D'où vient la notion de crise migratoire ?
Le CNTRL définit une crise comme Situation de trouble, due à une rupture d'équilibre et dont l'issue est déterminante pour l'individu ou la société et, par métonymie, période ainsi caractérisée.
. De quand date cette rupture d'équilibre ? C'est ce que nous avons exploré.
Depuis quand parle-t-on de crise migratoire ?
Quelques statistiques
L’expression crise migratoire ou crise des migrants a envahi la scène politique et médiatique au cours de l’année 2015. Les recherches associées à cette expression se sont très rapidement multipliées sur Internet autour du 13 septembre 2015 (en France et dans le monde), alors que cette expression n’apparaissait presque pas dans les requêtes Google quelques mois plus tôt.
L’évolution du nombre de requêtes Google associées à l’expression crise des migrants dans le monde est caractérisée par un pic aux alentours du 13 septembre 2015. Les pays qui ont effectué le plus de recherches à ce sujet sont très majoritairement des pays européens. L’Allemagne arrive en tête du classement, ce qui n’est pas étonnant étant donné qu’il s’agit du pays le plus peuplé de l’Union Européenne et du pays européen qui a accueilli le plus de migrants sur son territoire.
On constate que les recherches effectuées sur le sujet crise migratoire en Europe sont plus nombreuses dans les régions frontalières (Alsace, Lorraine, Rhône-Alpes et PACA). Ce résultat est corrélé au fait que les habitants de ces régions se sentent probablement plus concernés par les migrations qui ont lieu aux frontières de la France (Allemagne et Italie par exemple), car ils en sentent ou en craignent les effets sur leur territoire. La carte de répartition des immigrés sur le territoire français présentée dans le livre Atlas des migrations (Withol de Wenden, 2016) peut tout-à-fait être superposée cette carte. Les régions dans lesquelles la part d’immigrés dans la population est la plus importante sont aussi celles où les recherches associées à l’expression « crise migratoire » sont les plus nombreuses.
Quelques éléments de contexte
Rappelons le contexte qui a contribué à la propagation fulgurante de cette expression. L’année 2015 marque un tournant dans le contexte migratoire européen. Les statistiques d’Eurostat permettent prendre conscience de l’ampleur du phénomène : on compte 1.3 million de demandes d’asile déposées dans les 28 pays de l’UE, dont plus d’un tiers pour la seule Allemagne ; elles ont doublé par rapport à 2014. La guerre en Syrie renforce également l’afflux de migrants qui se dirigent vers l’Europe. Par ailleurs, certaines images relayées par les médias alarment la population européenne : le 2 septembre 2015, le journaliste turc Nilüfer Demir publie la photo d’Alan Kurdi, enfant syrien âgé de trois ans échoué mort sur une plage de Turquie.
Peut-on vraiment parler de crise ?
Parler de crise suppose que cela va s’arrêter et, en l’occurrence, que les faits qu’on désigne sous l’expression crise migratoire ne sont pas considérés comme devant normalement durer, donc, la crise dispenserait d’une réflexion de fond.
S’il y a bien eu un pic de migrations vers l’Europe en 2015, il ne s’agit pas d’un événement ponctuel. Michel Agier, anthropologue, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD), insiste sur la nécessité d’une prise d’initiatives à toutes les échelles, - du local au global -, pour traiter des problématiques migratoires qui touchent l’Europe. Ces questions ne sont pas spécifiques à l’année 2015 mais sont rattachées à un phénomène qui continuera à avoir des effets sur l’Europe dans plusieurs décennies.
L’usage fréquent de l’expression crise migratoire dès 2015 peut aussi chercher à exacerber la peur des effets d’une ruée vers l’Europe. Emmanuel Blanchard et Claire Rodier, membres du Groupe d’information et de soutien des immigrés (GISTI) soutiennent que l’afflux de migrants que connait l’Europe en 2015 n’a rien d’exceptionnel comparé à certains déplacements de populations qui se sont déroulés au XXème siècle :
Les décolonisations en Afrique du Nord ont amené en métropole (bien souvent pour la première fois et non sous forme de « rapatriements ») près de 1,5 million de personnes entre 1954 et 1965, dont environ 800 000 pour la seule année 1962, au moment de l’accès à l’indépendance de l’Algérie.
"La crise migratoire est devant nous. Il faut défendre les frontières extérieures de l'Europe avec une vraie coopération entre les Etats. Mais nous voulons aussi défendre notre politique migratoire nationale, en fixant notamment des plafonds d'immigration." #FigaroLive pic.twitter.com/WYlphlSglt
— Fx Bellamy (@fxbellamy) February 20, 2019
François Héran nie également l’existence d’une crise migratoire actuellement. Il s’agit pour lui d’un phénomène démographique normal qui n’a rien d’exceptionnel étant donné qu’il y a déjà eu, dans l’histoire, des déplacements de populations d’ampleur comparable.
Aujourd’hui, un certain nombre de scientifiques considèrent qu’il n’y a pas eu de crise migratoire pour l’instant, mais qu’elle devrait se faire sentir d’ici quelques années.
François Gémenne considère quant à lui que les conséquences du réchauffement climatique engendreront des déplacements de population susceptibles de créer une véritable crise migratoire dans les décennies à venir. Stephen Smith prévoie dans son livre La ruée vers l’Europe un afflux de migrants subsahariens vers l’Europe sans précédent d’ici 2050, ce que reprend l'homme politique François-Xavier Bellamy.
Qu'en pense le peuple européen ?
Les idées répandues dans l’opinion publique européenne en matière de migrations sont extrêmement pertinentes pour comprendre ce qui peut conduire certaines personnes à croire que nous connaissons actuellement une période de crise migratoire.
Il est tout d’abord intéressant de relever que, selon les résultats de l’enquête de l’Eurobaromètre Standard (Eurobaromètre Standard 90, 2018), lorsqu’on demande aux Européens quels sont les deux problèmes les plus importants auxquels doit faire face l’UE actuellement ?
, l’immigration arrive en tête du classement, devant le terrorisme et l’état des finances publiques des Etats membres. Les citoyens européens se sentent concernés par l’impact que les migrations sont susceptibles d’avoir sur leur territoire. Ils en craignent souvent les conséquences pour plusieurs raisons. Les populations les plus vulnérables économiquement peuvent craindre la concurrence des immigrés sur le marché du travail, comme le souligne Cris Beauchemin. Il faut aussi relever la présence du terrorisme en deuxième position de ce classement, qui est souvent associé aux flux migratoires en provenance d’Afrique. Cette crainte va généralement de pair avec la crainte des effets des migrations sur le continent européen et est attisée par les propos tenus par des partis d’extrême droite.
Alors que les courbes obtenues avec Google Trends mettaient en évidence un pic de recherches associées à l’expression crise migratoire autour du mois de septembre 2015, l’enquête de l’Eurobaromètre Standard révèle que l’immigration est restée depuis 2015 une préoccupation majeure pour l’opinion publique européenne. Actuellement, on compte 40% de la population européenne qui place ce problème en tête du classement. On ne peut donc pas parler d’épisode de crise à ce sujet, dans le sens où l’intérêt porté aux questions migratoires ne s’est pas traduit par un épisode ponctuel dans le temps qui se serait atténué aussi vite qu’il est apparu en septembre 2015. Il continue à inquiéter les Européens qui ont l’air de penser que la crise migratoire est toujours d’actualité.
Les Européens ont également tendance à surestimer le nombre de personnes nées à l’étranger qui vivent sur leur territoire. Cette tendance peut être observée dans tous les Etats membres de l’UE sans exception. Les écarts entre les statistiques nationales et les perceptions des populations interrogées sont frappants au Portugal, mais également en Grande-Bretagne, en Pologne et en France. Une étude publiée en 2007 dans le British Journal of Political Science à partir des données de l’ESS (European Social Survey) de 2002-2003 révèle que ces écarts sont d’autant plus flagrants que les personnes interrogées côtoient des immigrés dans leur quotidien et sont confrontés à des difficultés économiques et au chômage (Sides & Citrin, 2007).