Quel bon choix de paramètres ?

L’objectif de la compensation écologique fixé par le code de l’environnement est l’absence de pertes nettes dues aux projets d’aménagement. Lorsque l’évitement et la réduction des impacts sont insuffisants, le code de l’environnement demande de créer une quantité équivalente de biodiversité en un autre lieu.

En pratique, il faut définir la zone biogéographique où il y a des pertes à compenser. Cette définition passe par le choix de paramètres caractérisant la zone impactée par le projet. Ces paramètres peuvent être les espèces animales et végétales présentes, l’attachement des habitants au lieu, la valeur économique des ressources…

Lors de la phase de compensation du projet d’aménagement, différents acteurs interviennent : des entreprises, des associations de protection de l’environnement, des habitants et des autorités étatiques. Ces acteurs participent au choix des paramètres définissant la zone biogéographique ou expriment leur avis sur le sujet. Or les paramètres caractérisant le milieu sont (1) très subjectifs et ont (2) un impact fort sur les acteurs. Le point (1) provoque des choix de paramètres différents parmi les acteurs ; le point (2) transforme cette variété de choix en un désaccord entre les acteurs du projet d’aménagement.

Ce désaccord entre les acteurs d’un projet de compensation se cristallise en deux questions :

  • Quels sont les paramètres décrivant, à l’échelle du projet d’aménagement, les interactions entre l’homme et le milieu biogéographique ? A quelle hauteur faut-il en tenir compte dans la phase de compensation du projet ?
  • Quels sont les paramètres caractérisant la zone biogéographique dont il faut tenir compte dans la phase de compensation du projet ?

Les acteurs apportent des réponses différentes à ces questions :

Quels sont les paramètres décrivant, à l'échelle du projet d'aménagement, les interactions entre l'homme et le milieu biogéographique ? A quelle hauteur faut-il en tenir compte dans la phase de compensation du projet ?

The Guardian détaille en 2014 un projet d’aménagement du Smithy Wood, bois pluri-centenaire situé au Nord-Est de la Grande-Bretagne. Une partie du bois doit être détruite pour construire une station d’essence, destruction compensée par la plantation d’autres arbres. L’article s’oppose au choix des paramètres caractérisant la zone. Il oppose la vision que Ronald Reagan propose des arbres :

I mean, if you’ve looked at a hundred thousand acres or so of trees—you know, a tree is a tree, how many more do you need to look at?

Ronald Reagan, cité par

à la vision de la forêt qu’ont les habitants du lieu :

For local people, Smithy Wood is freighted with stories. Among the trees you can imagine your way into another world.

Selon , M. Reagan propose de caractériser les arbres par leur similitude : un arbre en vaut un autre. Les habitants du lieu choisissent d’attribuer au lieu une valeur historique et mythologique.

En fait, M. Reagan et les habitants de Smithy Wood considèrent une partie seulement des caractéristiques de la nature, et ce depuis un référentiel subjectif (le leur) : ces deux façons de caractériser l’intérêt que l’homme porte à un lieu conduisent à un désaccord.

Dans , deux référentiels principaux sont mis en évidence : l’un tient compte de la valeur instrumentale de la nature, l’autre de sa valeur intrinsèque dans une perspective subjective. Ronald Reagan considérait la valeur instrumentale de la nature, les voisins du Smithy Wood sa valeur intrinsèque.

Cette controverse, qui découle de choix différents, a une origine plus profonde. En effet, nous nous intéressons au choix des paramètres caractérisant les interactions entre les acteurs et la zone biogéographique : de ce choix découle donc une perte pour un acteur. Par exemple, les communautés concernées peuvent perdre des opportunités en matière de loisirs et d’éducation environnementale et souffrir du déclin de l’aménagement naturel et de la santé environnementale de la région .

De façon plus concrète encore, lors du projet d’Aménagement Ferroviaire au Nord de Toulouse (AFNT), une commission d’enquête publique a été établie par les services déconcentrés de l’État afin d’interroger notamment les riverains. La Commission Départementale de la Consommation des Espaces Agricoles de la Haute-Garonne y « regrette [que l’étude d’impact] ait négligé de nombreux impacts sur la vie quotidienne des riverains (effets de coupure gigantesque, impacts visuels et paysagers, traitement et entretien des talus…) », et relève également que « Plusieurs observations du public ont porté sur la préservation de l’environnement le long de la voie verte longeant le canal latéral. Elles insistent sur l’aspect visuel mais aussi sonore repris dans le thème consacré aux nuisances. Elles demandent qu’une priorité soit donnée à l’environnement des riverains » . Inversement la mise en place de murs anti-bruit le long des voies de chemin de fer impose un coût supplémentaire au maître d’ouvrage, mettant en péril l’équilibre économique du projet. Il semble que l’un des acteurs soit nécessairement perdant : cela explique leur désaccord.

Notons enfin que l’avis des riverains concernant les paramètres à choisir pour caractériser la zone biogéographique peut aller à l’encontre de l’intérêt de protection de la nature. M. Chevassus-au-Louis prend « un exemple simpliste : construire un hôpital pour enfants dans une forêt classée. Acceptons nous de pouvoir substituer les différentes ressources, ou considère-t-on le capital naturel intangible ? » . Cet exemple oppose l’intérêt que les riverains portent au milieu (espace disponible pour construire un hôpital) à celui d’éventuelles associations de protection de l’environnement (préservation du capital naturel).

Résumé :

Les acteurs d’un projet incluant une phase de compensation écologique doivent définir la zone biogéographique sur laquelles des pertes sont à compenser, ce qui passe par le choix de paramètres caractérisant le milieu à compenser. Le choix des paramètres montre l’intérêt que l’homme a pour le milieu ne fait pas l’unanimité car les acteurs du projet y ont des intérêts divergents. Les associations de protection de la nature recherchent une préservation optimale de l’écosystème ; les riverains mettent en avant les fonctions culturelles du milieu ; le maître d’ouvrage recherche des paramètres caractéristiques du milieu minimisant le coût de la compensation.

Quels sont les paramètres caractérisant la zone biogéographique dont il faut tenir compte dans la phase de compensation du projet ?

Les paramètres précédemment décrits sont très subjectifs car ils caractérisent l’intérêt que l’homme porte au milieu où des pertes sont à compenser. Les paramètres caractérisant, cette fois, la zone biogéographique elle-même, sont plus objectifs. Le code de l’environnement demande de tenir compte de deux catégories de paramètres : les fonctions écologiques du milieu, ainsi que ses services écosystémiques. Les acteurs du projet d’aménagement devant choisir les paramètres caractérisant la zone biogéographique sont en désaccord sur deux points : ce que sont les « fonctions écologiques », et le choix entre fonctions écologiques et services écosystémiques pour caractériser le milieu.

Parallèlement, la loi demande « la préservation des continuités écologiques » . Les acteurs du projet d’aménagement sont en désaccord quand à la nécessité de tenir compte de la continuité de certains paramètres à la frontière entre la zone où des pertes doivent être compensées et l’extérieur. La question qui se pose alors est : faut-il tenir compte de ces paramètres ?

Comment interpréter l’expression « fonctions écologiques » ?

La loi suggère la prise en compte « des fonctions écologiques affectées » pour caractériser la nature, notion hautement polysémique.

Dans le projet aéroportuaire de Notre-Dame des Landes, « Les Naturalistes en Lutte » – groupement d’associations de protection de l’environnement – souligne que les « prospections [concernant la population de chauves-souris] n’ont pas été réalisées en hiver » , là où biotope – bureau d’étude chargé de l’évaluation des impacts résiduels du projet – soutient la qualité de ses résultats. En fait en hiver les chauves-souris hibernent : elles n’ont donc pas de rôle dans les processus d’interaction entre les composantes de l’écosystème à ce moment de l’année. En revanche elles jouent toujours un rôle dans le fonctionnement de l’écosystème puisqu’à la fin de l’hiver leur hibernation prendra fin.

Les deux acteurs se réfèrent pour caractériser les chauves-souris à leur fonction écologique, ainsi que le demande le législateur. Cependant, comme le souligne , l’expression fonction écologique peut avoir quatre définitions :

  • Elle peut désigner les processus d’interaction entre les composantes de l’écosystème ;
  • Aussi bien que l’ensemble des processus ou interactions permettant de caractériser l’évolution de l’écosystème.
  • Elle peut également faire référence au rôle d’un organisme dans le fonctionnement d’un écosystème ;
  • Ou de façon plus générale aux services écosystémiques rendus par l’écosystème.

Le choix, explicite ou implicite, de l’une de ces définitions de l’expression « fonction écologique » détermine le choix des paramètres caractérisant la zone biogéographique où des pertes doivent être compensées. Ce choix est alors à l’origine d’un désaccord entre les acteurs du projet d’aménagement participant au choix des paramètres, comme le montre l’exemple des chauves-souris.

Le bureau d’étude doit-il caractériser le lieu par des fonctions écologique ou par des services écosystémiques ?

La loi suggère la prise en compte « des fonctions écologiques affectées » pour caractériser la nature, tout en soulignant l’importance de « la sauvegarde des services [écosystémiques] » .

Les Naturalistes en Lutte, association de protection de l’environnement intervenant dans le projet aéroportuaire de Notre-Dame des Landes, considèrent dans uniquement les fonctions écologiques pour caractériser le milieu à compenser. C’est également en général le cas des bureaux d’étude, comme le souligne un socio-économiste travaillant à l’Agence Française pour la Biodiversité : « Pour l’instant on ne parle pas […] de compenser les services » .

Au contraire, lorsque dans l’exemple précédent les riverains du projet d’Aménagement Ferroviaire au Nord de Toulouse demandent la prise en compte des nuisances sonores, ils souhaitent que le calcul de la compensation soit fait par le biais de services écosystémiques.

Service écosystémique : Bien fait direct ou indirect que l’homme retire de la nature. Les écosystèmes et plus généralement la biodiversité soutiennent et procurent de nombreux services dits services écologiques ou services écosystémiques, qu’on classe parfois comme bien commun et/ou bien public, souvent vitaux ou utiles pour l’être humain, les autres espèces et les activités économiques. Ces services regroupent les services d’auto-entretient, les services d’approvisionnement, les services de régulation et les services culturels.

La double demande de la loi (caractériser par des fonctions écologiques et des services écosystémiques) génère une controverse. En effet, les services écosystémiques – dont la définition est donnée ci-dessus – incluent les fonctions écologiques, mais également les paramètre caractérisant les interactions homme-lieu. Les acteurs choisissent entre fonction écologique et service écosystémique selon leur intérêt. A intérêts divergents choix différents et donc désaccord.

Résumé

Le choix des paramètres caractérisant la zone biogéographique où la compensation doit être effectuée fait débat pour deux raisons :

  • Plusieurs définitions des « fonctions écologiques » d’un milieu existent. Ainsi lorsqu’on détermine les paramètres à partir des « fonctions écologiques » du milieu, les acteurs se réfèrent souvent à des définitions différentes, ce qui conduit à des désaccords de fond ;
  • Le code de l’environnement prévoit une caractérisation par des « fonctions écologiques » de la zone à compenser ainsi que le maintien des « services écosystémiques » de la zone. Face à ce choix il résulte le même débat que précédemment.

Faut-il tenir compte des paramètres caractéristiques de la continuité écologique du milieu avec l’extérieur ?

Lorsqu’ils choisissent quels paramètres caractérisent la zone biogéographique où la compensation doit être effectuée, les acteurs du projet d’aménagement sont en désaccord quant à la nécessité de tenir compte de la continuité de certains paramètres à la frontière entre la zone où des pertes doivent être compensées et l’extérieur.

Le rapport de l’enquête publique menée dans le cadre du projet d’Aménagement Ferroviaire au Nord de Toulouse souligne l’inscription du projet dans « un environnement contraint [comportant] en particulier […] la zone NATURA 2000 « de la vallée de la Garonne de Moissac à Muret » » . Le projet lui-même ne se situe pas dans la zone Natura 2000 ; pour autant cette zone protégée se situe à sa frontière, ce qui implique une continuité écologique entre le lieu ou la biodiversité est dégradée par le projet et la zone Natura. Pour l’économiste et militante écologiste Geneviève Azam, cette proximité est un problème :

Les éléments de la biodiversité ne sont pas isolables. Les écosystèmes sont des chaînes que l’on ne peut briser sans occasionner des pertes irréversibles.

Geneviève Azam, interviewée par

Pourtant l’étude d’impact présentée aux autorités par le maître d’ouvrage du projet d’Aménagement Ferroviaire au Nord de Toulouse affirme que le projet « n’aura pas d’impact notable sur la zone Natura 2000 de la vallée de la Garonne », ainsi que le rapporte .

Résumé

La nécessite de conserver une continuité écologique ne fait pas l’unanimité car :

  • il n’y a pas de consensus scientifique à ce sujet ;
  • tenir compte de la continuité écologique représente un surcoût important pour le projet de compensation.

Les deux points précédents conduisent à une opposition frontale entre les associations de protection de l’environnement et les écologues, tenants de la continuité ainsi que les bureaux d’étude, opposants à la nécessité de la continuité écologique.


Suivre le parcours conseillé

Références bibliographiques :

Kermagoret Charlène, 2014, « La compensation des impacts sociaux et écologiques pour les projets d’aménagement : acceptation, perceptions et préférences des acteurs du territoire. Application au projet de parc éolien en mer de la baie de Saint-Brieuc (Bretagne,France) »,.
Jax Kurt, 2005, « Function and “functioning” in ecology: what does it mean? »,. Oikos, vol. 111, n° 3, p. 641‑648.
Devictor Vincent, 2018, « Dossier : La fabrique de la compensation écologique : controverses et pratiques – La compensation écologique : fondements épistémiques et reconfigurations technoscientifiques »,. Natures Sciences Sociétés, vol. 26, n° 2, p. 136‑149.
Entretien avec un socio-économiste travaillant au siège social de l’Agence Française pour la Biodiversité, 2019,
Monbiot George, 2014, « Comment: Can you put a price on the beauty of Smithy Wood?: Those who reduce nature to a column of figures play to an agenda that ignores its inherent value - and seeks to destroy it »,. The Guardian (UK).
Office International de l’Eau, « Glossaire - Eau & Milieux Aquatiques »,. , p. 308.
Bertrand Marie-Noëlle, 2010, « L’économie sauvera-t-elle la biodiversité ? »,. l’Humanité.
Berthelot Patrick et al., 2013, Contribution des Naturalistes en lutte, Naturalistes en lutte. Adresse : https://naturalistesenlutte.files.wordpress.com/2014/11/ob_af0d4c_contribution-des-naturalistes-en-lutte-v-definiti-1.pdf [Consulté le : 5 avril 2019].
Chevassus-au-Louis Bernard, Salles Jean-Michel et Pujol Jean-Luc, 2009, Approche économique de la biodiversité et des services liés aux écosystèmes. Contribution à la décision publique, Adresse : https://web.supagro.inra.fr/pmb/opac_css/doc_num.php?explnum_id=428 [Consulté le : 21 mars 2019].
Lasserre Christian, Jones Michel et Teychene Hervé, 2014, Des aménagements ferroviaires au Nord de Toulouse (AFNT), Adresse : http://www.haute-garonne.gouv.fr/content/download/13509/94933/file/aftn%20-%20rapport%20définitif%2026-02-20151.pdf.

Lien vers la bibliographie complète ici.