Depuis une dizaine d’années, les spéculations sur la matière noire vont bon train. Les publications dans la presse généraliste ou scientifique se sont multipliées récemment, comme en témoigne l’historique des publications :
Ainsi, Michael Turner, le directeur de l’Institut de physique Kavi à l’Université de Chicago, a déclaré en marge d’une conférence scientifique en 2013 :
Nous sommes très emballés parce que nous pensons être au seuil d’une découverte majeure et que cette décennie sera celle de la matière noire. La presse généraliste a alors tendance à donner au grand public des informations erronées, laissant penser par exemple que les physiciens n’ont découvert que la matière noire était non-baryonique dans les années 2010 seulement.[1]
Michael Turner
Certains journalistes, en revanche, se montrent plus précautionneux. C’est le cas par exemple de Nathaniel Herzberg, journaliste scientifique au Monde depuis quelques années. Depuis deux ans, il a commencé à s’intéresser à la matière noire, alors qu’il devait écrire un bilan sur les méthodes de détection directe et indirecte, et des observations de différents laboratoires. Il a écrit depuis quelques articles de fond, dont une enquête sur les expériences XENON en Italie, ainsi qu’un papier d’actualités, sur l’interaction de la matière noire avec elle-même. Le choix des sujets est assez libre, même s’il faut rester attractif.
En général, il s’agit d’un élément d’actualité important. Cela peut être le bouleversement d’une théorie, ou bien une histoire qui apparaît via un nouvel article. On recherche alors si le sujet est vraiment nouveau. On apprécie en général au cas par cas, si les recherches ne sont pas récentes, si quelque chose a déjà été publié, on peut choisir de le traiter quand même, mais sous un angle nouveau.
Nathaniel Herzberg
La démarche adoptée est une vulgarisation éclairée, où le journaliste cherche à transmettre un réel savoir au lecteur.
Je pars du principe fondamental qu’un sujet n’est jamais trop complexe pour être abordé. Sauf dans les mathématiques où l’exception est plutôt ce que l’on parvient à expliquer au lecteur (dimensions historiques, découvertes exceptionnelles ou portraits, par exemple à l’occasion de prix prestigieux…), souvent d’ailleurs parce que nous-même ne comprenons pas ces travaux. La question c’est « jusqu’où va-t-on ? Quels outils utilisons-nous ? enquête, reportage, portraits… ». Selon moi, la vulgarisation c’est rester ambitieux, en partant du principe que les lecteurs ne sont pas scientifiques, qu’ils n’y connaissent rien. Mais je veux aussi parallèlement qu’un spécialiste qui lise mon article apprenne de nouvelles choses, une anecdote, une nouvelle approche… Une contrainte est de ne pas aller au plus simple. Il faut en même temps faire attention au vocabulaire. Il faut simplifier, sauf si c’est réellement important.
Nathaniel Herzberg
En 2015, il publie par exemple un article intitulé La matière noire, amoureuse d’elle-même, relatant, avec nuance, les travaux d’une équipe d’astrophysiciens, pensant avoir observé les effets de l’interaction entre particules de matière noire, dans un amas de galaxies lointain : Abell 3827. Les calculs de ces chercheurs réfuteraient la théorie de la matière noire « froide », et favoriseraient la matière noire « tiède ». Cela a engendré une forte controverse sur les conclusions des observations de l’équipe, notamment par Yann Mambrini ou Françoise Combes. « Le vertigineux débat ne fait que commencer. », conclut avec justesse le journaliste. [2]
Quelques mois plus tard, il publie un article beaucoup plus pessimiste, intitulé « Et si la particule fantôme n’existait pas ? ». Il recense alors les théories allant à l’encontre de l’existence d’une particule de matière noire, et notamment la théorie MOND. Le modèle standard présente en effet des anomalies, toujours inexpliquées, et corrigées par la théorie de gravité modifiée. Certains scientifiques imaginent alors un compromis, comme Benoît Famaey, chargé de recherche au CNRS :
Mon intuition, c’est que les deux cohabitent et qu’il existerait une nouvelle interaction encore inconnue qui relierait matière noire et matière baryonique
Benoît Famaey
ou Françoise Combes, astrophysicienne à l’Observatoire de Paris et au collège de France :
Le satellite Planck a récemment établi que l’Univers est composé à 68 % d’une mystérieuse énergie noire… On en ignore tout, mais elle va nous obliger à modifier la gravité. Alors, tant qu’à faire, on pourrait régler deux problèmes d’un coup et la modifier aussi pour la matière noire.[3]
Françoise Combes
Benoît Famaey témoigne :
Il est possible que ni la théorie gravitationnelle modifiée, ni la théorie de la matière noire, telles qu’elles sont formulées aujourd’hui, ne résolvent la dynamique galactique ou la cosmologie. En principe, la vérité pourrait se situer entre les deux, mais il est fort plausible que quelque chose de fondamental nous échappe concernant la gravité, et qu’une approche théorique radicalement nouvelle soit nécessaire pour résoudre tous ces problèmes. Notre formule est néanmoins si séduisante de simplicité qu’il est tentant de la considérer comme faisant partie d’une théorie fondamentale encore inconnue à ce jour.
Benoît Famaey
En 2011, ce physicien a mené un projet d’étude de la dynamique de différentes galaxies hétérogènes, pour comparer l’accélération centripète du gaz observé dans les spirales à l’accélération centripète correspondant à la matière baryonique seule. Malgré les différences des galaxies, la relation entre ces deux accélérations semble en effet identique : cela pourrait indiquer qu’il existe bel et bien une interaction entre matière noire et matière baryonique, ou bien qu’il faut reconsidérer les lois de gravitation.[4][5]
Cependant, devant le travail et l’argent investi dans ces projets de recherches, et l’absence de résultats, certains scientifiques cherchent à explorer de nouvelles pistes. C’est le cas par exemple de Gabriel Chardin, ancien responsable du projet EDELWEISS, qui défend depuis 2006 un modèle alternatif permettant de remplacer énergie noire et matière noire par une substance de masse négative, au sein d’un univers gravitationnellement vide à grande distance : l’univers de Dirac-Milne.
Selon lui, les deux grands projets que sont le satellite Euclid et le grand télescope LSST vont permettre dans la prochaine décennie de grandes avancées.[6]
Plus radicalement, le théoricien Erik Verlinde a suggéré que la gravité est un phénomène émergent relié à l’entropie et que la matière noire n’existe pas. Il propose un changement radical de la définition de la force gravitationnelle, qui rendrait la matière noire illusoire, en utilisant des principes de physique quantique L’énergie sombre serait une énergie thermique associée aux intrications de qubits à longue distance, donnant l’illusion de la matière noire. De récents travaux néerlandais semblent être en accord avec cette théorie, qui se rapproche à l’échelle de la galaxie de la relation de Tully-Fisher et de la théorie MOND. Cependant, cette nouvelle théorie a encore de nombreux défis à relever : certains tests de la théorie de la relativité générale ne sont pas vérifiés, tels les fluctuations des plasmas et le spectre des anisotropies du fond diffus cosmologique.[7]
De plus, les récents résultats de Xenon1T, projet sur lequel reposaient beaucoup d’espoirs, laissent à nouveau place au doute : aucune réaction n’a été détectée, et les tremblements de terre de janvier 2017 ont déréglé la machine. Les mesures continuent cependant, les communautés s’assemblent pour continuer à construire des détecteurs toujours plus sensibles et donc plus performants (projet LX, PandaX…). La matière noire est donc encore au cœur du débat scientifique, et promet de le rester encore quelques années. En effet, les chercheurs ne perdent pas espoir : Elena Aprile, professeure à l’Université de Columbia, porte parole de Xenon1T, considère que la matière noire n’a jamais été aussi près d’être détectée.[8][9]
Finalement, les annonces concernant la matière noire sont plutôt optimistes dans l’ensemble et ce depuis de nombreuses années. Cela a une influence sur la perception que l’on a de cette théorie.
Toutefois, si on la recherche toujours à l’heure actuelle, c’est bien que les annonces étaient erronées. Ceci pose la question de la définition d’un critère permettant d’affirmer avoir ou non découvert la matière noire, et en particulier d’un critère pour publier l’information auprès du public.
Bibliographie
- [1] AFP. (2013). Univers : le mystère de la matière noire bientôt résolu? Le Journal de Québec.
- [2] Herzberg, N. (2015). La matière noire, amoureuse d’elle-même. Le Monde.
- [3] H, N. (2015). Et si la particule fantôme n’existait pas ? Le Monde.
- [4] Sean Bailly (2016). Les galaxies spirales défient la matière noire. Pour La Science
- [5] Famaey, B. (2007). Gravitation modifiée et matière noire. Ciel et Terre, 123(2), 42.
- [6] Gabriel Chardin (2014) : « Matière et énergie noires existent-elles réellement ? » Sciences&Avenir
- [7] Sean Bailly (2017) La matière noire est-elle une illusion ? Pour la Science
- [8] H, N. (2017). La matière noire résiste au génie des chercheurs. Le Monde.
- [9] H, N. (2017). Elena Aprile, la chasseuse de matière noire. Le Monde.