Internet entre en concurrence

Au cours de la dernière décennie, le marché du livre, et plus généralement le marché de la culture a été rejoint par un nouvel acteur : Internet. En effet, la numérisation des livres s’est amplifiée : Google a crée des plateformes de lecture (fondées sur la lecture en ligne), d’autres autorisent un téléchargement du texte intégral, sous divers formats.

Page de Google Books : même certains grands classiques peuvent être lus sur le site, sans payer. Ici, l’exemple de Le Misanthrope de Molière.

Bien que le marché du numérique ne soit pas encore très développé, Internet, représenté par Amazon, Google et Apple notamment, est un acteur menaçant, parce qu’il montre la nécessité d’une réorganisation du marché du livre traditionnel. Nous verrons en quoi la loi sur le prix unique du livre numérique est une réponse à cette menace.

Accéder au livre en supprimant les points de vente ?

La plupart des livres numérisés sont directement disponibles sur le net. Internet semble donc être au service de la loi Lang de 1981, puisqu’il permet d’accéder facilement à des ouvrages culturels. Mais, ce service remet en cause la distribution et diffusion traditionnelle des livres : une fois le livre disponible sur Internet, à quoi serviront les distributeurs, diffuseurs et libraires ? Google est présent sur toutes les faces du marché et concentre les pouvoirs. Olivier Hugon Nicolas, délégué général du SDLC, se rend comte du danger pour les acteurs traditionnels :

« Google finance même la numérisation, pire encore, il va se mettre à distribuer par ses propres moyens ! Et là nous sommes en danger. Le danger apparait aussi pour le libraire : il se peut qu’on n’en ait plus besoin. »

Pourtant, la loi Lang de 1981 avait pour but de « mettre en valeurs les intermédiaires » du marché du livre, à savoir les distributeurs, diffuseurs et libraires. En ce sens, Internet est contre productif par rapport à la loi. Benoit Yvert, ancien président du CNL, remarque en effet que l’ère numérique ne nécessite plus autant d’acteurs que le marché physique :

« Pour le moment, le numérique, le réseau, reste sans véritable médiateur. L’immense défi d’aujourd’hui pour demain est donc de favoriser la place des médiateurs dans l’ère numérique »

Cependant, Internet offre d’autres avantages, concernant le livre physique par exemple : se le procurer est facile, puisqu’on peut commander des livres sur Internet. Amazon en profite, en offrant des frais de port gratuits. C’est un moyen de contourner la loi de 1981, qui n’inclut pas dans le prix du livre le prix relatif au transport. Il a d’ailleurs été attaqué par le SLF pour ce service. Voir Historique. Il a fait disparaître les problèmes de stock : tous les livres peuvent être gardés sous version numérique. La question qui s’en découle naturellement est donc : le troisième objectif de la loi Lang, à savoir la préservation d’un réseau dense de librairies en France a-t-il encore un sens dans l’ère numérique ? Cette question est traitée dans Le libraire a-t-il encore sa place ?.

Le site d’Amazon : très simple dans la navigation, il permet d’accéder rapidement aux livres souhaités. Amazon a pris soin de fournir beaucoup d’avantages pour attirer les clients : livraison gratuite, des livres offerts par exemple, ce qui offre un avantage par rapport aux libraires traditionnels.
Source : Amazon

Internet peut il remplacer le libraire ?

Grâce à Internet, on peut obtenir toutes sortes d’informations concernant les livres en quelques clics. Le libraire a-t-il encore un rôle à jouer dans ce domaine ? Les avis sont partagés. Mathieu Perona, chercheur à Sciences-Po, pense qu’Internet change radicalement la position du libraire :

« Le libraire est un moyen qui conduit aux trois objectifs. Et en 1981, c’est bien le seul moyen qui permet d’y accéder. Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Et bien aujourd’hui vous avez par exemple Amazon, et bien d’autres, qui permettent un accès rapide au livre et à l’information. Le libraire ? On n’en a plus besoin, c’est tout un autre acteur maintenant. »

Cependant, les consommateurs font plus confiance à un libraire qu’à Internet pour le conseil. Les informations disponibles en ligne ne sont pas toutes en effet d’une source fiable, comme le remarque Jérôme Pouyet, professeur à l’Ecole d’économie de Paris, à propos des plateformes crées par les libraires traditionnels :

« En même temps, vous préférez des critiques d'inconnus sur Amazon, ou des critiques de professionnels sur une telle plate-forme ? Internet n'est pas au point là-dessus et pourrait être amélioré par l’expertise de professionnels. ».

Par ailleurs, les nouveautés se font en général connaître via le libraire. Ce n’est qu’après que les consommateurs cherchent à se procurer du livre correspondant sur Internet. En effet, la concurrence d’internet s’effectue sur un autre plan, car les ventes de livre en ligne concernent les bestsellers, alors que les livres peu connus sont diffusés en librairies.

« Amazon et la FNAC ont vendu des centaines de milliers d'exemplaires de l'Elégance du hérisson parce qu'il avait, d'abord, été repéré par des libraires. La librairie crée un son dont la grande distribution n'est que l'écho. » explique Vincent Monadé, directeur de Motif, l'Observatoire du livre en Ile de France.

Le prix du livre : quel prix du quel livre ?

Jusqu’en 2011, le prix du livre numérique était fixé librement en France. Souvent nettement inférieur au livre papier, il présentait une tentation pour les lecteurs aussi bien réguliers qu’occasionnels. Amazon, par exemple, aux Etats Unis, vend toutes les nouveautés à 9.99$, tandis que les prix papier atteignent parfois 30$, voire plus.

Il est important de signaler que les géants d’Internet ont acquis un capital important à leurs débuts : installés dans la SiliconValley, ils étaient exonérés de frais. Mais lorsque l’Etat de Californie est tombé en crise, il a exigé des impôts de la part des géants. Ces derniers ont alors opté pour une délocalisation. Avec le potentiel acquis, ils risquent de s’approprier le marché, comme l’indique Guillaume Husson, délégué général du SLF:

« Amazon a tellement d’argent qu’ils peuvent être perdants pendant 15ans et se maintiendront quand même sur le marché. Leur stratégie consiste donc à casser les prix : en vendant moins cher, ils vont donc s’approprier la majorité du marché numérique. Et s’ils deviennent majoritaires, ils vont se tourner vers les éditeurs pour augmenter leurs marges. Pour un livre vendu à 10€ au client, ils voudront l’acheter à 4€ (marge de 60%) et non plus à 6€ (marge de 40%). Et l’éditeur n’aura qu’à accepter, sinon Amazon ne vendra pas ses livres. Cette situation existe déjà aux USA et au Royaume Uni[1]. Elle met en danger l’édition. »

Fait surprenant : l’éditeur, mis en position de force par la loi Lang, se trouve lui-même en danger. Après le développement d’Internet la réaction des acteurs traditionnels ne se fait pas attendre pour obtenir la loi du prix unique du livre numérique. Tout comme la loi Lang devait protéger les libraires des grandes surfaces, la loi de 2011 doit protéger les libraires et grandes surfaces des géants d’Internet.

« Vu qu’on trouve toujours plus grand que soi, il est bon d’être protégé », dira une responsable du rayon Poche chez Gibert Jeune.

D’ailleurs Gibert Jeune, ainsi que les grandes surfaces culturelles (FNAC, Virgin) sont en faveur de la loi sur le prix unique du livre numérique[2].

"Ce marché ne peut pas être laissé au monopole des géants américains. Rappelez-vous ce qui s'est passé dans le secteur de la musique. Et nous sommes bien placés à la FNAC pour en parler" dira le PDG de la FNAC en septembre 2011. La FNAC se met à militer pour le prix unique du livre numérique, très rapidement rejointe par Virgin, Cultura et autres.

Source : Libération.fr

La réaction doit être rapide, pour éviter les erreurs commises dans le passé dans les autres acteurs, et pour éviter l’appropriation du marché par quelques acteurs, comme le remarque Olivier Hugon Nicolas :

« Nous avons une plate forme, nous avons tiré les leçons de notre manque de réaction dans le secteur de la musique. En effet, iTunes s’est très vite imposé et tout le monde a suivi après. Mais dans le livre, c’est différent, ayant tiré les leçons de la musique, il faut être présent pour ne pas se faire écraser. Autrement dit, nous ne devons pas laisser les autres gros acteurs prendre de l’avance sur nous »

Cependant, cette loi soulève une autre problématique. On parle de la loi sur le prix unique du livre « numérique » mais elle ne s’applique qu’au livre homothétique, c’est-à-dire à un livre numérisé. Le « livre numérique » d’aujourd’hui n’est plus seulement une « copie transposée au numérique» du livre physique : on lui peut lui ajouter des illustrations, des explications supplémentaires (ceci n’engendre pas davantage de coûts, comme il n’y a pas d’impression envisagée) mais aussi des outils propres au numérique : les animations, la musique, la vidéo. Qu’est ce donc vraiment un livre numérique ? Question difficile, qui s’ajoute au débat, elle est traitée dans la partie : Le livre numérique, un casse-tête pour les législateurs.



[1] Ces pays ont un régime de prix libres.

[2] Les grandes surfaces culturelles s’opposaient fortement à la loi Lang de 1981 (voir Chronologie)

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