Quels dispositifs expérimentaux pour quels résultats ?

La découverte de la particule physique à l’origine de la matière noire, et donc de la masse manquante de l’Univers, est une problématique cosmologique et astrophysique majeure de la physique contemporaine, qui sera fortement étudiée lors des prochaines années. Pour beaucoup de physiciens, l’existence de la matière noire n’est plus à prouver :

Apart from the visible matter, the Universe contains an overwhelming amount of matter manifesting itself only via gravitational interaction, and thus, is considered hidden, invisible, or Dark Matter (DM).

D. Akimov[2]

Actuellement, de nouveaux arguments continuent d’appuyer cette théorie, et la rendent de plus en plus probable : découverte de pics dans l’anisotropie de radiations micro-ondes de supernovæ lointaines, découverte de la structure de l’Univers observable… Le modèle de la matière noire est donc devenu un modèle cosmologique standard, où la matière noire représente 25 % et l’énergie noire 70 % de l’univers.

Il est très instructif, lorsque l’on s’intéresse aux confirmations – ou réfutations – expérimentales des différentes théories, de regarder de très près les dispositifs expérimentaux mis en œuvre par la communauté scientifique. Contrairement à bien d’autres domaines des sciences expérimentales ou même à bien d’autres domaines de la physique, la quête d’une preuve de l’existence de la matière noire se heurte à l’abstraction extrême de son concept, qui la rend inaccessible non seulement à l’œil nu mais également à tous les dispositifs physiques de notre quotidien. C’est d’ailleurs pour cela qu’on ne l’aurait jamais détectée. Pis encore, la matière noire est censée être presque invisible et ne presque pas interagir avec la matière environnante, et donc les détecteurs. Comment pouvoir alors établir avec certitude des protocoles expérimentaux pour traquer nos candidats ? Nous allons voir que la plupart d’entre eux se heurtent au problème fondamental du bruit et qu’aucun des dispositifs élaborés par le passé ne s’est révélé satisfaisant.[2][3]

Les scientifiques ont conçu à ce jour trois grandes catégories de détecteurs à matière noire : les collisionneurs, les détecteurs indirects et les détecteurs directs.

Sommaire

Les collisionneurs

La première catégorie de détecteurs est constituée par les accélérateurs de particules. Le principe (hypothétique) serait le suivant : la collision de particules de matière ordinaire dans les accélérateurs pourrait produire des particules de matière noire. En effectuant un bilan de quantité de mouvement et d’énergie sur l’ensemble des particules observées avant et après la collision, on pourrait alors peut-être remarquer qu’il manque quelque chose après la collision et en déduire l’existence d’une particule de matière noire qui aurait été créée pendant la collision mais que l’on n’observerait pas ensuite. Des expériences de ce type sont menées entre autres au LHC, au CERN à la frontière franco-suisse. Les collisions dans les détecteurs ATLAS et CMS y ont une énergie de l’ordre de 7 TeV, ce qui permet d’envisager d’observer des particules de matière noire relativement légères.

L’attente est forte concernant les collisionneurs : ils devraient permettre de faire un « tri » entre les différentes théories selon G. Bélanger (CNRS)[13] car, en repoussant les limites des énergies testées, on peut voir les failles des théories actuelles, délimiter des fenêtres de durée de vie des particules candidates ou même des fenêtres de masse.

Les détecteurs indirects

Le second type de détecteurs élaborés pour répondre au problème repose sur l’hypothèse que les particules de matière noire pourraient émettre des particules ordinaires en s’annihilant mutuellement. On pourrait alors détecter les “traces” de la vie des particules de matière noire que nous ne pouvons, elles, pas détecter. Ces détecteurs sont appelés détecteurs indirects. Pour ce faire, on pointe des détecteurs à matière ordinaire vers des zones de l’espace où l’on s’attendrait à trouver une grande quantité de matière noire, comme les galaxies naines. Ces détecteurs sont par exemple des détecteurs à rayons X, à rayons gamma ou à neutrinos. On commence toutefois à se rendre compte que, comme les signaux observés peuvent avoir des causes multiples (désintégrations de particules ordinaires, d’antimatière…) et que les particules de matière noire ne seraient que l’une des causes possibles pour un même signal, il va être difficile de discriminer les effets de la matière noire des autres détections « parasites ». De manière générale, le bruit est un problème conséquent, et c’est également le cas pour les tentatives de détection directe.

Un des principaux nouveaux outils employés pour ce faire est le télescope à neutrino, qui capte le flux de neutrinos en provenance de la Terre et du Soleil. Cette méthode partage les propriétés de la détection directe de matière noire et de la détection indirecte de matière noire par raies cosmiques, et ainsi la complète. Elle est basée sur la supposition que la matière noire accumulée au sein de corps comme la Terre ou le Soleil pourrait, en s’annihilant, produire un flux de neutrinos qui s’échapperait du corps. Les oscillations et les interactions du flux de neutrinos résultant peuvent ensuite être analysées. Cependant, selon le seuil d’énergie de détection du détecteur, une large partie du signal peut être perdue. De plus, la prédiction théorique du signal de neutrinos est également restreinte par une très grande incertitude, résultant en partie de la mauvaise connaissance de l’environnement galactique (masse volumique, distribution locale des vitesses…).[3]

Certains détecteurs sont très efficaces pour détecter les signaux à basse énergie, car ils ont des seuils de détection faibles. C’est par exemple le cas du Deep Core array de IceCube, situé au pôle Nord, et fait à partir d’un bloc de glace. Il est le plus grand détecteur de particules, et est capable d’enregistrer les interactions de particules subatomiques de masse quasi-nulle comme les neutrinos. Il a été construit en 2010 et a reçu en 2013 le prix de l’avancée de l’année par le magazine Physics World.[11]

IceCube Lab, March 2015 Credit: Erik Beiser, IceCube/NSF

Un autre exemple de détecteurs à neutrino est Super-Kamiokande, situé sous une montagne au Japon. Il n’est pas constitué de glace mais de 50.000 t d’eau purifiée. Il a acquis sa renommée en mettant en évidence l’oscillation des neutrinos en 1998.[12]

Kamioka Observatory, ICRR (Institute for Cosmic Ray Research), The University of Tokyo

 

Les détecteurs directs

Ce dernier type de détection vise à observer les (rares) effets de la matière noire avec les particules ordinaires qui nous entourent. Nous avons dit précédemment que, malheureusement, la matière noire n’interagit que très faiblement avec notre entourage. Il faut donc redoubler d’ingéniosité et créer des zones de matière ordinaire extrêmement condensée pour augmenter les chances que la matière noire interagisse avec elle. On captera alors les effets de cette interaction. La théorie prévoit qu’elle apparaîtra sous la forme de “reculs nucléaires”, des effets ressentis par les noyaux atomiques lorsqu’ils sont bombardés par des particules de matière noire. Le problème est ici que, non seulement l’environnement extérieur peut créer (comme pour la détection indirecte) du bruit mais aussi que les énergies en jeu sont extrêmement faibles, ce qui rend nécessaire l’utilisation de détecteurs très précis et qui sont donc de plus en plus sujets au bruit.

Les chercheurs cherchent par exemple à mettre en évidence la diffusion élastique des neutralinos de la théorie de la supersymétrie sur les noyaux des atomes. Jusqu’à présent, les signaux parasites empêchent de distinguer le signal de l’interaction des WIMPs. Ils ont déjà réussi à diminuer ce ratio de bruit de fond de plusieurs ordres de grandeurs, et utilisent des détecteurs de différentes « cibles » pour croiser leurs résultats. Cependant, de nombreux problèmes subsistent : il faut utiliser des matériaux extrêmement peu radioactifs pour ne pas perturber les résultats, résultats à chercher à des précisions de 10-8, à des profondeurs extrêmes pour limiter les parasites, avec plusieurs mesures parallèles.

Un autre paradigme peut être convoqué pour diminuer le bruit : ce sont les techniques basées sur la modulation annuelle. Si la Terre parcourt son orbite autour du soleil dans un halo de matière noire ayant une certaine vitesse, il existera deux moments dans l’année pendant lesquels la Terre interceptera moins de particules de matière noire et à l’opposé, 6 mois plus tard, beaucoup plus. Pour bien comprendre le phénomène, il suffit de s’imaginer un coureur dans un marathon. Si le coureur va dans la même direction que tous les autres, il n’en rencontrera que peu (ceux qu’il double). Si au contraire, il rebrousse chemin, il rencontrera tout de suite beaucoup plus d’autres coureurs : ceux qui vont tous dans le mouvement d’ensemble du marathon. De même ici, les mesures de détections de matière noire devraient, dans le cadre de ce halo, atteindre un minimum et un maximum tous les douze mois. Ces mesures seraient superposées au bruit qui, lui, resterait constant et cela permettrait donc de s’affranchir de ces limites de mesures. Les résultats n’ont toutefois pas encore été concluants.

Expériences en cours

  • DAMA experiment (Gran Sasso underground Laboratory, en Italie) : ce détecteur consiste en l’installation de 9 cristaux de NaI(Tl), dans une enveloppe en cuivre pur et de nombreuses couches isolantes, puis dans une boîte remplie d’azote pur. On envoie un signal de faible énergie (où est attendu le signal des WIMPs), et on cherche les interactions avec un cristal : on observe des déviations périodiques annuelles (modulation signature). Les expériences ont pris fin en juillet 2002, et le rapport s’est montré enthousiaste des découvertes, puis différentes études corrélées ont été poursuivies sur plusieurs années.

DAMA group has shown an unexplained effect of annual modulation of the counting rate of the crystals, which the authors of the experiment attribute to the WIMP signal.[2]

L’argument en faveur des WIMPs est qu’il n’y a pas d’effet de modulation lorsqu’il y a interaction entre plusieurs cristaux (ce qui avait une probabilité négligeable d’arriver). Ces résultats sont assez controversés, contestés par l’équipe NAIAD (UK), mais aussi par les nouveaux résultats de XENON, un autre projet de recherche mené au laboratoire de Gran Sasso.[4][5]

  • Bolomètres basses-températures : Ces détecteurs utilisent le fait que dans les bolomètres cryogéniques (où règne une température de l’ordre du mK), la capacité calorifique est très faible et on peut plus facilement détecter l’énergie transférée au détecteur par la particule. Il est utilisé par les chercheurs des programmes EDELWEISS (LSM, Laboratoire souterrain de Modane) et CDMS (Cryogenic DM Search)

Cryogenic semiconductor bolometers in which simultaneous measurement of ionisation and phonon signals allow one to reject with very high efficiency radioactive background of gammas and electrons.[2]

Le LSM continue encore aujourd’hui ses recherches, et a annoncé il y a un an, qu’une recherche améliorée de WIMPs de basse masse a été menée, utilisant une méthode de type estimation statistique des vraisemblances pour extraire le signal WIMP, menant à une amélioration significative de la sensibilité pour des WIMPs de masse inférieure à 10 GeV.

Les expériences du SCDMS visent à mesurer l’énergie de recul transmise au noyau de Germanium part les collisions WIMP-nucléons, en utilisant un équipement de détection des signaux des phonons très sensibles. Ces détecteurs, appelés iZIP (interleaved Z-sensitive Ionization Phonon), sont constitués de cristaux de Germanium.[6][7]

Le détecteur employé pour l’expérience CDMS (C) CDMS
  • Expériences avec des gaz nobles liquides : ces détecteurs utilisent du Xénon liquide et gazeux, avantageux car possédant un numéro atomique élevé, au sein d’une TPC (time projection chamber, combinaison de champs magnétiques et électriques permettant de reconstituer la trajectoire d’une particule ou ses interactions). Il offre la possibilité de mesurer des scintillations ultra-violettes et l’ionisation en même temps. Au début, ces techniques ont été rejetées pour leur complexité, mais on s’est rendu compte du sérieux problème qui est de distinguer les signaux des WIMPs du background. On parle de « 2-phase detector » (détecteur bi-phase), car la particule produit une excitation et une ionisation en même temps, avec production de scintillation et d’électroluminescence. On peut rejeter efficacement le background gamma et électronique.

This two-phase detecting system (liquid-gaseous Xe) has found, at the end, its practical application. This method has turned to be very promising for designing a detector with a large mass (hundreds of kilograms) and highly suppressed γ and e background.[2]

Détecteurs de taille moyenne (Xe10 et ZEPLIN III(en cours))

Le détecteur XENON 10 a été installé en 2006 dans les laboratoires souterrains de Gran Sasso.

Par Jpienaar13 CC BY-SA 4.0

Le détecteur ZEPLIN III a été utilisé entre 2006 et 2011 dans le Boulby Underground Laboratory (UK).

Futurs détecteurs de grande envergure (XMASS, Xe100 et LUX)

Ces programmes en cours ont démontré jusqu’à présent la plus grande sensibilité.

Le détecteur XMASS est situé à l’observatoire Kamioka de l’Institue for Cosmic Ray Research, de l’université de Tokyo. Le détecteur fait en lui même 1 m de diamètre, dans une tour de 10 m de haut, et contient 800 kg de Xenon liquide.[8]

Kamioka Observatory, ICRR (Institute for Cosmic Ray Research), The University of Tokyo

Le détecteur Lux utilise 370 kg de Xenon liquide, et est situé sous le sol, dans le sud du Dakota (USA). Cette expérience, sans résultats concluants, s’est mué en LZ, avec une charge de 7 à 10t prévue pour 2020.[9]

The Large Underground Xenon experiment installed 1,480 m (4,850 ft) underground inside the water tank shield.
by Gigaparsec CC BY 3.0

Le détecteur Xenon 100 est le plus petit, car il contient seulement 34 kg de Xenon liquide.

En parallèle de cela, le nouveau projet Xe1T a débuté en 2010. C’est le plus grand détecteur basé sur le Xenon jamais réalisé, car il contiendra 3,5 t de Xenon liquide.[3][10][8]

Bilan

On peut donc conclure en regroupant les détecteurs en trois grandes catégories :

Les trois types de détecteurs à matière noire font globalement l’objet d’un traitement égal par la presse alors qu’il y a d’importantes disparités dans leur nombre et leur répartition mondiale :

Les principaux détecteurs de chaque catégorie sont (ou ont été / seront) :

Détecteurs directs LUX, CoGeNT, CDMS, Picasso, Coupp, Edelweiss, Eureca, Zeplin, Drift, Cresst, DAMA, Xenon, WARP, Anais, Rosebud, ArDM, KIMS, CaF2, Xmass, SIMPLE, EURECA (projet), DEAP, DarkSide, DMTPC, DARWIN (projet), COUPP
Détecteurs indirects Milagro, Veritas, Stacee, Antares, Nemo, Nestor, Baikal, AMS-02 (satellite), Pamela (satellite), Fermi (satellite), Super-kamiokande, MAGIC,  HESS, Tactic, PACT, Grapes, ARGO-YBJ, Cangaroo, Cherenkov Telescope Array, IceCube, DESY-ALPS
Accélérateurs LHC (ATLAS,  CMS), Tevatron

Les accélérateurs, coûtant très cher sont également utilisés pour d’autres projets et sont également en nombre réduit.

Certains chercheurs pensent aujourd’hui que les détecteurs ont atteint leur limite de sensibilité et qu’il faudra peut-être renoncer, dans les années qui viennent, à les employer pour confirmer ou infirmer l’hypothèse de la matière noire.

Ceci pose le problème de la faisabilité de la détection de la matière noire, et renforce donc les divergences d’opinions entre scientifiques. Avec l’indétectabilité (tout du moins actuelle) de la matière noire, celle-ci ne sort-elle pas un peu du domaine scientifique qui est censé se caractériser par une relation étroite entre théorie et expériences ?

Tous ces moyens expérimentaux n’aboutissent pas forcément à des résultats concluants. Que dire alors des articles prometteurs que l’on lit souvent dans la presse à propos de la matière noire ?

Bibliographie

  • [1] Bednyakov, V. A. (2016). Is it possible to discover a dark matter particle with an accelerator? Physics of Particles and Nuclei, 47(5), 711‑774.
  • [2] Akimov, D. (2009). Detectors for Dark Matter search (review). Nuclear Instruments and Methods in Physics Research Section A: Accelerators, Spectrometers, Detectors and Associated Equipment, 598(1), 275‑281.
  • [3] Fornengo, N. (2011). WIMP dark matter and supersymmetry searches with neutrino telescopes. Nuclear Instruments and Methods in Physics Research, Section A: Accelerators, Spectrometers, Detectors and Associated Equipment, 626627(SUPPL.), S36‑S39.
  • [4] Laboratori Nazionali del Gran Sasso. Site officiel du laboratoire national du Gran Sasso (LNGS), laboratoire souterrain de physique des particules, où a actuellement lieu le projet DAMA, https://www.lngs.infn.it/en/dama. Site consulté le 04/06/2017.
  • [5] The DAMA Project. Site officiel du projet DAMA, de détection directe de matière noire, http://people.roma2.infn.it/~dama/web/home.html. Site consulté le 04/06/2017.
  • [6] Edelweiss-III. Site officiel du projet EDW de détection directe de matière noire, http://edelweiss.in2p3.fr/Presentation/pics.php. Site consulté le 04/06/2017.
  • [7] Super Cryogenic Dark Matter Search. Site officiel du projet CDMS mené au Soudan Underground Laboratory, Minnesota, http://cdms.berkeley.edu/experiment.html. Site consulté le 04/06/2017.
  • [8] XMASS Dark Matter Search Experiment. Site officiel du projet X-Mass, visant à la détection de CDM par Xenon liquide, http://www-sk.icrr.u-tokyo.ac.jp/xmass/index-e.html. Site consulté le 04/06/2017.
  • [9] LUX Dark Matter. Site officiel du projet Large Underground Xenon, détection de matière noire, http://luxdarkmatter.org/.  Site consulté le 04/06/2017.
  • [10] Laboratori Nazionali del Gran Sasso. Site officiel du laboratoire national du Gran Sasso (LNGS), laboratoire souterrain de physique des particules, où a actuellement lieu le projet Xenon, https://www.lngs.infn.it/en/xenon.  Site consulté le 04/06/2017
  • [11] IceCube, South Pole neutrino Observatory. Site officiel de IceCube, projet arctique de détection de matière noire, http://icecube.wisc.edu/about. Site consulté le 04/06/2017
  • [12] Kamioka Observatory. Site officiel du Kamioka Underground Laboratoy, où à lieu le projet Kamiokande, http://www-sk.icrr.u-tokyo.ac.jp/aboutus/index-e.html. Site consulté le 04/06/2017
  • [13] Baruch Jacques-Olivier (septembre 2010). Entretien avec Geneviève Bélanger. La vraie nature de la matière noire, La Recherche, 48-50