Les économistes

Lors d’une visite à l’influente London School of Economics, fin 2008, la reine d'Angleterre parlant de la crise financière s’est interrogée : « Comment se fait-il que personne ne l'ait prévue ? ». La question eut le mérite d'ouvrir outre-Manche un débat public. Il a fallu plus de six mois pour qu'un groupe d'éminents économistes britanniques fasse parvenir la réponse à Buckingham Palace…

 

Dans cette controverse, les économistes ont joué un rôle important : ils ont joué un rôle important auprès des autorités politiques, ont influencé le contenu des régulations et orienté les grands axes de la politique économique : on dit souvent que les dernières décennies ont été influencées par un courant dominant en économie, le monétarisme, et que la finance a pris le pas sur l’économie. Les économistes ont fortement inspiré la philosophie du G7 de Cologne qui a conduit à la règlementation mis en place dans les années 2000.

 

Compte tenu de son rôle, il est intéressant de regarder l’attitude de cet acteur (les économistes) tout au long de la crise, de ses évolutions et des propos contradictoires qui ont pu être tenu en son sein.

Au lendemain des accords

Les premières publications pertinentes d’économistes sur le rôle de la règlementation dans la crise sont essentiellement parues avec la ratification des accords de Bâle II. A l’échelle française, on peut citer, la revue Conjoncture de décembre 2003. Cette revue reflète l’opinion des études économiques de BNP Paribas :

« Un affinement des catégories de risque de contrepartie se traduira par des perdants et des gagnants, car le Comité a voulu que globalement Bâle II n’apparaisse pas comme un durcissement de la réglementation prudentielle. […] Du côté des gagnants, il convient de mentionner d’abord la banque de détail […] Il en est de même pour le portefeuille de crédit des Petites et Moyennes Entreprises. »

Ce genre de publications grand public a pu avoir un aspect rassurant sur les nouvelles réglementations. Le cas des grands groupes industriels est aussi évoqué : 

«  Les grands groupes industriels vont probablement sortir gagnants de la nouvelle approche. La qualité de leur notation devrait leur permettre de bénéficier de pondérations inférieures à 100%. Ceci permettrait de maintenir les marges des crédits aux grandes entreprises à un faible niveau, sans trop pénaliser la rentabilité des banques. »

On peut donc constater que les premières publications visant à généraliser le problème des nouvelles normes s’en tiennent essentiellement aux répercussions que pourraient avoir sur l’économie et ses acteurs les différentes normes, qui venaient alors d’être mises en application.

Ainsi avant la crise, les économistes présentent ces nouvelles normes comme globalement positives pour la plupart des acteurs économiques.

Une crise qui n’a pas été anticipée

Les économistes n’ont pour la plupart pas anticipé la crise qui montait ou en tout cas sa violence. Ainsi lors d’un entretien en octobre 2008, Klaus Schmidt-Hebbel, Économiste en chef de l’OCDE déclarait :

« La plupart des économistes savent que les cycles économiques ont leur vie propre, et ils s’attendaient à ce que l’extrême gonflement du crédit entre 2002 et 2007 et l’expansion économique se tassent à un moment ou à un autre. […] Dans le cas présent, ni les économistes, ni les acteurs des marchés, ni même les gouvernements n’avaient prévu une crise financière de ce type et de cette ampleur. L’effondrement de la confiance et le gel du crédit après la faillite de Lehman Brothers ont constitué un choc non seulement pour le système, mais aussi pour la plupart des économistes et des acteurs du marché. »

 

Certes certains économistes, comme Nouriel Roubini, professeur à la Stern School of Business de la New York University, ont anticipé la crise financière puis économique qui risquait de surgir de la crise immobilière qu’il sentait venir. Ainsi le 7 septembre 2006, il évoque devant une assemblée d’économistes au Fonds Monétaire International qu’une crise est sur le point de se produire. Selon lui, dans « les mois et les années à venir, les Etats-Unis risquaient de connaître une grave récession » s’articulant autour des points suivants : Des propriétaires incapables d’honorer leurs engagements et des milliards de dollars de titres adossés aux crédits hypothécaires entraînant la paralysie du système financier. Ces faits, avait poursuivi l’économiste, conduiraient à la faillite de Hedge Funds, de banques d’investissements, ou d’autres institutions financières majeures comme Fannie Mae et Freddie Mac. Evidemment, le public s’était montré sceptique, voire moqueur. Le modérateur de la conférence invita les participants à siroter un verre en oubliant ces propos alarmistes. « Ces propos semblaient être ceux d’un fou en 2006 » a déclaré au New York Times Prakash Loungani, économiste au FMI, qui avait assisté à cette conférence. Mais le rôle de la règlementation n’est pas encore vraiment souligné.

 

Plus près de nous, Patrick ARTUS, directeur de la recherche économique chez NATIXIS, dans une publication intitulée « La gravité de la crise était-elle prévisible ? »,  reconnait 3 principales erreurs d'appréciation :

« La troisième erreur fut de ne pas avoir compris assez tôt que la crise de liquidité (liquidité de marché) et les réglementations procycliques conduisaient ipso facto  à des ventes forcées d'actifs qui déprimaient encore les prix des actifs, pas seulement les prix de l'immobilier, point de départ de la crise. La sous-estimation des effets des ventes forcées d'actifs a été une erreur majeure.

En effet, « La hausse de l'aversion pour le risque a conduit les investisseurs à se retirer de certains marchés (interbancaire par exemple) ou de certains types d'investissements (fonds monétaires, hedge funds). La crise de liquidité ainsi créée, qui prive ces intermédiaires financiers de ressources, les force à vendre des actifs, ce qui déprime les prix des actifs et renforce l'aversion pour le risque. De même, l'interaction des normes comptables (IFRS) et des règles prudentielles (Bâle II, Solvency) a conduit à des ventes forcées de la part des banques et des investisseurs institutionnels. Les baisses des prix des actifs conduisent à des pertes comptables, qui réduisent les fonds propres et la capacité à détenir des actifs risqués, d'où des ventes forcées de ces actifs et une nouvelle baisse de leurs prix... Les ventes forcées (hedge funds en particulier) expliquent aussi le point de départ des sorties de capitaux depuis les pays émergents et l'extension de la crise financière à ces pays. » 

Certains économistes se sont même interrogés non seulement sur la régulation elle-même, mais sur les régulateurs eux-mêmes. Ainsi Jean-Paul Fitoussi, le président de l'OFCE dans un article intitulé « Le capitalisme sous tente à oxygène » publié dans le quotidien LE MONDE, le 30 octobre 2008 explique que les régulateurs de marché et autres « gendarmes »  des marchés financiers comme l'AMF (Autorité des Marchés Financiers en France), la BRI ou banque des Règlements Internationaux (banque centrale des banques centrales), ... ,  ne comprendraient plus  vraiment et seulement avec retard la nature et les effets à long terme des nouveaux produits financiers. Sur les marchés financiers, les contrôleurs seraient largement dépassés par les évènements et ne disposeraient ni des connaissances, ni des moyens, pour faire face aux innovations financières et à leurs conséquences durables. Il y aurait un véritable écart de compréhension, d'intelligence au sens de capacité à comprendre, entre les fonctionnaires chargés de veiller au bon fonctionnement des marchés et les « jeunes talents des salles de marché » ou autres innovateurs en matière financière. Il précise : « Cette crise financière a pour singularité d'être la première crise de compréhension du système par les acteurs d'un secteur qui fut et demeure le plus gros consommateur d'intelligence de nos sociétés (la concentration de diplômés des meilleures écoles et universités de par le monde y est maximale). »

Après la crise financière

La relative surprise des économistes, doublée de leur « nécessité » académique de prendre du recul par rapport aux événements qui se déroulaient, a fait que les économistes ne se sont pas exprimés fortement pendant la crise financière, laissant beaucoup plus aux autorités politiques le soin de parler à l’opinion.

Après la crise financière, les publications d’économistes ont été nombreuses pour tenter d’expliquer la crise et essayer d’apporter des solutions. Ainsi parmi les économistes influents, qui se sont exprimés sur la question, on peut citer Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie, et qui défend un retour au premier plan de l’Etat dans la réglementation bancaire et la fin de l’autorégulation, suivant ainsi la doctrine keynésienne, qui était la sienne depuis plusieurs années, et déjà bien avant la crise. Il expose ses théories dans son livre le triomphe de la Cupidité. Selon lui ce que la chute du mur de Berlin a été au communisme, septembre 2008 l’a sans doute été symboliquement au fondamentalisme du marché et au mythe pervers de l’autorégulation. Il propose dans son livre de nombreuses solutions, mais regrette cependant que les réformes entreprises aux Etats-Unis et en Europe ne soient pas à la hauteur de l’enjeu.

Autre économiste écouté, mais cette fois-ci à une échelle plus nationale, Michel Aglietta, dont le livre la Crise répond aux différentes questions, que peuvent se poser les français au lendemain de cette crise. Il se penche notamment sur la question : « Faut-il mettre en place de nouvelles régulations ? » Selon lui, « il est important, en revanche de mettre en place les régulations qui permettront d’amortir ces convulsions cycliques. Pour ce faire, il faut d’abord mieux maîtriser le levier de l’endettement » avant de conclure que « paradoxalement, cette crise dont la caractéristique est d’être mondiale a remis à l’honneur le rôle des Etats.» On découvre donc finalement là aussi une approche relativement keynésienne de la finance.

Ces thèses sont défendues par de nombreux autres économistes, qui utilisent d’autre mots, mais finalement prônent eux aussi une réglementation macro-prudentielle. On peut citer à titre d’exemple, les propos de Laurence Scialom, professeur d’économie à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense : « La crise financière et bancaire globale actuelle souligne avec force la nécessité de basculer rapidement d’un modèle de politique micro-prudentielles, largement empreint d’autorégulation, à un modèle de régulation macro-prudentielle, assurée par le régulateur. »

Pour Klaus Schmidt-Hebbel, de l’OCDE, les futures réformes réglementaires devront à l’évidence viser à améliorer les modèles d’affaires, la transparence, l’information et la surveillance des institutions financières. Il précise que nous devons faire plus d’efforts pour renforcer les composantes anticycliques des politiques budgétaires, monétaires et financières, à la fois pour atténuer l’intensité des cycles futurs et pour réduire la probabilité d’une nouvelle crise mondiale.

De nombreux économistes ont souligné la responsabilité de la régulation dans l’ampleur de la crise, que ce soient le principe de l’autorégulation des marchés ou la procyclicité des normes prudentielles ou comptables. Ces analyses ont permis aux régulateurs de prendre conscience qu’ils devaient faire évoluer leur approche prudentielle. Mais cette unanimité s’arrête quand il s’agit de définir le champ prudentiel de demain, d’autant qu’un excès de prudence pourrait avoir des conséquences très négatives sur le financement de l’économie et la croissance économiques des pays dans les années à venir.

voir les autres acteurs