Qui fait la langue?

Dans cette controverse, les prises de position de certains acteurs, en particulier les professeurs via le manifeste, l’Académie française avec sa déclaration, les journalistes par leurs choix éditoriaux, le pouvoir public à travers la circulaire d’Edouard Philippe, ont généré des réactions qui ont elle-même donné lieu à la publication d’autres prises de position. On note également de nombreuses tribunes rédigée par des acteurs qui expliquent leur position et avis personnel vis-à-vis de cette écriture, indépendamment de tout évènement particulier et qui sont donc des commentaires plus larges sur ce que devrait être la langue.
Ce débat a suscité des réactions plus ou moins virulentes dans leur manière d’exprimer leur critiques. Ainsi le Figaro titre que « L’académie française pourfend l’écriture inclusive » tandis que Libération oppose que « Eliane Viennot [est un] péril pour Immortel·le·s ». Chacun a son propre défenseur de la langue.
En dehors de toute considération de l’existence, l’utilité, ou le bien-fondé de l’écriture inclusive, cela montre que chaque réaction répond d’une certaine manière à une question plus large : Qui fait la langue ?
Dans cette controverse, chaque acteur donne sa propre réponse de manière implicite dans sa manière de formuler ses arguments. Ainsi, lorsqu’on écrit que « l’académie française pourfend l’écriture inclusive », il est sous entendu que l’académie a la légitimité nécessaire pour fixer les règles de la grammaire française . Ce à quoi l’article du monde « Écriture inclusive : non, l’Académie française ne décide pas seule du « bon usage » de la langue » répond qu’il n’en est rien, et que ce n’est pas l’académie qui fait la langue, et conteste son statut « d’autorité suprême et indiscutable de la langue française ». Les journalistes de Slate par la déclaration « Écriture inclusive : Slate.fr choisit l’accord de proximité », de même que tous ceux qui prennent position personnellement sur des plateformes publiques, montrent qu’ils considèrent que la langue se fait par des changements volontaires, par l’exemple de ses usagers. On remarque d’ailleurs, qu’au moment de la publication de la circulaire d’Edouard Philippe, beaucoup ont considéré que dès lors, l’arbitrage avait été fait. Des titres comme « Après la circulaire, « le débat est clos » » montrent que pour ces acteurs, si le débat est clos après la parution de la circulaire, c’est que le gouvernement est celui qui légitimement fait la langue, et que donc il n’y a plus de controverse puisque le gouvernement s’est exprimé.
Si pour certains la langue est issue d’une série de choix conscients de certains acteurs en rupture avec le passé, pour d’autres changer la langue volontairement et brutalement n’aboutit à rien. Alain Bentolila, linguiste, considère que la langue ne peut « voir sa structure changer qu’au rythme de l’évolution du peuple qui la parle. » De même quand Alain Rey, aussi linguiste, explique que « l’écriture inclusive est vouée à l’échec », il précise que c’est parce qu’ « imposer un changement brutal dans la langue n’a aucun sens ». Il prétend donc que la langue se fait lentement, par l’usage, et que ce processus ne peut être brusquement modifié.
On peut donc identifier deux grandes conceptions opposées de la façon dont la langue est faite. Selon la première la langue se formerait avec l’usage, et d’après la seconde elle résulterait des actions de certains acteurs qui forment la langue consciemment et volontairement.
Ces acteurs qui essaient d’avoir une influence directe et volontaire sur la langue peuvent être regroupés en trois parties distinctes. Tout d’abord, le pouvoir public peut agir à travers la publication de décrets et circulaires. La circulaire du 21 novembre 2017 relative aux règles de féminisation et de rédaction des textes publiés au Journal officiel de la République française en est un exemple. L’Académie française, souvent consultée lors de la rédaction de lois concernant la langue, vient appuyer cette influence du pouvoir public.  Ensuite, on retrouve l’école et l’éducation, à travers les différents professeurs qui choisissent d’enseigner d’une certaine manière la langue. Enfin, la dernière catégorie regroupe les journalistes, les blogueurs, les éditeurs, ainsi que tous les individus qui s’expriment dans le but d’être lus ou entendus par le plus grand nombre et en profitent pour prendre position en utilisant la langue d’une certaine manière.
C’est un débat qui a lieu par exemple au sein des correcteurs du Monde, et qui résume une partie de la question : « Certains d’entre nous pensent que le fait de féminiser « artificiellement » et de façon volontariste la langue ne changera pas les mœurs […] : on ne décrète pas les changements d’une langue […] D’autres sont persuadés, au contraire, que certains détails influent sur un mode de pensée, pèsent sur celui-ci, ou qu’ils ne sont que la confirmation d’une évolution voulue et l’entérinent : il faut forcer les résistances, dans la langue comme ailleurs. » 
 
 
 
 
 
 

La langue, une terre glaise formée par l’usage

Certains considèrent que loin d’être un patrimoine figé, la langue est en constante évolution. Elle se modifie avec les époques, reflète l’usage et se définit même en fonction de la pratique courante. Cependant ces individus ne veulent pas dire que la langue se modifie de manière abrupte et instantanée. Selon ces personnes les différences que nous pouvons observer entre la langue que nous parlons aujourd’hui et celle que nous pouvons lire dans des textes anciens se seraient formées sur de longues périodes de temps, par l’érosion de vieilles pratiques et par l’apparition petit à petit de nouvelles. Ces nouvelles pratiques s’inscriraient ensuite dans la langue de manière continue, sur des périodes significatives de temps et leur vecteur de diffusion serait l’habitude et l’usage.
Dans cette optique Dominique Bona, académicienne a déclaré que « la langue est une terre glaise, qui a été formée et déformée par l’usage au cours des siècles »
Ainsi d’après la vision de la langue portée par ces personnes, l’écriture inclusive ne pourrait s’inscrire durablement dans la langue qu’après une certaine période de temps où elle se diffuserait de manière naturelle par son utilisation dans le langage courant. Essayer de convaincre les masses d’utiliser cette écriture par le moyen de prises de position publiques et volontaristes serait en inadéquation avec les véritables processus de transformation de la langue. Alain Rey, linguiste et rédacteur en chef du dictionnaire Robert, estime lui que modifier aussi rapidement la langue est tout bonnement impossible :
«Imposer un changement brutalement dans la langue n’a aucun sens. C’est voué à l’échec. »
Il considère donc que l’écriture inclusive est destinée à disparaître si elle est présentée de cette manière.
 
 
 
 
 
 

Le rôle de l’école

L’école et l’éducation occupent une place capitale dans la controverse. C’est en effet suite à la publication d’un manuel scolaire que la controverse a démarré.
Pour certains, l’école est l’un des endroits où doit être enseignée l’écriture inclusive, car c’est elle qui forme nos premières conceptions sociales. Ainsi, le manifeste sur Slate de professeurs s’engageant à n’enseigner que l’accord de proximité explique que la répétition de la formule « le masculin l’emporte sur le féminin » induit des représentations mentales sexistes, alors que l’école doit au contraire promouvoir l’égalité.
De même, Marie Loison-Leruste considère que c’est en éduquant l’écriture inclusive aux jeunes enfants, car ils n’ont pas encore assimilé de représentations sexistes, que plus tard ces générations qui auront grandi avec une écriture moins sexiste formeront une société où la domination d’un sexe sur l’autre sera moins présente. L’école en tant que lieu d’enseignement sert donc à enseigner l’égalité de traitement entre les genres. L’éditeur Hatier explique d’ailleurs qu’une des motivations qui l’a poussé à produire un manuel en écriture inclusive était de répondre à la volonté de l’éducation nationale d’avoir un enseignement non sexiste. De nombreux professeurs ont d’ailleurs fait la démarche personnelle de faire leur cours avec l’écriture inclusive, comme c’est le cas de Marie Loison-Leruste (qui a également signé la tribune sur Slate). Elle explique ainsi pouvoir débattre avec ses étudiants sur l’écriture inclusive, étudiants qui seront les futurs usagers de la langue française.
D’autres considèrent que ce n’est pas le rôle de l’école d’être le lieu d’un tel débat. Pour Julien Damon dans Le Point, « le rôle de l’école […]  n’est pas d’ingurgiter une nouvelle écriture, mais de corriger les fautes, d’apprendre à lire et écrire ensemble ». Marlène Schiappa juge d’ailleurs problématique que des professeurs aient pris l’initiative d’enseigner l’écriture inclusive, contre la volonté du ministre de l’éducation nationale Jean Michel Blanquer. Pour elle « on ne peut pas décider de son propre chef ce qu’on va enseigner ou pas, quelle qu’en soit la raison ». Le débat doit être porté dans un autre lieu que l’école, qui doit se contenter de faire l’enseignement « normé » de la langue française. Le blogueur Un Odieux Connard considère que ce militantisme n’a pas sa place dans l’école, et pourrait mener à toutes sortes de dérives. Il donne l’exemple de militants qui croient que la Terre est plate, et qui pourraient alors, dans la même logique, enseigner leurs croyances.  (Marie Loison Leruste: entretien)
 
 
 
 
 
 

Le rôle des pouvoirs publics

Les institutions publiques ont joué un rôle majeur dans cette controverse, que ce soit via la déclaration de l’Académie française, ou via la publication dans le journal officiel de la circulaire d’Edouard Philippe sur les textes administratifs. Si la circulaire n’a pas suscité beaucoup de débats sur la légitimité du gouvernement de l’avoir publié, outre le fait qu’il ait raison ou non, il en est tout autre de l’Académie. Sa légitimité et son rôle sont en effet souvent contestés.
Suite à la déclaration de l’Académie française qualifiant l’écriture dite inclusive de « péril mortel » pour la langue française, de nombreux articles ont repris cette déclaration comme argument d’autorité pour confirmer leur opinion.Pour certains, l’Académie est la gardienne de la norme et la garante de l’avenir de la langue.Le président de la cour de cassation a d’ailleurs envoyé un courrier pour demander de réviser certaines recommandations liées à la féminisation des noms de métiers. Ainsi pour certains organes institutionnels, en l’occurrence la cour de cassation, l’Académie française sert donc bien de référent du point de vue de la langue.  L’intervention de l’Académie française placerait donc l’écriture inclusive en dehors des bons usages de la langue.
Toutefois, un grand nombre de personnes pensent que l’Académie est obsolète et illégitime, et que décider de la langue n’est pas son rôle.  Son rôle serait plutôt d’émettre des recommandations qui pourraient ensuite être suivies ou non. Ainsi même si l’Académie s’était prononcée en défaveur de la féminisation systématique des noms de métiers, le député UMP Julien Aubert s’est vu infligé une sanction financière pour avoir désigné Sandrine Mazetier comme « Madame le président », contre la volonté de l’intéressée. Le rôle de l’Académie serait aussi d’entériner l’usage, et non de décider de l’usage. Pour Dominique Bona, académicienne, le rôle de l’académie française est d’ « enregistrer au bout d’un certain temps les nouveaux usages ». Selon cette dernière, l’Académie n’a jamais prétendu dicter des lois concernant la langue, son but étant de permettre à la langue d’évoluer dans le sens de l’usage tout en respectant son patrimoine. Eliane Viennot, la professeure à l’origine du manifeste sur Slate, estime qu’en s’octroyant le poste de « gardienne la norme » et en faisant barrage à toutes les évolutions féministes de la langue depuis des dizaines d’années, l’Académie s’éloigne de son rôle premier, et n’a pas la légitimité pour agir ainsi. De plus, l’Académie ne contient aucun linguiste, et n’aurait donc pas la possibilité de s’exprimer sur une telle question selon Michel Francard. Une autre critique porte également sur les membres de l’Académie, les immortels étant majoritairement masculins (seulement 5 femmes sur 36). L’Académie serait donc peu apte à se prononcer sur la question de la place de la femme dans la langue. 
 
 
 
 
 
 

Ceux qui écrivent pour être lus

Certains blogueurs et journalistes profitent de leurs possibilités de s’adresser à un public large pour prendre position dans le débat en utilisant l’écriture inclusive dans leurs articles. Ces acteurs se servent de ces occasions pour faire rentrer l’écriture inclusive dans l’usage de manière consciente et volontaire.Ce militantisme est pleinement assumé par des magazines tels que Mademoizelle et Well Well Well pour qui « c’est logique car on publie sur les femmes et pour les femmes ». Slate a même publié une tribune dans laquelle tous ses journalistes s’engagent à revenir à la règle de l’accord de proximité. Ce phénomène est apparent de manière moins uniforme chez des grands périodiques tels que Le Monde où certains journalistes rédigent leurs articles en écriture inclusive.