Laurent Bouvet est un universitaire et militantiste français. Il est spécialisé sur les questions identitaires et sur les régimes socio-démocrates européens. Ancien membre du parti socialiste, il cofonde, pour le premier anniversaire de l’attentat de Charlie-Hebdo, le printemps républicain, un mouvement regroupant les défenseurs de la laïcité de tous les horizons politiques.

L’entretien ayant duré près d’une heure et demi, nous avons décidé de retranscrire que les moments clefs de l’entretien. Nous proposons en gras, pour chaque allocution clef de notre interviewé, un résumé de son propos pour permettre à un lecteur pressé, en lisant uniquement ces résumés, de comprendre son positionnement sur la question.

Son parcours académique

Après des études de sociologie politique, il devient professeur de sciences politiques. Au cours des années 90, il étudie la question identitaire aux Etats-Unis.

« J’ai toujours eu une double activité, à la fois politique-militante et académique. Je suis professeur de sciences politiques. J’ai commencé à travailler dans les années 90 pour mon DEA, puis pour ma thèse à l’EHESS, sur la question identitaire aux Etats-Unis. Plus précisément, j’ai étudié comment, à partir de la fin des années 60 et le début des années 70, il y a eu une transformation, appelée le tournant identitaire, aussi bien dans les sciences sociales américaines que la politique américaine. La question de l’identité culturelle est devenue une question majeure, qui a complétement bouleversé le paysage politique et la manière dont était vécue les identités collectives, les mobilisations sociales etc. C’est la fin du mouvement des droits civiques et du début de la mobilisation des noirs sur une base de revendications identitaires (Black is beautiful…), le début du féminisme, le mouvement gay, le mouvement latino. Cette entrée dans l’âge identitaire va se produire dans tout l’occident à partir des années 70 : le fondamentalisme dans les différentes grandes religions, le régionalisme. C’est la crise économique. J’ai analysé cela du point de vue de la pensée politique : la manière dont cela s’était produit, les acteurs. Pour ce faire, j’ai beaucoup travaillé sur les modes de mobilisation de ces différents nouveaux mouvements sociaux identitaires, notamment chez les noirs et chez les femmes. Le thème de la non-mixité a commencé à se développer dans les pratiques militantes et à être théorisé. On va le retrouver en particulier chez les féministes un peu partout dans le monde, dont en France avec le MLF. »

 

Entre la fin des années 90 et le début des années 2000 il s’intéresse aux  socio-démocraties européennes.

« Je me suis intéressé à l’évolution de la sociale-démocratie européenne. La manière dont après la chute du mur de Berlin elle se transforme du point de vue théorique. Je l’ai fait car c’était lié à mon parcours militantiste, en tant que militant du parti socialiste. »

Depuis une dizaine, il s’est recentré sur la France, et a étudié la compréhension de la question identitaire au sein de la gauche, et en particulier au sein du PS.

« Je me suis aperçu dans mon expérience politique que dans l’ensemble de la gauche, il y avait de plus en plus de mécomprehensions et d’incompréhensions vis-à-vis de cette question identitaire. Cela bloquait en grande partie la capacité politique de la gauche à sortir du schéma historique traditionnel qui n’a plus cours depuis que le communisme s’est effondré et que la mondialisation a commencé. »

 « Il y a à gauche l’impasse d’une pensée qui n’arrive pas à comprendre ce qui se passe du point de vue culturel, qui n’aborde la question identitaire que par les marges et non pas par le cœur, ce qui mène à l’échec politique de la gauche. »

 

Son parcours militant :

Il s’est engagé au sein du PS sous Miterrand et décide de quitter le PS en 2007 suite à la défaite de Ségolène Royal à la présidence de la république.

« J’ai fait le diagnostic que cela serait plus efficace d’être en dehors du parti pour pouvoir dire librement ce que j’avais à dire avec cette idée que l’on est plus influent de l’extérieur que de l’intérieur. De surplus, le PS n’arrivait pas à se transformer car ne tenait pas compte de certains enjeux (dont celui de question identitaire NDLR). »

 

Pour le premier anniversaire commémoratif des attentats de Charlie Hebdo, Laurent Bouvet cofonde le printemps républicain.

« Nous avons crée le mouvement républicain sur une base assez simple, qui est l’absence de lieux collectifs où toutes les personnes de la gauche puissent débattre, et également l’absence d’une voie collective pour affirmer un certain nombre de choses : affirmer que l’islamisme n’est pas un ensemble circonstanciel d’actes ou une circonstance d’actes historiques ; c’est quelque chose de plus fondamental qui relève d’une vrai idéologie. On est face à un défi aussi important que face à la montée du stalinisme ou nazisme au siècle passé. Il faut savoir qu’une action publique ne se mène pas seule, d’où l’intérêt d’une voie collective. En France, il y a la tentation des grands intellectuels qui, avec leurs plumes, viennent influencer le débat public. Nous voulons refaire de la mobilisation politique et montrer que l’on est dans un combat idéologique. Il faut combattre l’idéologie islamiste politiquement, dans le débat public. Notre mouvement s’est bien développé ces deux dernières années grâce au fait que notre action est collective et que personne ne le voit comme un objet de promotion politique.

 

Les actions du Printemps républicain sont nombreuses : réunions publiques, journées à thème, publication de texte. Ils sont également présent sur les réseaux sociaux. La plus grande journée qu’ils aient réalisés a eu lieu pour le troisième anniversaire des attentats de Charlie Hebdo, aux folies bergères.

Notre but est  d’élaborer des arguments pour expliquer ce qui est à l’oeuvre. Quant à mon rôle, c’est un rôle de théoricien, j’essaye d’articuler les idées du mouvement.

 

La non-mixité militante est un phénomène minoritaire lié à l’exacerbation de critères d’identité dans la société. Celle-ci a été pratiquée pour la première fois par les mouvements féministes au début des années 70, dont au sein du MLF.

« D’abord, c’est (la non-mixité militante NDLR) une pratique très minoritaire. Même dans les organisations qui la pratique, c’est limité. Il y a des petites associations dans la mouvance décoloniale indigéniste qui pratiquent beaucoup ce genre de manière de libérer la parole suivant l’idée que, pour que la parole soit vraiment libérée, il faut que cela soit une parole qui soit limitée à un cadre défini par un critère identitaire des personnes qui prennent la parole. Pour moi, c’est relié à la question identitaire. La non-mixité, comme idée de meilleure possibilité d’émancipation des individus, est liée à l’exacerbation dans le débat public d’un critère d’identité. Si l’on applique la non-mixité raciale (cas de nombreuses occurrences récentes), on est d’avis que ces gens là, qu’on appelle les racisés, ne peuvent pas lutter contre la stigmatisation, la discrimination dont ils sont l’objet, si ils ne peuvent pas en témoigner d’abord entre eux avant de pouvoir le faire de manière plus large. Cela vient des mouvements féministes et non des noirs américains. Les noirs américains, au moment où les tensions débutent avec l’avénement des Black Panthers, ne prônent absolument pas la non-mixité du point de vue racial. La non-mixité va se développer dans les mouvements féministes au début des années 70, pour que les femmes puissent prendre la parole librement sur leur expérience, notamment l’expérience sexuelle, hors du regard et de l’écoute des hommes, afin qu’elles soient plus libres. Il y a débat dans ces mouvements féministes: ce ne sont pas toutes les féministes qui défendent la non-mixité (deux camps s’opposent: les féministes inclusives et les féministes identitaires) . Au sein du MLF, des réunions non-mixtes vont se tenir, et même des communautés vont se former, dans lesquelles les garçons doivent quitter leur mère dès qu’ils dépassent l’âge de 12 ans. Ces communautés ne sont pas durables. »

 

A partir des années 70, la non-mixité militante va se répandre dans les autres mouvements identitaires et relancer à chaque fois le débat sur les conditions nécessaires pour libérer la parole.

La non-mixité militante n’a pas de débouchés politiques. En effet la non-mixité politique a toujours débouché sur l’intersectionnalité. Or les conflits d’identité empêchent au mouvements identitaires d’avancer ensemble. 

 « Après avoir été initié par certaines féministes, la non-mixité se répand dans les autres mouvements identitaires. Cela va faire un clivage dans l’ensemble des associations des différentes parties d’identité qui sont mises en avant (chez les gays, chez les noirs, dans l’immigration post-coloniale). Dans chaque mouvement apparaît le débat sur : est-ce que la parole est plus libre sans le regard d’autres qui ont une autre identité que ceux qui parlent ? Ce sera un débat récurrent. On le voit dans les années 70 et 80 aux Etats-Unis. »

 

Les militants de mouvements identitaires pronânt la non-mixité veulent combattre l’identité majoritaire. Pour avoir un poids plus important, les différents mouvements se réunissent, se qui débouche à l’intersectionnalité. Ces rassemblements de mouvements identitaires apparaissent aux Etats-Unis dans les années 80 sous le nom de « rainbow coalitions ».

« Aux cours des années 80, on observe aux Etats-Unis une spécialisation des mouvements identitaires sur un critère d’identité. Une fois que ces groupes sont constitués par identité vient l’intersectionnalité. C’est le fait de se réunir dans la lutte contre la majorité présente dans la société. C’est la lutte contre la majorité patriarcale, masculine, blanche et hétérosexuel. Plus il y a une radicalisation sur la non-mixité, plus on considère qu’il n’y a pas substituabilité de l’expérience. C’est-à-dire qu’on on ne peut pas parler de discrimination si l’on n’est pas soit même discriminé, on n’est pas légitime d’en parler. Une fois cet avis accepté par les militantistes, ceux-ci décident de se réunir avec d’autres discriminés pour former des coalitions, les « rainbow coalitions ». Les démocrates vont s’appuyer sur ces « rainbow coalitions » lors de la campagne présidentielle contre Reagan et cela va être un échec total. Ces coalitions constituent le principe d’intersectionnalité avant l’heure, le terme ayant été inventé au milieu des années 90 par une féministe noire américaine. Dans l’intersectionnalité est présente l’idée de regrouper les minorités, pour constituer un groupe plus fort, qui pourra combattre ainsi plus efficacement  l’identité majoritaire. »

 

L’intersectionnalité est fonctionnellement impossible à cause des conflits d’intérêts entre les différents mouvements identitaires. Tous les mouvements s’appuyant sur l’intersectionnalité sont donc voués à l’échec politique.

«  Bien sûr, il y a tout un tas d’enjeux dès qu’on parle d’intersectionnalité sur la compatibilité des mouvements. Par exemple, lors d’une grande conférence universitaire à Chicago à la fin des années 70, les féministes se plaignent qu’il n’y a que des hommes au conseil et réclament la moitié des postes. Les noirs, voyant que les féministes obtiennent gain de cause, demandent eux -aussi qu’il y ait parité raciale au sein du conseil. On s’aperçoit ici qu’il y a toujours des conflits d’identité. L’intersectionnalité est donc fonctionnellement impossible. Avec les nouveaux mouvements non-mixtes, on a  l’impression que ces mouvements redécouvrent la poudre. Ils refont la même expérience de l’impossibilité politique. Ils se heurtent au problème, qui est que, si l’on veut pouvoir être entendu, il faut un espace commun. Ils se réunissent donc entre discriminés pour former cet espace commun. Ils font ainsi l’expérience de l’intersectionnalité et redécouvrent l’eau chaude. Le mot intersectionnalité est réapparu il y a deux ans dans les textes de sociologie, vingt ans après avoir quasiment disparu. Les mêmes erreurs se répètent: création d’ateliers non-mixtes, apparition de l’intersectionnalité puis constat de l’échec de l’intersectionnalité. On voit bien que si l’on est dans la radicalité du critère identitaire, on peut être noire, femme et homosexuelle mais il y a forcément un de ces trois critères qui doit être mis en avant pour se déterminer. Si l’on n’accepte pas devant d’autres la sur-détermination de l’un de ces critères, on ne peut pas être légitime. On est sans arrêt dans un problème de détermination. Ces ateliers ne peuvent pas déboucher sur du politique. »

 

En France contrairement aux Etats-Unis,  l’âge identitaire n’a eu d’impacts sur la politique qu’à partir de la fin des années 90, avec le PACS ou les lois de parité. Les débats sont quant à eux identiques dans les deux pays, mais sont abordés par des biais différents.

« Il y a un décalage entre les Etats-Unis et la France dans l’impact de l’âge identitaire sur la politique. La France a une manière de comprendre la politique qui lui est particulière (avecla république, la laïcité ou l’effacement de l’individu derrière le citoyen). La gauche française avait également sa particularité. Le choc de la politique identitaire a été virulent à partir des années 90. Cela s’est traduit dans un premier temps par des débats au sein de la gauche, en particulier, lorsqu’elle revînt au pouvoir en 97, avec des débats sur la parité ou le PACS. Ces débats sur la question de l’identité rentrent en France par des moyens, des biais, qui lui sont très propres, comme le débat sur le voile en 89. Sur le fond, ce sont par contre les mêmes débats qu’aux Etats-Unis. »

 

Ces dernières années, la mondialisation a eu pour effet d’homogénéiser la façon dont se déroule le débat et de synchroniser le débat dans le monde. Or cela va à l’encontre de l’idée de mise en avant des identités culturelles promues par les militantistes défenseurs de l’intersectionnalité. Ou alors ils considèreraient certaines identités comme valables et d’autres non, comme l’identité majoritaire.

 

« Ces dernières années, sous les effets de la mondialisation, les spécificités de la manière dont se passe le débat en france s’amoindrit pour devenir un débat beaucoup plus commun avec des relations immédiates grâce à la circulation des idées. Le fait que l’intersectionnalité soit revenu à l’affiche montre qu’il y a une mondialisation dans la manière de comprendre les enjeux et les problèmes. Cela est un problème, car c’est une négation de l’identité culturelle que les mêmes gens si l’on pousse la logique veulent défendre. Il y aurait des identités valables et des identités culturelles non valables qui seraient celles d’une majorité, de différentes entités difficiles à identifier (comme les hommes ou les classes populaires blanches). »

 

Seule deux visions de la politique sont acceptables : soit une vision de la politique comme lieu d’affrontement, d’organisation et d’articulation des identités culturelles, soit une vision de la politique où les identités culturelles se fondent pour mettre en avant la citoyenneté. Les identités culturelles cherchent aujourd’hui à se construire en France, elles envahissent le débat public mais ne proposent que très peu de débouchés politiques.

 « Le problème de l’identité culturelle, comme le régionalisme, est que soit on les prend au sérieux et on prend toutes les identités culturelles au sérieux. Alors la politique est faite d’identités culturelles, de leur affrontement, de leur organisation, de leur articulation.  Soit on dit que la politique est un commun où les identités culturelles se fondent et acceptent de se mettre en retrait pour que la citoyenneté soit autre chose que simplement l’expression de la somme des identités culturelles présentes. Ces pratiques de la non-mixité montrent ainsi bien que l’on est rentré dans un moment à la fois où toutes ces luttes politiques, ces demandes politiques, se cherchent, cherchent des modèles théoriques et des espaces etc. On le voit dans les études de genre, très nombreuses, mais avec un débouché scientifique très faible et politique quasi-nul. Le débouché politique des études de genre est, en dehors des demandes d’écriture inclusive et d’avoir des toilettes non différenciées homme-femme, quasi-nul. Ainsi la forme identiatire que prend aujourd’hui le débat public n’est pas relié à des préoccupations politiques générales et  a des débouchés politiques réduits. »

 

Vouloir organiser des réunions non-mixtes dans des lieux privés pour réussir à parler plus librement est légitime.

« Pour résumer, pour voir ça autrement, moi j’ai du mal à voir l’efficacité d’un tel outil politiquement. Que ça satisfasse, que ça réponde au bien-être revendicatif minoritaire des gens qui se sentent victime à cause du critère d’identité qu’on met en avant pour eux, que ça ait un effet thérapeutique (ce que je pense), c’est très bien, mais ce n’est pas politique. Il n’y a aucun sens de vouloir l’interdire, les deux sont légitimes. Si il y a des gens qui ont envie de se mettre ensemble dans une réunion et de se dire entre eux :  on est que des gens qui se reconnaissent comme une identité commune racisée ou non racisée pour discuter, c’est légitime. »

 

Par contre, il est interdit de réaliser des réunions non-mixte dans des lieux publics. Les critères de sélection réalisés ne pourraient être que discriminatoires,  l’appartenance à une identité étant une expérience très personnelle.

« Le problème, c’est que cela ne peut pas être public. Si c’est dans un lieu public, cela ne peut pas être sous l’usage d’un batiment de statut public. Ça [la réunion en non-mixité] pose le problème du critère de l’exclusion. Qui décide qui rentre et qui ne rentre pas ? De plus, comment définit-on une identité? La question de la race qu’ils mettent en avant est assez complexe, soit on pense qu’il y a des races différenciées, soit on pense qu’il existe une unique race humaine sur Terre. Si il y a des racisés et des non racisés, il y a bien une différence qu’il faut établir d’une certaine manière, je voudrais bien qu’ils m’expliquent comment ils l’établissent. En général, ils répondent par la discrimination. Le problème est que la discrimination est une expérience individualisée nécessairement ressentie même si c’est une expérience qui concerne beaucoup de gens. La sensibilité n’est pas la même. Le fait d’essentialiser, en disant que cette expérience individuelle, c’est l’expérience commune, donc elle est essentialisable, donc on peut en définir un critère précis qui dit qu’est-ce-que qui est racisé, discriminé, est quelque chose d’extrêmement normatif par rapport à l’expérience. Dès lors qu’il y a un espace public, un fond public, on peut pas les utiliser pour dire qu’il y a un critère de ce type, qui n’est pas un critère reconnu publiquement (droit public) pour interdire l’entrée ou pour réserver telle ou telle activité à telle ou telle partie de la population. Ça, c’est de la discrimination. Si vous faite chez vous une fête où vous dite que vous n’invitez que vos amis blancs ou que vos amis noirs, c’est pas un sujet. La non-mixité de droit privé n’est pas un sujet. »

 

On ne peut pas justifier des événements publics en non mixité choisie par la présence (certes souvent regrettable) d’événements en non-mixité non choisie (conseils d’administration, stade de football, etc).

« Il faut faire attention à ce débat totalement frelaté qu’on voit sur des comparaisons : oui on a raison de se réunir entre femmes parce qu’on voit bien que les hommes se réunissent entre eux dans les conseils d’administration. Qu’on veuille se réunir entre femmes et qu’on veuille une parole libre, oui c’est possible dans un cadre privé, dans une association etc. En revanche, faire une réunion dans un lieu public, dans un stage financé par des fonds publics, dans une université en réservant une salle et en interdisant cette salle, en prétendant que c’est un colloque académique ou un séminaire en réservant et en disant que c’est en non-mixité. Ça ce n’est pas possible. C’est ça pour moi la limite. »

 

La non-mixité est philosophiquement absurde dans sa volonté de classer les humains selon leurs ressentis, leurs expériences personnels-elles (on se sent noir, on s’est senti discriminé, on se sent femme, etc).

« Où est-ce que l’on met la limite, même homme-femme, qui est plus immédiatement plus compréhensible que raciale? On peut très bien, au nom du transgenre, contester la détermination qu’il n’y ait des personnes que de sexe féminin. Pourquoi des hommes qui se sentent transgenre ne pourraient pas participer? On peut finalement, à l’infini, y compris sur une détermination aussi tranchée que le sexe, contester philosophiquement la question de la non mixité. »

 

La politique identitaire veut inscrire dans le droit et la politique publique des revendications propres à une identité (et donc non communes à tous les citoyens), et par cela fait le contraire que de lutter contre les discrimations.

« Il existe des politiques publiques de lutte contre les discriminations, mais à partir de là, on ne peut pas en tirer des critères d’objectivation d’identité. Or la politique identitaire est l’objectivation de critères identitaires, qui sont en fait des critères politiques, qui veulent créer à partir de déterminations propres, qui ne sont pas communes, des effets dans le droit et la politique publique. »

 

La lutte contre les discriminations raciales et antisémites est possible par une déconstruction des préjugés. Par contre l’exacerbation d’un critère identitaire n’est pas favorable à cette lutte. Les citoyens doivent rentrer dans un cadre commun, où ils ne sauront plus susceptibles d’être discriminés. Ils doivent se battre pour l’égalité des droits et non pour l’obtention d’un statut particulier, propre à une de leurs identités.

« On peut faire de la prévention. Lutter contre le racisme, l’antisémitisme, c’est lutter contre les préjugés. Cela passe par une éducation anti préjugés, en expliquant qu’il n’y a pas de races différentes, qu’on est tous de la même race et que, malgré les couleurs, il n’y ait qu’une race humaine : c’est une lutte contre les préjugés raciaux. On peut avoir des politiques préventives à l’égard de certains risques de discrimination au faciès, au genre, et ça existe, mais le problème est que l’on ne lutte pas efficacement contre les discriminations en fondant sa compréhension de la discrimination sur l’exacerbation d’un critère identitaire, qui serait prédominant chez les personnes à raison de leur expérience qu’ils mettraient en avant. « Moi je suis ça et tout doit être fait autour du fait que je suis ça. »  La lutte contre la discrimination, c’est faire rentrer des gens dans un cadre commun où ils ne seront plus, où ils n’ont plus de risque d’être victime de discrimation.  C’est vraiment un débat sur culturalisme_ essentialisme et universalisme,  etc. La lutte contre la discrimination est une lutte pour l’égalité des droits, ce n’est pas une lutte pour la reconnaissance de la spécificité de chacun.  Qu’il y ait dans le privé une reconnaissance de la spécificité de chacun est naturelle. Quand ça passe dans le public et ça se fige, en voulant provoquer une réaction dans l’espace public qui soit une réaction de reconnaissance propre d’une identité particulière… »

 

Donner un droit spécifique à une identité, c’est définir à jamais les personnes jouissant de ce droit par cette identité. Si le PACS avait été réservé aux homosexuels, les personnes pacsées n’auraient été reconnus par les autres que comme homosexuels. Afficher de façon évidente l’appartenance à une identité, c’est risquer d’être perçu par les autres uniquement que comme membre de cette identité, occultant toutes les autres identités qui me définissent.

« Quand on reconnaît une identité, quand on donne un droit spécifique à une identité revendiquée comme telle,  on spécifie dans l’espace public cette identité, on la fige. On fige la personne dans cette identité, qui n’est plus reconnue que comme telle.  C’est par exemple le problème des jeunes filles qui portent le voile. […] Le voile l’identifie automatiquement comme musulmane. La question qui se pose est : la jeune peut-elle être autre chose que musulmane dans son identité. Va-on voir autre chose à travers elle ? […] Elle me dit d’abord, par son voile : je suis musulmane. Donc ça c’est la question de l’ordonnancement individuel et de l’ordonnancement  par rapport à l’effet sur les autres, donc la reconnaissance est toujours un processus dans l’altérité. […] Le problème est que là c’est une identité mise devant les autres comme un fait accompli et qui occulte la totalité. Si ça se trouve, cette jeune femme avec le voile va être fan des films de Spielberg, de courses automobiles, etc. Ce qui est indiqué, c’est son identité musulmane. On ne peut pas interdire la projection identitaire sur un seul critère de soi et les ateliers non-racisés. On ne peut pas interdire le fait qu’il y est volonté de montrer, de dire la revendication d’une identité particulière. On ne peut pas non plus dire que tout cela est acceptable en tant que tel et qu’on doit lui faire sa place uniquement pour cette revendication. »

 

Pour qu’il y ait un espace commun, il faut que chaque personne fasse un effort de citoyenneté, montre son appartenance à un commun. L’absence d’espace commun pour communiquer entre personnes de différentes identités au cours de l’histoire a toujours aboutit à des politiques d’affrontements entre identités.

« Il faut que la personne qui mette en avant son identité fasse l’effort de citoyenneté, d’appartennance à un commun qui n’est pas sa propre identité, sinon il n’y a pas de citoyenneté possible, d’espace commun possible, il y a uniquement des identités les unes par rapport aux autres. Le problème associé est que l’histoire nous a montré que ça ne se terminait pas très bien : au mieux c’est la coexistence séparée, ou alors c’est un affrontement.  Donc c’est ça la question de la politique de l’identité et c’est ça que pose philosophiquement la question de la non-mixité. C’est pas mal en soi mais dès lors qu’on déroule le fil des conséquences politiques, et de ce que cela signifie … Si ça reste comme quelque chose de légitime, jamais interrogé ou critiqué comme on le voit dans une partie des sciences sociales de nos jours… Si tout le monde commence à faire de la non-mixité, ce n’est pas sûr que ce soit les minoritaires qui l’emportent. »

 

Au sein de la gauche, il y a eu une évolution soudaine de la vision de la société : d’une société animée par la lutte des classes à une société animée par la lutte entre identités. 

« C’est quand même extraordinaire qu’une partie de la gauche en soit venue à considérer que la politique identitaire ait remplacée la politique de classe comme un élément évident, que les discriminés, à raison d’une identité, soient devenus les nouveaux prolétaires. Ça va vraiment très loin. Au parti socialiste il y a vraiment une substitutiuon : les nouveaux damnés de la terre sont les discriminés à raison d’un critère d’identité, plus du tout à raison de leur place relative dans le système de production. Il y a une évolution fondamentale. »