observer très nettement les phénomènes que nous évoquions ci-dessus en comparant les abstracts d’un article de base[5] et les résultats dans un article de la presse grand public[6].

Si l’article de J. Bourdet dans CNRS Le journal est très agréable et facile à lire, il n’en est pas moins sujet à des imprécisions et des extrapolations conséquentes si on le compare aux articles scientifiques qui sont à l’origine de la découverte. L’abstract de la publication de A. Boyarsky dit :

Although for each object it is hard to exclude that the feature is due to an instrumental effect or an atomic line, it is consistent with the behavior of a dark matter decay line. Future (non-)detections of this line in multiple objects may help to reveal its nature.

L’article ne fait pas état de la découverte de matière noire, il émet seulement l’hypothèse que l’observation pourrait correspondre aux théories mais que rien n’est moins sûr et que le tout risque d’être entaché d’erreurs de mesure. Au contraire, l’article de CNRS Le journal annonce d’emblée de jeu, dès le chapeau : « le signal ne peut être dû qu’à la présence de matière noire dans ces amas ». On retrouve également disséminés dans le texte les adjectifs que nous évoquions plus haut : « mystérieux », « inexpliqué » qui renforcent un peu la tension sur la découverte. L’article se finit sur la confiance en un futur instrument qui devra être lancé quelques mois après, avec des mots très forts : « Celui-ci scrutera le centre de la Voie lactée avec une précision inégalée et, si ce mystérieux signal existe vraiment, il ne pourra alors pas le rater… ». L’éloge de ce futur satellite est presque poussé à l’extrême, ce qui reflète le caractère de l’article tout entier. En cela, il s’oppose à la publication scientifique qui est plus circonspecte.

Ce qu’un article de vulgarisation n’est pas

Que tirer de tout cela ? Simplement qu’il faut sûrement faire preuve de prudence lorsque l’on lit la presse scientifique grand public. Elle fait preuve de beaucoup d’imprécisions et est souvent très optimiste. Il ne faut pas lui reprocher car on ne demande pas à la presse de faire le même travail que les scientifiques : son devoir est bien de vulgariser des concepts qui, sinon, ne seraient pas accessibles au plus grand nombre. Écrire un article scientifique est donc avant tout un choix et, en cela, un article scientifique est subjectif. Une journaliste d’une grande revue scientifique grand public française nous a confié lors d’une interview :

Il faut qu’on soit conscient que ce n’est pas un choix neutre. Ce choix, on le fait vraiment en mesurant tous les aspects. Est-ce que ça vaut le coup que je donne la parole à cette personne qui va défendre ce point de vue qui n’est pas un point de vue dominant ou alors est-ce que ça va fausser le débat public ? En l’occurrence pour ce dossier-là, je suivais les travaux qui ont été présentés depuis longtemps et puis, en discutant avec les uns et les autres, souvent les gens me disaient : on dépense autant de moyens mais peut-être qu’en fin de compte, il n’y a même pas de quoi faire appel à l’hypothèse de la matière noire. À un moment donné, je me suis dit : il faut quand même que le public entende cette voix un peu divergente. Bien entendu, il faut que les arguments soient toujours scientifiques et solides. Il faut que les auteurs aient publié dans des revues à comité de lecture, des revues sérieuses. En tenant compte de ça, on peut donner la parole à des personnes qui ont des points de vue minoritaires.

A. Khalatbari, journaliste scientifique

Il faut donc considérer que l’article scientifique ne donne pas une vérité en soi mais plutôt le résumé d’une démarche.

Mon souci c’est toujours de donner la vision de la science qui est en train de se faire. Les gens se disent souvent que les journalistes sont neutres. Non, on n’est ni impartial ni neutre mais il faut qu’on essaie d’être honnête.

A. Khalatbari, journaliste scientifique

Lorsqu’elle évoque les résultats scientifiques qui ne sont pas confirmés, la journaliste que nous avons interviewée aborde alors la question du financement du journal.

On a fait un papier sur la particule X, c’est un cas de figure très excitant mais aussi un vrai cas de conscience. Est ce qu’il faut en parler ou ne pas en parler ? Eux-mêmes [les chercheurs], ça leur brûle les doigts d’en parler, c’est très excitant, ils sont sur le point de découvrir quelque chose. Alors quand on connaît les gens, ils disent ça va être génial mais n’en parlez pas. Alors qu’est-ce qu’on fait ? Mais nous on est un mensuel. Donc si une actu tombe aujourd’hui, c’est dans un mois que ça va sortir. Il ne faut pas qu’en un mois ça se dégonfle mais il ne faut pas non plus que ça sorte après tout le monde. C’est donc un choix éditorial.

A. Khalatbari, journaliste scientifique

Pour qu’on fasse du beau travail, il faut qu’on ait des moyens et du coup il faut qu’on vende. Bon, la pub explique beaucoup de moyens mais il faut aussi susciter le désir de l’acte d’achat. Il faut savoir où placer le curseur.

A. Khalatbari, journaliste scientifique

Il faut savoir que le titre, la couverture des magazines ne sont pas décidés par les journalistes. C’est un travail de marketing. On n’a presque pas de contact avec les gens qui font cela. Il est évident que le numéro que je vous ai montré, le titre je ne suis pas complètement à l’aise.

A. Khalatbari, journaliste scientifique

Il faudrait donc, pour résumer, prendre l’article scientifique pour ce qu’il est et suivre deux règles fondamentales :

Les gens savent qu’une couverture de magazine, ça ne représente pas forcément bien la réalité.

A. Khalatbari, journaliste scientifique

On fait la science en train de se faire. Je vais un peu caricaturer les choses : disons que le chercheur regarde l’objet de sa science mais nous, notre regard est porté sur le chercheur en train de regarder l’objet de sa science. Nous ce qui nous intéresse c’est l’activité humaine. Il y a des bassesses, des coups tordus, des gens magnifiques, des gens qui le sont moins. De ce point de vue-là, on est plus proche d’un journaliste sportif que d’un chercheur.

A. Khalatbari, journaliste scientifique

Ainsi, l’écriture d’un article scientifique passe par le choix réfléchi d’un angle de traitement du sujet, qui définira la perception du sujet par les lecteurs. L’opinion des lecteurs a ensuite un impact sur les actions des élus, et donc un impact sur la recherche elle-même.

Bibliographie