Quand et jusqu’à quand compenser ?

Lorsqu’un projet d’aménagement est susceptible d’avoir des impacts sur la biodiversité, la loi l’oblige à réaliser une « étude d’impacts » assortie de propositions pour, dans l’ordre, « éviter, réduire et compenser » ces impacts sur l’environnement. L’évitement, qui concerne par exemple un changement d’implantation du projet pour contourner une zone à enjeux, est réalisé en amont du projet. La réduction des impacts est mise en œuvre à différents stades du projet, selon la nature des mesures. Par exemple, une modification de l’implantation, qui n’évite pas les impacts mais les réduit, intervient en amont ; la pose de murs anti-bruit qui réduit l’impact sonore, est réalisée en cours de projet. Enfin, les mesures compensatoires sont celles dont la temporalité est la plus controversée : quand faut-il les mettre en œuvre par rapport au déroulement du projet, et jusqu’à quand faut-il les entretenir ? La loi « Biodiversité » précise que « les mesures compensatoires doivent être effectives pendant toute la durée des atteintes » , mais en pratique, les acteurs discutent les modalités et raisons d’être de cet impératif de compensation ex ante.

Temporalité de la mise en œuvre de la compensation

Un chef de projet chez CDC Biodiversité, avec lequel nous avons pu effectuer un entretien, présente la « compensation avant impact » comme un des piliers de la bonne mise en œuvre de celle-ci :

« On doit restaurer le milieu naturel avant d’avoir l’impact pour qu’on ait des zones de basculement des espèces possibles […] En gros, vous habitez dans un appartement, je vais détruire votre appartement, c’est mieux d’être relogé avant que je le détruise. »

Cependant, Dominique Deniaud, président de la section locale de Loire-Atlantique de la Confédération paysanne, dans son audition par la Commission Sénatoriale explique que si pour les petits projets, les mesures compensatoires doivent être mises en œuvre avant l’aménagement, pour les plus grands projets, comme les autoroutes, les aéroports ou les Lignes Grande Vitesse, cela ne se passe plus pareil :

« On promet que l’on fera quelque chose pour la compensation, mais rien n’est mis en place avant la réalisation de l’infrastructure ».

Il y voit un problème de dissuasion : quand les mesures doivent être mises en place au préalable, le porteur du projet va vraiment essayer de limiter ses impacts sur l’environnement, pour ne pas avoir à les compenser.

Les porteurs de projet, eux, soulignent dans leurs auditions devant la même commission les difficultés liées à cette anticipation de la compensation. Joachim Lémeri de Eiffage Concessions explique notamment que les autorisations concernant les écosystèmes arrivent très tardivement, « juste avant le démarrage des chantiers » et que les mesures compensatoires prévues se révèlent parfois décorrélées des impacts réels, qui ne seront connus qu’après travaux.

« Obtenir une meilleure efficacité écologique du fait qu’une partie de la restauration est effective avant la survenue des impacts qu’elle a vocation à compenser, évitant alors des pertes temporaires » notent Harold Levrel, économiste écologique, et Denis Couvet, écologue professeur au Muséum d’Histoire Naturelle.

Que la compensation soit réalisée avant impact ou non, le problème reste le temps que met l’écosystème qui a reçu les mesures compensatoires à devenir plus ou moins équivalent au premier. C’est là où la mise en œuvre de la compensation par recours à des « réserves d’actifs naturels », ou banques de biodiversité, a un avantage par rapport à la compensation plus traditionnelle, appelée « par la demande ». Les réserves d’actifs naturels ont été proposés par la loi Biodiversité de 2016 étudiée par cet article de Harold Levrel, économiste écologique, et Denis Couvet, écologue et professeur au Muséum d’Histoire Naturelle, alors que la loi était encore sous forme de projet. La banque de biodiversité ne peut vendre des crédits de compensation qu’à partir du moment où le projet de restauration est établi (décret du 28 février 2017 sur l’agrément etc.), de sorte qu’une partie de la biodiversité est restaurée avant la survenue des impacts, « évitant des pertes temporaires » .

Les deux diagrammes ci-dessous illustrent cette différence de temporalité de mise en oeuvre de la compensation, selon qu’elle est par l’offre ou à la demande. Nous les avons réalisés en nous inspirant de ceux présentés par les acteurs, notamment par le chef de projet de CDC Biodiversité que nous avons rencontré ainsi que par des écologues dans leur article .

Diagramme de la compensation à la demande avec la séquence Eviter-Réduire-Compenser
Diagramme de la compensation par l’offre avec la séquence Eviter-Réduire-Compenser

Cependant, cette absence théorique de pertes transitoires entre le moment de la destruction et le moment où l’écosystème restauré devient équivalent à celui qui a été détruit est nuancée par les deux auteurs :

« une partie des crédits peuvent potentiellement être débloqués à partir du moment où le foncier est sécurisé, à travers une servitude environnementale par exemple, et que des fonds de garantie financière ont été créés. »

La compensation par l’offre est par ailleurs une méthode qui ne fait pas l’unanimité : pour découvrir une partie des controverses qui y sont associées, allez lire par ici !

Durée des mesures compensatoires

« Le temps pose également problème. Le maître d’ouvrage met en place des mesures. Que deviendront-elles dix ou vingt ans plus tard ? Ce n’est pas le métier du maître d’ouvrage que de gérer des réserves écologiques. On commence à reconstituer des zones humides. Jusqu’où et comment faut-il les gérer ? Quel type d’opérateurs impliquer ? C’est un vrai métier. Il faut également pouvoir financer ces projets dans la durée. Pour l’instant c’est un non-dit. La question finira forcément par se poser » souligne François Poupard, directeur général de la direction générale des infrastructures, des transports et de la mer du Ministère de l’environnement, de l’énergie et de la mer, devant la Commission Sénatoriale.

Les mesures compensatoires doivent être en place tout le temps que durent les dommages environnementaux, et sont placées sous la responsabilité, inaliénable, du maître d’ouvrage . Dans le cas de projets d’aménagement irréversibles, les mesures compensatoires sont donc censées être pérennes. En pratique, « rien ne permet aujourd’hui de garantir la pérennité des mesures de compensation » constate la Commission Sénatoriale . Le chef de projet de CDC Biodiversité que nous avons rencontré explique que, dans les autorisations, figurent bien des durées prescrites pour assurer les mesures de compensation, « entre cinq ans et soixante ans », avec « obligation de résultat », mais que rien ne dit ce qu’il se passera à expiration de ces durées.

C’est un des points de la gestion de la compensation environnementale critiquée par les associations écologistes. Un collectif écrit ainsi, dans le cas du site de Cossure, première réserve française d’actifs naturels, mise en place par CDC Biodiversité,  :

« Qu’adviendra-t-il après ? Personne ne le sait. La CDC Biodiversité refuse d’inscrire ses terres dans la Réserve naturelle des coussouls de Crau et toute protection par d’autres mesures réglementaires. Après le délai de trente ans, la CDC sera libre de bétonner le terrain si elle le souhaite. »

Cependant, une solution proposée pour la pérennisation des mesures pourrait en effet être « la cession des terrains de compensation, par exemple aux conservatoires d’espaces naturels » . Une autre solution proposée est de contracter pour le terrain des compensations une « obligation réelle environnementale », outil juridique qui peut permettre, entre autres, de « garantir le maintien sur le long terme des mesures compensatoires, indépendamment des éventuels changements de propriétaire » .

Christophe Sablé, secrétaire général de la chambre régionale d’agriculture des Pays de la Loire, montre l’importance de la protection des mesures compensatoires, dans le cas du projet de Notre-Dame-des-Landes :

il s’agit d’« éviter que demain, une voie ferrée ne passe là où des mesures de compensation environnementales ont été mises en oeuvre. Ce serait quand même le comble ! »

Bernard Chevassus-au-Louis, président de l’association « Humanité et Biodiversité », prévient toutefois, dans son audition par la Commission Sénatoriale que

« Chercher à mieux protéger les milieux compensés que les milieux qui n’ont jamais été altérés n’est pas de bonne politique. Cela contraindrait à développer des outils de maîtrise foncière coûteux ou à développer une vision fixiste. Une prairie humide réhabilitée doit avoir exactement le même statut qu’une prairie humide restée en l’état, sans quoi on risquerait de « surdépenser » sous prétexte que l’homme a agi. »

Cependant, Harold Levrel, économiste écologique, et Denis Couvet, écologue et professeur au Muséum d’Histoire Naturelle, expliquent que l’écosystème restauré sera moins stable et résilient que l’écosystème initial. En effet, un écosystème naturel, est

« riche en espèces et/ou en interactions éprouvées par la sélection naturelle et l’évolution. »

tandis qu’un écosystème restauré sera un 

« écosystème simplifié, peu diversifié, […] plus sensible aux aléas environnementaux ».

Les deux auteurs prennent l’exemple du remplacement de pollinisateurs sauvages par des abeilles domestiques, qui ne permet finalement pas d’atteindre l’équivalence écologique, car les abeilles domestiques sont « plus homogènes au plan génétique et dans les fonctions écologiques assurées ».


Les acteurs de la compensation écologique présentent donc des arguments différents pour définir le moment et la durée de sa mise en oeuvre. D’une compensation avant impact – éventuellement sous forme de compensation par l’offre, au devenir incertain des sites de compensation, nous avons parcouru ensemble les points de controverse autour de la temporalité de la compensation. Et vous, qu’en pensez-vous ?


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Références bibliographiques :

Entretien avec un chef de projet de CDC Biodiversité, 2019,
Loi Biodiversité, 2016, Loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, Adresse : https://www.legifrance.gouv.fr/eli/loi/2016/8/8/2016-1087/jo/texte [Consulté le : 28 mars 2019].
Longeot Jean-François et Dantec Ronan, 2017, Rapport fait au nom de la commission d’enquête (1) sur la réalité des mesures de compensation des atteintes à la biodiversité engagées sur des grands projets d’infrastructures, intégrant les mesures d’anticipation, les études préalables, les conditions de réalisation et leur suivi, Sénat.
Aitec-IPAM et al., 2015, « La Loi biodiversité ne doit pas instaurer des banques d’actifs naturels ! »,.
Levrel Harold et Couvet Denis, 2016, « Les enjeux liés à la compensation écologique dans le «projet de loi biodiversité» »,. Les notes de la Fondation de l’Ecologie Politique.
Poupard François, 2017, Audition de M. François Poupard, directeur général de la direction générale des infrastructures, des transports et de la mer (DGITM) du ministère de l’environnement, de l’énergie et de la mer, Sénat. Adresse : http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20170116/ce_biodiv.html#toc6.
Guerrero Anne, Lémeri Joachim, Lesigne Jean-François, Mahenc Laetitia, et al., 2017, Audition de Mme Anne Guerrero (SNCF Réseau), M. Joachim Lémeri (Eiffage Concessions), M. Jean-François Lesigne (Réseau de transport d’électricité, RTE) et Mme Laetitia Mahenc (Transports infrastructures gaz France, TIGF) et M. Bertrand Seurret, GRT Gaz), membres du Club infrastructures linéaires et diversité (CILB), Sénat. Adresse : www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20170213/ce_biodiv.html#toc3 [Consulté le : 9 juin 2019].
Bernier Alain, Sablé Christophe, Deniaud Dominique, Bouligand Cyril, et al., 2017, Audition commune de M. Alain Bernier, président de la fédération départementale de Loire-Atlantique des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA 44), M. Christophe Sablé, secrétaire général de la chambre régionale d’agriculture des Pays de la Loire, M. Dominique Deniaud, président de la section locale de Loire-Atlantique de la Confédération paysanne, M. Cyril Bouligand et M. Daniel Durand, membres du collectif « Copain 44 », Sénat. Adresse : http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20170206/biodiv.html#toc4 [Consulté le : 8 juin 2019].
Gouyon Pierre-Henry et al., 2016, Audition des représentants de la Fondation Nicolas Hulot pour la nature et l’homme (FNH), Humanité et Biodiversité, la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO), World Wildlife Fund (WWF), Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), et France Nature Environnement (FNE), Sénat. Adresse : http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20161219/ce_biodiversite.html#toc12 [Consulté le : 8 juin 2019].
Bigard Charlotte, Regnery Baptiste, Pioch Sylvain et Thompson John D., 2018, « De la théorie à la pratique de la séquence Éviter-Réduire-Compenser (ERC) : éviter ou légitimer la perte de biodiversité ? »,. Développement durable et territoires, vol. 9, n° 1. Adresse : https://journals.openedition.org/developpementdurable/12032 [Consulté le : 28 mars 2019].

Lien vers la bibliographie complète ici.