La théorie de Bowlby
Les experts opposés à la garde alternée fondent principalement leur argumentation sur les travaux de John Bowlby, psychiatre et psychanalyste du XXème siècle, et en particulier sur sa théorie de l’attachement. Le principe de base de cette dernière est assez simple : l’enfant a besoin de développer de manière continue une relation de confiance, d’attachement avec au moins une personne afin de favoriser son développement émotionnel et social.
C’est ainsi que Dr. Maurice Berger et Dr. Bernard Golse, figures scientifiques phares sur le sujet — en tant que psychiatres et psychanalystes reconnus, critiquent la ‘démocratisation’ de la résidence alternée, et donc entre autres la proposition de loi du député Philippe Latombe[48].
Dans une lettre ouverte [49] parue à la suite de la publication de son article « Le droit d’hébergement du père concernant un bébé »[30] dans la Revue Dialogue, Maurice Berger affirme que « le père a une place spécifique à prendre auprès de son bébé, importante pour son développement affectif, mais qu'elle n'est pas équivalente à celle de la mère. » Il considère que, malgré les récentes tendances, menées par des pays comme la Suède où 88% des enfants de parents divorcés sont en résidence alternée[3], « les besoins relationnels des bébés […] demeureront toujours les mêmes. »
En vue de la niche parlementaire du 30 novembre 2017, pendant laquelle a été débattue la proposition de loi, le Collectif scientifique sur les dangers de la résidence alternée chez les jeunes enfants, soutenu par le Réseau de professionnels pour la protection de l'enfance et l’adolescence (REPPEA), a lui aussi écrit aux députés pour les avertir sur les conséquences néfastes de la résidence alternée sur l’enfant. Il leur explique ainsi que certains pays, tels que le Danemark ont déjà interdit aux juges d’imposer la résidence alternée égalitaire, situation dans laquelle l’enfant passe autant de temps chez chaque conjoint, « pour protéger le développement des enfants - et non pas pour exclure le père »[52]. Le Collectif mentionne d’ailleurs une étude selon laquelle 900 enfants, parmi les patients de 262 professionnels de l’enfance en 2015, sont « en souffrance suite à une décision de résidence alternée »[52].
En outre, ces scientifiques dénoncent le lobbying des défenseurs de la résidence alternée qui prétendent par exemple que « 20% des enfants ne voient plus leur père après la séparation du couple »[52], alors qu’une étude de l’INED en 2013 affirme que ce chiffre est de 8% pour les enfants de moins de 4 ans et de 6% lorsque la séparation date de moins 4 ans[39]. Ces professionnels de l’enfance critiquent aussi le syndrome d’aliénation parentale (SAP), selon lequel un des parents influencerait les enfants pour qu’ils se retournent contre l’autre parent, et que les partisans de la résidence alternée précoce mettent en avant. En particulier, ils considèrent que les véritables cas sont trop isolés pour y trouver un fondement scientifique valable. De surcroit, ils rappellent que « le fondateur de ce terme, Richard Gardner, défendait la pédophilie et l’inceste dans ses écrits »[52] et que ce syndrome ne figure pas dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux.
Un âge minimal pour la résidence alternée?
Dans la lignée de la théorie de l’attachement, Dr. Bernard Golse écrit, dans son article « Résidence alternée — point de vue d’un pédopsychiatre »[33] paru dans la revue AJ Famille, que « la mesure de résidence alternée devrait être proscrite chez les enfants de 0 à trois ans environ ». Il considère en effet que le jeune enfant doit absolument rester le plus souvent possible avec la « figure principale d’attachement », c’est-à-dire la personne qui s’est le plus occupée de l’enfant après sa naissance. Selon Dr. Maurice Berger dans « Le droit d’hébergement du père concernant un bébé », jusqu’à l’âge d’environ deux ans, un enfant ne devrait d’ailleurs pas voir l’autre parent plus de quelques heures d’affilées. Quant aux experts du Collectif scientifique, ils demandent que l’on ne puisse plus imposer de « résidence alternée au rythme égalitaire ou son équivalent “fragmenté” pour des enfants âgés de moins de 6 ans »[52].
A tous ces statistiques, Michel Grangeat, un des membres fondateurs du Conseil international sur la résidence alternée (CIRA) nous a confié lors d’un entretien[41] qu’il n’y avait « aucune raison scientifique et [ces scientifiques] ont fixé trois ans comme ça parce qu’ils se sont dit, […] on ne peut pas aller jusqu'au bout de notre baisse des chiffres » alors que le réseau professionnel avait initialement préconisé la suppression de la résidence alternée pour les enfants âgés de moins de 13 ans.
Remise en cause de la légitimité des études réalisées
D’autres experts n’acceptent pourtant pas les conclusions de leurs confrères sur ces études. Par exemple, Serge Hefez, psychiatre et psychanalyste, affirme que « rien ne prouve que [la résidence alternée est] au détriment de l’enfant »[6]. Au contraire, l’évolution de la tendance concernant la résidence alternée reflète notre société actuelle qui se bat « pour que les hommes et les femmes soient égaux par rapport à leur travail, à leur autonomie, à leur liberté et à l’exercice de leur autorité… »[6].
Par ailleurs, Michel Grangeat nous a expliqué que les premières études réalisées sur la résidence alternée n’étaient que peu fiables car les échantillons sont souvent biaisés. En effet, les familles interrogées ont souvent des grosses difficultés financières ou sociales. Néanmoins, les échantillons d’enfants en résidence alternée grossissent donc les études deviennent plus fiables. Pourtant, le professeur Grangeat affirme que les opposants à la résidence alternée « refusent de prendre en compte les études récentes […], ils ne les citent jamais »[41] et ne prennent pas en compte les limites que les chercheurs précisent sans aucun doute dans leurs publications. De plus, les psychanalystes du Collectif et du REPPEA fondent leur opinion sur les échantillons d’enfants qu’ils rencontrent quotidiennement dans leur cabinet. Donc soit les enfants ont un trouble soit les parents s’inquiètent pour leur bien-être. Selon Michel Grangeat, cette augmentation du nombre d’enfants en résidence alternée chez les psychiatres découle donc du fait que les parents d’enfants en résidence alternée sont plus soucieux ou qu’ils ont des moyens financiers plus importants, puisqu’il faut pouvoir payer les consultations.
En outre, la plupart des chiffres tirés d’études peuvent souvent être présentés de manière à avantager son propos. Par exemple, lorsque le Collectif scientifique cite l’étude de l’INED[36], il se garde de mentionner certaines statistiques. Ainsi, si l’on considère des personnes âgées de 0 à 34 ans, l’étude montre en réalité qu’environ 18% de celles ayant des parents séparés ne voient jamais leur père.
% ne voyant jamais le père |
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Sexe de l'enfant | fille | 17.7 |
garçon | 17.9 | |
Durée écoulée depuis la séparation |
0-4 ans | 5.6 |
5-9 ans | 7.3 | |
10-14 ans | 19.4 | |
15-34 ans | 32.3 | |
non connue | 19.5 | |
Conjoint à l'origine de la demande de divorce | le père | 21.7 |
les deux | 15.6 | |
la mère | 23.2 | |
non mariés | 15.7 | |
Situation familiale actuelle du père | seul | 14.1 |
en couple sans enfant | 20.1 | |
en couple avec enfant(s) | 14.2 | |
Avec qui l'enfant a résidé l'année suivant la séparation | avec le père | 12.0 |
avec la mère | 21.0 | |
en résidence alternée | 1.0 | |
autres situations | 9.6 | |
Diplôme du père | inférieur au Bac | 22.3 |
Bac | 10.9 | |
supérieur au Bac | 6.0 | |
Situation d'activité du père | actif, occupé | 15.2 |
inactif, au chômage | 27.6 | |
Revenu mensuel du père | moins de 1000€ | 29.8 |
1000-1999€ | 15.6 | |
2000-2999€ | 23.4 | |
3000€ et plus | 7.8 | |
Le père a passé la majeure partie de son enfance... | avec ses deux parents | 15.1 |
autres situations | 30.3 | |
Fréquence des rencontres entre le père et son propre père | jamais | 39.3 |
moins d'une fois par mois | 6.0 | |
moins d'une fois par semaine |
8.9 |
|
une fois par semaine ou plus | 2.5 | |
père décédé | 22.3 | |
ENSEMBLE | 17.8 |
Source: Ined-Insee, Erfi-GGS(1), 2005.
Champ: enfants de moins de 35 ans déclarés par le père comme issus d'une précédente union rompue par séparation.
Note: à l'exception du sexe de l'enfant, la corrélation avec chacune des variables ici présentées est significative, toutes choses égales par ailleurs (modélisation par régression logistique non présentée ici).
Finalement, Michel Grangeat dénonce la théorisation d’une « continuité expérientielle » créée par le psychologue américain John Dewey. En effet, c’est un concept encore vague que certains présentent comme un argument d’autorité. Pourtant, le CIRA considère que cette continuité doit se traduire par le fait que les manières de vivre des parents soient compatibles, que les enfants puissent étudier dans un même établissement, … mais pas forcément que les enfants vivent dans un unique endroit avec une unique figure parentale. D’ailleurs, le blog français du CIRA fait référence aux travaux de William Fabricius[54], professeur agrégé de psychologie à l’Université d’Arizona State, qui remettent en question les études passées sur l’importance du lien entre l’enfant et son père.
Dans une étude publiée le jeudi 2 février 2017 dans la revue Psychology, Public Policy and Law, les chercheurs démontrent les bénéfices obtenus par les enfants du divorce ayant passé un temps équitable entre le domicile de leur père et celui de leur mère durant leur enfance, notamment la petite enfance.[7]
A retenir