Matière noire et décisions politiques

Aussi étrange que cela puisse paraître au premier abord, la matière noire peut aussi avoir un impact plutôt politique, comme nous l’ont expliqué plusieurs journalistes. Comme on l’a vu précédemment, la communication sur les travaux scientifiques joue en effet un rôle primordial sur le développement de nouveaux projets et leur financement.

Sommaire

Le financement de la recherche

Les conclusions de notre investigation sur le décalage entre les données scientifiques et les données de presse soulèvent une question importante : dans la mesure où les articles de vulgarisation sont lus par les décideurs et qu’ils sont les vecteurs d’information principaux concernant les recherches sur la matière noire, quel impact  les choix des journalistes peuvent-ils avoir sur le financement des recherches en physique fondamentale ? Les théories les plus en vogue sont-elles simplement celles qui savent le mieux – soyons provocateurs – se vendre ?

Ce questionnement découle assez naturellement des témoignages d’un journaliste scientifique au Monde : N. Herzberg, et d’une journaliste d’un magazine de vulgarisation scientifique grand public : A. Khalatbari, que nous avons recueillis lors d’interviews et que nous citerons souvent dans la suite.

 

Il est évident que ça [la publication dans notre journal] rend visible, et ce malgré ce que peuvent dire les chercheurs, parce que nous on est un journal grand public. (…) Il y a beaucoup de gens qui suivent ces domaines-là qui se réfèrent à notre journal. Tout simplement car on est tous pris par le temps : la lecture et la compréhension d’un article de notre journal est beaucoup plus aisée que celle d’un article de journal très spécialisé. Il ne faut pas nier le fait qu’on a un réel impact sur la politique de la recherche.

Azar Khalatbari

 

Il y a même un enjeu politique pour la matière noire ! On ne dirait pas mais c’est quand même avec le budget de la recherche qu’on met tant de millions d’euros dans un instrument qui va traquer la matière noire, c’est un choix politique puisque c’est le budget de l’État. Il y a toujours un enjeu politique. On pense toujours qu’il n’y en a pas parce que c’est la physique fondamentale, que c’est l’univers et que ça ne changera pas notre vie. Mais au CNRS on va dire : est-ce qu’on va mettre le budget sur la physique fondamentale, sur la recherche de matière noire ? Quels instruments va-t-on financer ? Il faut mettre de l’argent dans la construction de monstres comme ça et fournir des ingénieurs pour les faire fonctionner. Il faut former des jeunes étudiants, ouvrir un master d’instrumentation par exemple. Il faut alimenter ces instruments-là. Tout ça, ce sont des directions que l’on prend, c’est très politique. Pas la politique qui a des conséquences aujourd’hui ; c’est vraiment le futur.

Azar Khalatbari

La question du financement de la recherche est ainsi, en seconde lecture, une composante importante du débat autour de la découverte de la matière noire. En effet, sans fonds monétaires accordés par les États ou les organismes de recherches, les laboratoires ne pourraient mener à bien des projets de recherche de plus en plus sophistiqués, et donc de plus en plus onéreux.

L’importance de la communication auprès des institutions

La commission européenne, via la plateforme CORDIS (Community Research and Development Information Service), assure la transparence de ses politiques de financement de projets, en présentant les fonds distribués. Chacun a alors accès aux rapports de projets financés pour des montants allant de 200.000 à 2.000.000 euros, par l’ERC (European Research Council), dans le cadre du programme Horizon 2020. Cet organisme a pour but d’encourager la recherche européenne de haut niveau, en supportant financièrement des projets de recherche collectifs et ambitieux. Les différents projets sont mis en compétition, et force est de constater que les objectifs annoncés par les équipes sont en général très alléchants, de même que leurs intitulés: « Delivering on the Promise of Measuring Dark Energy from Cosmic Lensing », « The Moment of Truth for WIMP Dark Matter », etc.

La mystification de la matière noire et la découverte de « The nature of the mysterious dark energy ». De nombreux superlatifs sont employés, chaque nouvelle méthode de calcul est « révolutionnaire », les efforts menés sont « colossaux ». Les difficultés de la découverte sont mises en exergue. « Résoudre l’énigme de la matière noire serait l’un des plus grands succès scientifiques de notre temps. Il est remarquable que même les avancées théoriques sur des problèmes scientifiques de cette envergure soient désormais le fruit de collaborations internationales comme la nôtre », déclare ainsi le professeur Carlos Frenk, directeur de l’Institut de cosmologie computationnelle de l’université de Durham.[1][2]

Promotion des travaux finis auprès de la communauté scientifique et du grand public

Une fois les financements obtenus, les équipes sont chargées de publier un rapport présentant les résultats obtenus. Le laboratoire ou le chercheur peut également publier des rapports plus fréquemment, parfois malheureusement pour augmenter sa reconnaissance au sein de la communauté scientifique (évaluée par le nombre de publications, ou le prestige des institutions) mais ceci est un autre débat.

La publication des résultats dans des revues spécialisées ou généralistes fait également l’objet d’une réflexion importante, au vu de son impact dans le monde public. C’est ici que le journaliste intervient : il doit en effet mettre en avant les découvertes et les aspects innovants des travaux effectués. N. Herzberg, journaliste au Monde nous a ainsi expliqué, lors d’une interview :

Après on sait que les chercheurs ne sont pas forcément objectifs, ils nous donnent des informations dans leur propre intérêt, défendent une certaine théorie. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, ils se montrent plus critiques envers des labos qui partagent les mêmes théories qu’eux (compétition), que des théories moins populaires (MOND). Il n’y a pas d’information sans manipulation. Il faut toujours se demander quel est l’intérêt de donner l’information, et est ce que cette information est vraie […]  Il y a aussi une volonté de publier, avec une stratégie de la date : à la fois pour justifier les financements, et par compétition avec les autres équipes (Panda X, LUX, Xenon…). Chaque publication est un coup de poker.

Nathaniel Herzberg

Les journalistes de presse généraliste permettent de transmettre l’information au public, en la simplifiant, et ont ainsi une certaine responsabilité vis à vis du laboratoire qui leur fournit l’information.

Cependant, dans les sujets peu médiatisés comme la matière noire, les journalistes ne sont en général pas trop conditionnés, et écrivent donc de façon relativement objective.

Des réseaux de chercheurs et de journalistes ?

Comment les journalistes trouvent-ils les informations et les sujets de leurs articles ? Principalement dans des revues spécialisées pour commencer.

A. Khalatbari est ainsi abonnée à des publications scientifiques comme des revues généralistes : Nature, Science, Astrophysics & Astronomy. Elle se rend régulièrement sur le terrain et dans les laboratoires pour discuter avec des chercheurs.

N. Herzberg, qui publie dans un journal, a des sources moins précises :

des résumés, des agrégateurs d’articles scientifiques, de temps en temps des dépêches, parfois la presse étrangère ou des confrères. On a toujours des contacts particuliers, des chercheurs qui peuvent nous rappeler spontanément si ils trouvent un sujet qui pourrait nous intéresser. Au début, on cherche les gens au hasard, après avec le métier, on a ses contacts. Lorsqu’on recherche plus activement sur un sujet très particulier, on lit des publications dans Nature ou Science, et je connais des chercheurs que je peux appeler et qui m’expliqueront les points que je n’ai pas compris (WIMPs, équations…) Lors de l’enquête, nous sommes vraiment très libres. Par exemple, lorsque j’ai eu envie de descendre sous terre voir ce qu’il se passait, j’en ai simplement discuté avec le rédacteur en chef, puis je suis parti quelques jours sur place. J’ai pu visiter les labos du Xenon, bientôt je pars aux États-Unis.

Nathaniel Herzberg

On constate ainsi que la relation au départ asymétrique dans laquelle les journalistes font appel aux chercheurs pour comprendre des notions qu’ils ne maîtrisent pas peut se transformer, au fil de leur carrière, en une relation un peu moins formelle dans laquelle certains chercheurs et certains journalistes se font mutuellement confiance et se refilent des tuyaux et des idées. A. Khalatbari nous l’a ainsi expliqué à demi-mot :

On a chacun notre réseau privilégié de chercheurs. Des gens qu’on peut déranger par exemple pour leur demander qu’est-ce que tu penses de cette publication, est-ce que c’est controversé, est-ce que ça ne l’est pas. C’est important : ce sont des gens en qui on a confiance et qui eux aussi ont confiance en nous.

Azar Khalatbari

Si on peut supposer que les chercheurs font parfois passer leurs travaux par ce canal, ce n’est bien entendu pas la seule source des sujets des articles. Selon N. Herzberg,

En général, il s’agit d’un élément d’actualité important. Cela peut être le bouleversement d’une théorie, ou bien une histoire qui apparaît via un nouvel article. On recherche alors si le sujet est vraiment nouveau. On apprécie en général au cas par cas, si les recherches ne sont pas récentes, si quelque chose a déjà été publié, on peut choisir de le traiter quand même, mais sous un angle nouveau. Il arrive aussi que des sujets n’aient jamais été traités, par exemple le blob, qui est pourtant un organisme assez extraordinaire. Nous y consacrerons une double page bientôt.

Nathaniel Herzberg

Bilan

Il convient donc en effet de faire preuve de la plus grande prudence en exploitant la presse de vulgarisation scientifique. Il n’est pas certain que ce soit le cas de tous les décideurs politiques et la transparence des médias, même dans le domaine scientifique, n’est certainement pas une donnée acquise. Ceci ajoute une certaine opacité au débat sur la matière noire car les grandes idées qui émergent du débat scientifique pour entrer dans la sphère publique ne reflètent pas directement le point de vue de la communauté scientifique : celui-ci est passé par un prisme, celui de différents vulgarisateurs qui, au fil des retranscriptions, ajoutent leur point de vue au débat, consciemment ou non.

La matière noire entre donc directement dans le débat public : pas seulement par son caractère hautement bouillant scientifiquement, mais aussi par la manière dont ce sujet à contenu très technique peut être interprété par les politiques pour décider de financer ce sujet plutôt qu’un autre sujet de recherches plus « pratique » comme la santé, alors même que les pistes pour percer le mystère de la manière noire sont parfois toujours plus opaques.

Bibliographie

  • [1] CORDIS. Site officiel de Cordis, Community Research and Development Information Service, référençant les projets financés par la commission européenne, http://cordis.europa.eu/project/rcn/202580_en.html. Site consulté le 19/05/17.
  • [2] ERC. Site officiel du European Research Council, présentant Horizon 2020, projet européen de financement de la recherche et de l’innovation, https://erc.europa.eu/. Site consulté le 19/05/2017.