Noé Le Blanc est professeur d’Anglais au lycée. Il est également journaliste, et a publié des articles dans des revues comme le Monde Diplomatique ou encore Mouvements. Il est adhérent à SUD Education 93 et a participé à l’organisation du stage « Au croisement des oppressions : où en est-on de l’antiracisme à l’école ? ».

Nous avons effectué un entretien d’environ une heure et demi, dans lequel Noé le Blanc nous a parlé de son rôle dans le syndicat, de son point de vue sur la non mixité ainsi que celui des organisateurs du stage. Dans un souci de clarté, nous retranscrivons ici les éléments clefs de l’entretien.

À propos de SUD Education :

« Sinon pour ce que défend SUD Education, c’est un syndicat d’extrême gauche, moi je pense qu’on est un syndicat du centre, on est centriste (…) on défend des choses avec lesquelles tout le monde devrait etre d’accord comme l’égalité et la justice. On a des activités syndicales tout à fait classiques, d’organisation de grèves, de manifestations, de soutien aux salariés, de réprésentation des salariés dans les différentes instances, donc quand ils ont des problèmes on essaye de régler leurs problèmes. On est un syndicat de profs donc on s’occupe essentiellement de profs et d’education nationale (…) et aussi tous les personnels d’éducation y compris agents, surveillants, AED etc. »

 

À propos de la différence entre non mixité raciale et non mixité de genre :

« SUD Education 93 organise des stages féministes, il y a une commission « femmes » qui se réunit en non-mixité, je ne sais pas si c’est tout le temps ou la plupart du temps mais c’est complètement banalisé au sein de SUD Education 93. »

« Il y a eu des réunions en non mixité racisée, évidemment en non mixité genrée il y en plein partout, maintenant ça se fait de façon très normale et très courante dans le milieu féministe. Dans le milieu antiraciste en tout cas chez les blancs c’est beaucoup plus rare et beaucoup plus problématique. Vous avez vu qu’il y a le camp d’été décolonial en 2016-2017 c’est pareil : révolution, ils attaquent la république, c’est la fin du monde. Et ensuite il y a eu Mwasi, l’association de femmes noires qui elles aussi ont fait quelques trucs en non mixité. Mwasi elles ont failli se faire déloger, Anne Hidalgo a hurlé. Nous, non seulement on est d’accord avec la non mixité, c’est une bonne chose, on pense qu’il faut le faire, mais en plus c’était un gest de soutien envers ces autres association attaquées. »

Sur le travail nécessaire pour rétablir l’égalité entre les genres :

 

« Je n’imagine pas qu’on arrête de faire des réunions ou que la commission de femmes ne fasse plus des trucs en non mixité. A Sud, on fait des statistiques genrées donc on compte le nombre de prises de paroles d’hommes et de femmes, pour dire qu’on doit être conscient de ce problème-là. On fait des prises de parole avec double listes donc ceux qui ont déjà pris la parole, les femmes passent avant les hommes, ceux qui ont déjà pris la parole passent après ceux qui n’ont pas encore pris la parole etc. Donc là on trie, c’est un peu la même idée que non mixité c‘est à dire qu’on trie en fonction du genre ou d’autres critères comme ça pour rééquilibrer l’espace publique qui si on ne fait pas ce travail est déséquilibré en faveur des dominants. Si on fait pas attention à qui c’est qui parle, des hommes et des femmes, c’est que les hommes qui parlent, vraiment c’est vrai, et les homme ils vont parler non seulement plus, plus nombreux, plus longtemps, plus à cote de la plaque pour s’écouter parler et pas dans le sujet tandis que les femmes ça va être « pardon mais je pensais que peut être… » et donc il faut mettre en place des outils qui font que les femmes l’ouvrent plus sinon tout le monde parle pas à égalité et c’est la même idée que faire des ateliers non mixtes, c’est exactement ça, il faut essayer de motiver les gens qui sont dominés pour qu’ils prennent toute leur place dans l’espace publique »

 

 

À propos de la stupeur déclenchée par le stage de SUD Education 93 :

« C’est vraiment une des raisons qui m’a le plus surpris depuis la polémique, c’est qu’on aurait dit que c’était nous qui avions inventé la non mixité, que c’était notre idée, qu’on était la pointe radicale, que c’était la nouvelle expérimentation folle. Je veux dire que le MLF c’était non mixte, non mixte femme et ensuite il y avait des commissions non mixtes lesbiennes à l’intérieur du MLF , le mouvement de libération des femmes. C’était dans les années 60 donc ça fait 50 ans, 60 ans que ça existe et en particulier au niveau de femmes. Il faut savoir que Christine Delphy (…) qui était très active dans le MLF raconte que notamment c’est elle qui a impulsé la non mixité dans le MLF en copiant les États-Unis et notamment le mouvement des droits civiques. Elle avait vu des noirs se réunir en non mixité et elle avait dit, c’est génial il faut qu’on fasse ça mais pour les femmes. A l’origine la non mixité c’est un truc de racisés, qui en suite c’est transporté, en tout cas en France, chez les femmes et puis maintenant on redécouvre ça au niveau des racisés. Mais ça a une longue histoire, et c’est juste plus courant dans les mouvements féministes,  et aussi parce que les mouvements féministes sont beaucoup plus importants en France que les mouvements antiracistes. »

 

Sur les divergences au sein même du syndicat :

« Il y a beaucoup de gens à SUD qui sont sur une position un peu Printemps Républicain. Peut-être un peu plus nuancé que Printemps Républicain, c’est à dire qu’ils vont dire des choses auxquelles ils vont s’opposer. Ils vont dire : « La laïcité c’est bien, en ce moment c’est bizarrement utilisé pour attaquer uniquement les musulmans mais enfin c’est quand même bien. Par contre le repli identitaire, c’est ça la non mixité c’est le repli identitaire, c’est quand même pas bien. Il faut des valeurs universalistes. On est tous pareil, il ne faut pas créer des clivages alors qu’il n’y en a pas. » »

« Et donc certains syndicats nous disent (…) :  on n’a pas de leçon à recevoir du 93 parce que c’est Paris qui fait la leçon a la province. C’est comme le blackface, je ne sais pas si vous avez suivi le blackface à un festival de Dunkerque, il y a une grosse polémique. Il y en a qui sont peints en noir et il y a des gens d’associations antiracistes parisiennes qui sont allés à Dunkerque pour protester et qui se sont fait jeter de l’urine dessus, crier dessus etc, avec la même idée qu’on n’a pas de leçon à recevoir de Paris. « Voilà ,Paris nous fait la morale nous on est en province ils comprennent rien à notre vie ».»

 

Sur la poursuite en justice de SUD Education 93 par l’État :

Vous ne le savez pas mais il y a non pas une mais deux plaintes déposées contre nous a cause du stage. Il y a eu une première plainte déposée pour l’utilisation du terme « racisme d’État » dans une plaquette, pour diffamation. Cette plainte la a été classée sans suite (…).  Ils nous attaquent en diffamation pour racisme d’État, c’est un coup politique, la véritable histoire de tout ça c’est que Le Pen fait 40% au second tour et l’obsession des politiques c’est de racoler les voix de Le Pen, et surtout à droite. Là ce qu’ils font c’est qu’ils racolent les voix de Le Pen pour pas cher, ils savent que tout le monde est d’accord avec eux, nous on est petits donc ils peuvent taper sur nous ça leur coutera pas très cher, et ils savent que tout le monde y compris la France insoumise, enfin toute la classe politique, va les soutenir. Donc ils peuvent montrer qu’ils sont durs contre les islamistes. Parce que c’est ça la vraie question, le pourquoi est-ce qu’ils nous attaquent ? Pourquoi les gens sont si terrorisés, si angoissés de ce qu’on fait ? C’est parce qu’on est « le cheval de Troie de l’islamisme ». Ce sont les frères musulmans qui nous « manipulent » et « on veut instaurer la charia en France ». La première plainte a été classée sans suite parce qu’ils parlent de racisme d’État, mais pas de chance : Bourdieu, Foucault, le président de la ligue des droits de l’homme utilisent « racisme d’État » donc ils se seraient couverts de ridicule à essayer de nous faire un procès donc ils ont dit : on s’est trompés dans la formulation de la plainte.

Sur la possibilité d’acquérir de nouveaux codes sociaux :

« On peut acquérir les codes sociaux d’une autre classe sociale mais c’est comme si on disait que quand on est un mec on peut devenir une femme il faut quand même tomber dedans quand t’es petit mais c’est pas un truc donc tu te défaits, les médiations possibles pour que tout le monde soit à égalité, la médiation ça demande un énorme travail. L’erreur si on peut dire du Printemps républicains ou des universalistes abstraits c’est de dire « on est tous immédiatement égaux donc où est le problème ? Pas besoin de travailler pour qu’on soit égaux. »

Nous on dit non, non on est pas du tout tous égaux et il y a besoin d’efforts pour qu’on soit égaux. Il faut faire un grand travail de médiation pour que les uns ferment leurs gueules et écoutent un peu les autres que les autres se sentent un peu plus légitimes de dire « voilà mes problèmes, voilà comment je vois les choses, voilà ce qui m’agresse ». Il faut des médiations, elles sont lourdes, il faut des artefacts sociaux de type non mixité, un peu lourd, un peu construit de façon offensive pour faire ce travail et ne pas considérer qu’il est fait parce que considérer qu’il est fait c’est laisser les inégalités comme ça et participer à  la domination du côté des dominants. Le premier travail à faire c’est de reconnaitre que la domination existe et donc quand on fait partie des groupes dominant, reconnaitre qu’on discrimine, qu’on fait des choses pas juste, qu’on est pas une bonne personne, qu’on fait des choses que quand on les regarde après on se dit « ah j’aurais pas dû faire ça » on est raciste, on est sexiste, c’est vrai, parce qu’on peut pas se sortir de son corps social de tout ce qu’on a appris magiquement, il faut faire un travail sur soi.

Une anecdote me semble importante, une fois je suis allée rencontrer une aristocrate. Elle vient d’un milieu par rapport à nous vraiment aristocrate c’est-à-dire vraiment de la classe super haute et elle parle et elle bouge de façon pas commune, avec une voix hyper posée, elle rayonne de confiance en elle-même et d’espace de classe aristocrate. Moi d’habitude quand je suis avec quelqu’un c’est moi la classe supérieur, je parle mieux et je pense que je fais cet effet là à d’autres gens plus défavorisés. Moi je me suis senti exclu des codes, elle manipulait des codes qui appartiennent à un groupe auquel moi je suis d’un groupe trop inférieur pour participer, je me sentais plouc et vraiment roturier. Ça m’arrive jamais, je suis toujours la noblesse quand je parle à qqn parce que 99% des gens que je rencontre vienne d’un milieu que ce soit, social de race ou de sexe dominé par rapport à celui dont je viens. Je suis pas menacé par leur présence, je maitrise les codes et j’ai accès à des cercles sociaux auxquels eux n’ont pas accès et je maitrise des codes que eux ne maitrisaient pas car ils ne sont pas tombés dedans quand ils étaient petits. Et là elle elle me faisait ce que moi je fais aux autres tout le temps, c’était vraiment l’expérience « ah mais c’est ça de quoi ils parlent toute la journée » et que je n’arrive pas à percevoir, moi je suis juste normal. En fait elle aussi elle est juste normal mais en étant juste normal moi j’ai l’impression d’être face à la reine d’Angleterre et moi je suis le clodo parce que la façon dont elle parle elle bouge, ce ton de voix, tous ces petits détails, me renvoient à une espèce de rayonnement de groupe social qu’est au-dessus de moi et moi je connais pas des gens comme ça dans ma vie de tous les jours parce qu’il y a qu’elle que je connais et elle me renvoie que elle elle en connait plein des gens comme ça parce que c’est son milieu normal mais ils sont au-dessus de nous et l’accès est fermé pour des gens comme moi. On a un peu dérive »

Sur les arguments en faveur de la non mixité :

« La principale raison pour la non mixité c’est que l’espace public, l’espace dit mixte il est non mixte en fait. Il est non mixte blanc, non mixte masculin aussi. Les femmes dans l’espace public doivent toujours être jolies apprêtées peignées et coiffées les hommes ils peuvent roter et péter ils sont chez eux, elles elles sont chez autrui donc elles doivent apparaitre, nous on est chez nous. Pour les blancs et les racisés c’est la même chose. Ils sont dans un espace a priori hostile, que nous on juge neutre mais qui n’est pas du tout neutre. » En réalité (…) il y a aussi une grosse différence entre l’espace neutre public général et les espaces non mixtes concrets : c’est que l’espace neutre public il est partout tout le temps, il ne disparaît jamais, il est permanent, nous les espaces en non mixité c’est des espaces temporaires limités, donc c’est restreint dans l’espace et dans le temps, versus la réalité qui est toujours partout tout le temps. Donc la conclusion du papier que j’ai écrit, et ce que je pense pour de vrai, c’est qu’en réalité les espaces dits non mixtes sont des espaces mixtes, des espaces ou il y a davantage de mixité, c’est à dire ou les gens qui sont exclus de l’espace non mixte d’habitude peuvent tout à coup dire des choses qui sont dicibles. Choses qui sont trop difficile à dire, qui sont difficile à articuler, qui coutent cher à dire, c’est à dire qu’on se fait hurler dessus, taper dessus, les gens ne sont pas d’accord, réagissent mal quand on le dit dans l’espace soit disant neutre. La non mixit choisie c’est une façon de neutraliser la non mixité subie. »

Sur l’intersectionnalité :

« C’est encore des termes très nouveaux que pleins de gens découvrent. Donc l’intersectionnalité, ça désigne un concept, pour moi, qui est synonyme de lutte social. Quand on lutte contre une oppression qui vise les femmes, les salariés etc. C’est une façon de lutter contre toutes les oppressions c’est-à-dire que c’est injuste que les femmes fassent plus le ménage, je suis contre l’injustice faite aux femmes mais je suis contre l’injustice en général, c’est au nom de la lutte pour l’injustice en général. Personne ne devrait être en situation favorisée et c’est pour cela que je me bats contre cela, c’est intersectionnel en fait, c’est pour toutes les causes, pour la justice, pas juste pour les femmes, pour les noirs.

Ces questions ne sont pas habituelles même si on a beaucoup progressé, on a fait même pas la moitié du chemin. »