Quelle fiabilité pour les prévisions ?

Des méthodes de calcul différentes

Dans son livre La ruée vers l’Europe (Smith, 2018), Stephen Smith annonce que le nombre d’Africains en Europe devrait dépasser 150 millions de personnes d’ici 2050, soit environ un quart de la population européenne. Ces chiffres ont été largement contestés par François Héran, démographe et professeur au Collège de France pour la chaire « Migrations et sociétés », dont les estimations conduisent à diviser par 5 les résultats présentés par Stephen Smith.

Comment peut-on interpréter de tels écarts ? Comment s’assurer de la fiabilité et de la pertinence de ces estimations ?

Les méthodes de calcul et les hypothèses faites permettent d’expliquer une partie de ces différences.

François Héran : le travail du démographe et l’exploitation des données

Les données démographiques concernant le continent africain sont désormais bien plus importantes qu’il y a une trentaine d’années. L’INED par exemple, s’appuie sur plusieurs observatoires démographiques pour rassembler des données relatives aux naissances, aux unions, aux décès et aux migrations dans plusieurs pays d’Afrique. Il existe à ce jour une trentaine d’observatoires démographiques dont un au Mali, deux au Sénégal… Pour François Héran, il s’agit là du matériau brut dont le démographe dispose pour proposer des interprétations et des scénarios quant aux migrations futures. Ces données sont à la base de tout son raisonnement et il doit les exploiter pertinemment pour garantir une fiabilité maximale aux projections qui en découlent.

Pour contester les chiffres annoncés par Stephen Smith, François Héran a donc dû mener une étude approfondie des données auxquelles il avait accès. Il s’est notamment beaucoup appuyé sur la « matrice bilatérale des migrations ». Il s’agit d’un tableau à double entrée, constitué de 250 lignes et de 250 colonnes répertoriant tous les pays du monde. Les lignes sont associées aux pays d’origine des populations tandis que les colonnes sont associées aux pays de destination. A l’intersection de la ligne correspondant au pays A et de la colonne correspondant au pays B, on lit donc le nombre de natifs du pays A résidant dans le pays B, rapporté à la population totale du pays d’accueil. Ces chiffres ont été collectés au cours des 15 dernières années par l’OCDE, la Banque mondiale et le FMI. D’autre part, l’ONU actualise les projections démographiques de la planète tous les deux ans.

Pourcentage de population immigrée dans certains pays hôtes vers 2015 et 2050

Projections sous l’hypothèse de taux de migration constants et compte tenu des projections démographiques de l’ONU. Les taux inférieurs à 0,5 % sont omis.

Source : application de la Révision 2017 à la Base bilatérale des migrations de la Banque mondiale, tableau issu de l'article de François Héran publié dans Population & Sociétés (Héran, 2018)
Lecture : vers 2050, du seul fait de la croissance démographique, les immigrés subsahariens pourraient former 2,9 % de la population de la France, contre 1,5 % aujourd’hui.

France Royaume-Uni Italie Espagne Suède Suisse Allemagne
Afrique subsaharienne 2015 1.5 2 0.7 0.5 1.5 1.2
2050 2.9 3.3 1.5 1.2 2.8 2 0.6
Afrique du Nord 2015 4.3 1.2 1.9 0.5
2050 5.3 1.7 2.5 0.6
Proche et Moyen Orient 2015 0.7 0.6 4 1.4 3.1
2050 0.7 0.8 5.6 1.6 4.7
Europe du Sud 2015 2.6 1.8 3.3 2.2 1.8 11.3 3.9
2050 2.1 1.4 3 1.9 1.2 7.4 3.3
Europe de l'Est 2015 2.3 0.8 0.6 1.7 1.5 3.6
2050 1.7 0.8 0.5 1.2 1.1 3.2
Europe de l'Ouest 2015 1.2 1.7 1.2 1.9 3.6 8.1 0.9
2050 1.2 1.6 1.4 2.1 3.3 7.1 1

Pour obtenir des projections quant aux migrations futures en provenance de l’Afrique, François Héran a utilisé les chiffres actuels concernant les migrations africaines vers le continent européen qu’il a croisés avec les prévisions faites par l’ONU d’ici 2050, en supposant que les facteurs de migrations ne changeront pas dans les prochaines années. Il présente ces résultats dans un article publié en septembre 2018 dans la revue Population & Sociétés (Héran, 2018). Sous ces hypothèses, François Héran affirme qu’ en France, les immigrés subsahariens avoisineraient 3 % de la population, contre 1,5 % aujourd’hui . Même en envisageant de majorer ces prédictions en intégrant l’effet favorable que pourraient avoir les politiques de développement sur les migrations dans les prochaines années, ces prédictions restent bien en-deçà des 25% annoncés par Stephen Smith.

Les prédictions faites par l’ONU chaque année sont disponibles en ligne pour chaque pays du monde. Celles qui concernent les migrations s’appuient généralement sur plusieurs hypothèses selon le pays considéré. L'ONU considère comme immigré toute personne née dans un pays différent de son pays de résidence. En règle générale, l’ONU s’appuie sur les données collectées au cours des 25 dernières années en termes de migrations internationales, en les combinant à des données plus récentes issues d’autres organismes. Dans le cas de la Syrie par exemple, les données collectées par l’ONU sur les 25 dernières années ont été combinées à celles issues de l’UNHCR. L’ONU a également supposé dans le cas de la Syrie que 40% des réfugiés syriens retourneront dans leur pays entre 2020 et 2025, 30% entre 2025 et 2030 et 10% entre 2030 et 2035.

Consultez les projections faites par l'ONU en suivant ce lien...

Stephen Smith : des hypothèses d’une autre nature et des analogies avec la frontière mexicaine

Stephen Smith est d’abord parti d’une analogie entre l’Afrique et le Mexique. En effet le Mexique, comme l’Afrique actuellement était au début des années 70 encore très pauvre. La proximité des Etats-Unis et la différence de niveau économique entre ces deux pays ont été le facteur majeur qui a créé une immigration importante du Mexique vers les Etats-Unis. La population mexicaine représenterait donc maintenant près de 10% de la population américaine. Avec la croissance rapide de la population africaine, la pression migratoire sur l’Europe devrait augmenter, ce qui s’accompagne également d’un accès à l’information des jeunes africains, qui seraient plus tentés par l’Eldorado européen.

Stephen Smith utilise beaucoup la comparaison entre la situation présente de l’Afrique et de l’Europe et celle de la fin du XXe siècle aux Etats-Unis. Or si les Etats-Unis étaient beaucoup plus peuplés que le Mexique et le reste aujourd’hui, c’est loin d’être le cas de l’Europe (510 millions d’habitants aujourd’hui et 450 millions en 2050) vis-à-vis de l’Afrique (1,3 milliard aujourd’hui, 2,5 milliards en 2050) . Par ailleurs, le démographe François Héran conteste la base même de cette analogie, d’abord par le fait que l’Afrique est un continent vaste avec des pays aux niveaux de développement hétérogènes et ne possède pas de frontière terrestre avec l’Europe, ce qui entraîne des migrations internes, qui existent moins au Mexique, mais ensuite et surtout par le fait que l’Afrique actuelle est encore loin du développement du Mexique, même des années 70. L’hypothèse d’une très forte augmentation de l’immigration africaine de l’ordre de celle envisagée par Stephen Smith nécessiterait selon François Héran une croissance à 2 chiffres qu’aucun pays n’atteint actuellement. Néanmoins, là où François Héran considère que la part de migrations intercontinentales dans les migrations devrait rester constante, Stephen Smith annonce que cela ne devrait pas être le cas. En effet, il signale qu’entre 1990 et 2016 les départs du continent ont été multipliées par 6 tandis que les migrations internes au continent ont été multipliées par 3 (Smith, 2018).

François Héran reproche par ailleurs à Stephen Smith, se présente dans son ouvrage comme un démographe, de faire majoritairement des hypothèses économiques plutôt que des hypothèses démographiques.

Les effets incertains du climat

Le dernier rapport du GIEC, Global Warming of 1.5 ºC annonce que le réchauffement climatique est inévitable. Ces conséquences seront nombreuses. Dès lors, la question se pose : le réchauffement climatique aura-t-il un effet sur les migrations ? Peut-on qualifier cet effet, voire le quantifier ?

Prévoir le réchauffement climatique

La première difficulté vient du fait que le réchauffement climatique en lui-même est assez difficile à évaluer à long terme. En effet, l'augmentation de la température moyenne à la surface du globe dépend directement de la quantité de gaz à effets de serre émises dans le temps et des moyens qui seront mis en place pour limiter le réchauffement. Aucun scientifique n'est donc en mesure de quantifier avec exactitude le réchauffement climatique qui aura lieu dans les prochaines années, on ne peut que faire des scénarios possibles. Une quantification du nombre de migrants climatiques est donc impossible.

Des effets controversés

Au-delà de l'impossibilité de prévoir le réchauffement climatique, le nombre de migrants climatiques ne peut pas être prédit parce que l'impact du réchauffement climatique sur les migrations n'est pas connu avec certitude. Il fait l'objet de nombreux débats, exposés sur cette page. Lorsque François Héran en était encore directeur, l'INED a d'ailleurs cherché à recruter un chercheur qui ait des compétences à la fois en sciences environnementales et en démographie pour répondre à ces questions, mais n'a pas pu trouvé quelqu'un avec ce profil.