Transcriptions des entretiens audio
Entretien avec Mathias Currat
Equipe : Une donnée qui est unanimement admise est le fait que ces deux espèces (Neandertal et Sapiens) ont vécu au même endroit pendant une période assez importante et qu'ils se sont donc probablement rencontrés. Cependant, nous souhaitons savoir à quel niveau ont-ils pu pousser leurs relations. Une des espèces était-elle plus développée que l'autre, ont-ils échangé des technologies? Par ailleurs, leurs relations étaient elles amicales, voire intimes ou étaient-elles au contraire de nature conflictuelle?
Mathias Currat : Excepté le fait que les Néandertaliens et les hommes modernes ont vécu aux même endroits pendant une longue période, on ne sait pas grand chose sur leurs relations exactes. A ma connaissance, il n'existe pas d'indices de conflits généralisés entre les deux espèces et il existe des convergences culturelles qui laissent à penser à des échanges ou au moins des emprunts culturels. Je ne suis cependant pas du tout un spécialiste des relations entre Néandertaliens et hommes modernes, puisque ma spécialité est la génétique. Je ne peux donc guère vous donner de réponse détaillée car la génétique ne nous permet pas de répondre à cette question. Il faudrait interroger un archéologue ou paléontologue spécialiste des Néandertaliens (comme M. Zilhao par exemple) pour une réponse plus précise.
Equipe : A propos d'un possible croisement entre ces deux espèces, une majorité de scientifiques semble dire que la question est close. En effet, la non compatibilité de l'ADN mitochondrial entre l'homme moderne et l'homme de Néandertal semble démontrer l'absence de croisement. Dans votre article "Modern Humans Did Not Admix with Neanderthals during Their Range Expansion into Europe", vous soutenez d'ailleurs cette thèse après l'étude de différents scénarios de colonisation combinés à l'analyse de taux de "mélange". Vos résultats montrent que pour ne pas observer de liens entre les ADN mitochondriaux, il faudrait que le taux de "mélange" soit inférieur à une valeur extrêmement faible. Cependant, pouvez-vous estimer la marge d'erreur de votre scénario ? En effet, vous expliquez que lors de ce type de croisement, l'ADN de la population minoritaire (même très largement) apparaît alors en assez forte proportion. Etes-vous sûr qu'il ne peut pas y avoir "dilution" de l'ADN de l'Homme de Neandertal dans celle de l'Homo Sapiens ?
Mathias Currat : Ce que l'on peut dire avec sureté, c'est qu'à l'heure actuelle il n'existe aucune preuve génétique d'une hybridation entre Néandertaliens et hommes modernes, ni au niveau de l'ADN mitochondrial, ni au niveau de l'ADN nucléaire (Noonan et al, Science 2006, Green et al, Nature 2006, Wall & Kim PLoS Genetics 2007). Cela n'exclue pas complètement des événements d'hybridation entre ces deux espèces mais ces résultats suggère que si de l'hybridation a eu lieu, elle n'a pu être qu'anecdotique concernant son impact sur le génome des hommes actuels. Il faut garder en tête que ces résultats sont valables avec les données disponibles aujourd'hui et qu'on ne peut évidemment pas exclure que, dans le futur, de nouvelles données viennent modifier la donne.
Concernant l'utilisation de modèles démographiques tels que le nôtre, ils ne sont utilisés "que" pour essayer de quantifier la contribution génétique Néandertalienne maximum qui serait compatible avec une absence de "signal" génétique à l'heure actuelle. Le modèle que nous simulons dans l'article cité ci-dessus est à notre sens plus réaliste que les modèles testés précédemment (par exemple dans l'article de Serre et al, PLoS Biology 2004) et ils permettent d'estimer cette contribution maximum à une toute petite valeur. Récemment Belle et al (Heredity 2009) estime une contribution encore inférieure. Les modèles utilisés sont des approximations très grossières de la réalité dont le but est de comprendre des processus et pas de reproduire exactement cette réalité, puisque c'est impossible. Il est tout à fait possible que d'autres modèles donnent une contribution maximum différente que celle que nous avons trouvée. Néanmoins, tant qu'on n'aura pas trouvé de "traces" génétiques d'hybridation entre Néandertaliens et hommes modernes, la contribution la plus probable des premiers au patrimoine génétique européen restera 0%, avec une valeur maximum qui peut varier en fonction des modèles utilisés mais qui semble extrêmement faible. Cependant rien n'empêche dans le futur de mettre à jour ces modèles avec les nouvelles connaissances acquises pour voir dans quelle mesure les résultats changent, il s'agit d'ailleurs de la démarche sous-jacente aux approches basées sur des modèles.
Equipe : Par ailleurs, comme vous l'expliquez dans votre texte, si c'est l'ADN mitochondrial qui a été décisive dans la supériorité de l'Homo Sapiens sur l'Homme de Neandertal, il est normal que l'on ne puisse pas de nos jours détecter un possible croisement à partir de cet ADN. Si tel était le cas, cela remettrait en question cette théorie.
Mathias Currat : Oui, cela remettrait en question cette théorie, mais il reste à démontrer que l'ADN mitochondrial aurait été décisif à ce niveau, ce qui me parait personnellement assez improbable ....
Equipe : Nous avons d'ailleurs communiqué avec d'autres scientifiques et en particulier M. Zilhao qui soutient la thèse contraire. Qu'en pensez-vous?
Mathias Currat : Que les données provenant de différentes disciplines, à des échelles spatiales différentes peuvent donner des messages contradictoires et que l'intérêt de la science est justement d'essayer de comprendre la raison des ces résultats contradictoires. Pour revenir au cas qui nous intéresse, on peut tout à fait imaginer que de l'hybridation ait été possible entre Neandertal et l'Homme moderne et que soit ces hybrides aient été stériles, soit que cette hybridation ait été si rare, que dans les deux cas aucune trace ne soit plus visible à l'heure actuelle dans le patrimoine génétique humain. Cela permettrait de réconcilier l'observation sur le terrain d'hybrides mais pas de contribution génétique majeure. A mon avis, il faut quand même garder en tête deux éléments : 1) les tailles d'échantillons néandertaliens sont extrêmement faible ; 2) il est extrêmement difficiles de juger sur la base de restes fossiles si un individu est un hybride ou pas, étant donné la diversité qui existe au sein des espèces.
Equipe : Enfin, une dernière question ne trouve pas de réponse : Pourquoi l'homme de Néandertal a-t-il disparu? Il y a plusieurs hypothèses : l'hypothèse du changement climatique, l'hypothèse de la compétition entre les deux espèces et l'hypothèse d'une "fusion des deux groupes" en supposant le croisement possible. L'hypothèse la plus largement soutenue semble être celle de la compétition, la soutenez-vous?
Mathias Currat : L'hypothèse de compétition et/ou de maladie me semble personnellement la plus séduisante, mais là aussi les données génétiques ne nous permettent pas de répondre à cette question et je ne peux donc que vous rediriger vers un spécialiste de cette question.