Interview Ligue contre le cancer

Quelle est la position de la ligue vis-à-vis de la cigarette électronique ?

 Charlotte KANSKI : Il y a à la ligue un groupe tabac qui a pris des positions sur la cigarette électronique mais celles-ci ont évolué en 6 mois. Il y a 6 mois, la position était : « non à la cigarette électronique », car on ne savait pas ce qu’il y avait dans la cigarette électronique exactement. Face aux risques et aux incertitudes de la cigarette électronique la ligue était il y a 6-8 mois défavorable, en disant que c’était remplacer une addiction par une autre, et qu’on ne connaissait pas ses méfaits. En 6 mois, beaucoup de chemin a été fait avec les experts du groupe tabac qui ont vu que beaucoup de gens ont arrêté de fumer grâce à la cigarette électronique, et on a affiné la connaissance des produits de la cigarette électronique. Bien que certains produits sont peu connus et proviennent de Chine, beaucoup sont bien connus maintenant. Et de plus en plus dans le cadre de la réduction des risques, la cigarette électronique a sa place.

Il y avait la politique du tout ou rien avec l’arrêt du tabac du jour au lendemain et la politique de réduction des risques n’existait pas vraiment dans le cadre de l’arrêt du tabac. Avec la cigarette électronique même la ligue se dit : « si c’est une façon pour les gens d’arrêter de fumer, c’est mieux que la cigarette et ses 7000 substances qui sont contenues dans la fumée. Il n’y a pas de combustion, uniquement de la nicotine et ses quelques ajouts, donc c’est beaucoup moins dangereux». A la ligue, il y a deux choses : même s’il n’y a pas les mêmes risques (notamment avec le tabagisme passif) du coup on a peur que les gens se mettent à fumer de la cigarette électronique partout (on le voit dans le métro, en entreprise, sur les lieux de travail…), et que cela incite même à fumer de la cigarette électronique en banalisant ce geste.

Ici à la ligue, on est quand même dans une démarche de dé-normalisation de la cigarette électronique, que ça ne soit pas un modèle ou un mode d’entrée pour les enfants. Ici on a peur que des gens se mettent à fumer par la cigarette électronique et après coup à la cigarette normale. On est donc pour l’arrêt du tabac car la cigarette électronique est un outil qui s’il fait ses preuves est intéressant, mais il ne faut pas qu’il y ait partout des gens qui vapotent et qui incitent à la consommation. Aujourd’hui, 30 % des gens fument en France contre 20 % dans les pays anglo-saxons. On se demande donc comment se rapprocher de ces 20 %, et la cigarette électronique fait partie de ces réflexions. On n’a plus une réflexion individuelle (patch,…), mais un effet direct avec 2-3 millions de personnes qui changent de comportements et ne fument plus, et c’est une diminution des risques réelles. Si vous allez sur le site de l’OFT il y a un rapport sur la vente du tabac en 2013, et c’est la première fois qu’il y a une baisse significative des ventes du tabac et des substituts nicotiniques. On pense qu’il y a un vrai lien et un vrai changement, et que ce n’est pas lié aux campagnes de prévention faites par la ligue malheureusement, et entre temps il y a eu un triplement du chiffre d’affaire de la cigarette électronique.

Comment explique-t-on alors que encore beaucoup de gens pensent que la cigarette électronique est tout aussi dangereux que la cigarette normale ?

Charlotte KANSKI : Je pense que ce sont des rémanences de la perception des addictions dans la société. C’est un débat qui ne finira jamais, est ce que fumer la cigarette électronique c’est entrer dans le tabac, c’est la même question. L’opinion publique entend des messages tellement proches de ça qu’elle ne sait plus. Il nous manque le recul, nous pourquoi il y a six moi on pensait complètement différemment, c’est parce qu’on se disait qu’il y avait des produits nocifs dans la cigarette électronique, peut-être qu’on ne développera pas un cancer du poumon mais on développera un autre cancer. C’est vrai que c’est quand même quelque chose qui est pas indispensable la cigarette et qui peut avoir quelques risques.

 

Maintenant les pharmaciens, lorsqu’ils vendent des patchs ou des gommes, vendent aussi de la nicotine, sauf qu’ils sont poussés par l’industrie pharmaceutique et qu’ils ont les autorisations de mise  sur le marché : eux ça ne les dérange pas de vendre des patchs, même parfois sans donner de bons conseils.

Il y a beaucoup d’intérêts en jeu et un vide juridique énorme sur le sujet. N’importe qui peut vendre.

Si vous dites aux pharmaciens qu’eux seuls pourront le vendre, d’un coup ils trouveront ça très bien !

 

Jacques DESCHAMPS :

C’est tellement compliqué que c’est le ministère de la santé qui s’occupera du plan cancer III.

Pour les sujets moins délicats, il y a suffisamment d’organismes en France comme la ligue contre le cancer ou d’agences sanitaires. Cela montre à quel point le sujet est difficile et problématique.

 

Vous savez, un grand sociologue, Francis Vérillaud, a dit : « quand on a inventé la locomotive à vapeur, on a inventé l’accident de locomotive, quand on a inventé l’avion, on a inventé l’accident d’avion etc. » Quand on invente la cigarette électronique, on invente aussi les accidents de cigarette électronique.

 

Charlotte KANSKI :

Il y a eu déjà en effet des accidents aux états unis avec des enfants qui ont bu des flacons d’e-liquide.

 

Jacques DESCHAMPS :

Mais ce ne sont que des cas marginaux. Même avec de la réglementation, on n’est pas à l’abri des accidents : les réglementations sont faites pour être contournées ou violées.

 

 

J’ai quand même l’impression que le débat se déplace un peu de la dangerosité du produit vers l’usage qui en sera fait : qui consommera ? Seront-ce les anciens fumeurs, les jeunes qui commenceront… ?

 

Jacques DESCHAMPS :

En effet, il paraît que certaines familles commencent à acheter des cigarettes électroniques à leurs enfants, à 12 ou 13 ans, dans certains quartiers. Les parents se rendent compte que leur enfant va commencer à fumer et préfèrent les mettre à la cigarette électronique qu’au tabac. Pour leur noël, les enfants auront leur cigarette électronique.

 

Charlotte KANSKI :

Nous sommes évidemment pour la cigarette électronique dans une démarche d’aide à l’arrêt du tabac, mais pas pour qu’on puisse commencer avec la cigarette électronique car il ne faut pas oublier qu’il y a quand même de la nicotine et donc une accoutumance qui peut se créer, et cela peut être une passerelle vers la cigarette classique.

Le problème est donc plutôt là : dans la normalisation et dans les risques qui peuvent être générés pour les jeunes.

 

 

Faudrait-il donc réguler la vente qui est pour l’instant très libre ?

 

Charlotte KANSKI :

Il faut de toute façon que ce vide juridique soit comblé, car c’est quand même un produit de consommation courante alors que ce n’est quand même pas comme acheter un yaourt… Ce n’est pas un produit du tabac, mais ce n’est quand même pas un produit anodin… C’est important qu’à un moment il y ait quelqu’un qui statue, qui pose des règles, ne serait-ce que pour les fumeurs : ça n’est pas très structurant tout d’un coup d’avoir un objet qu’ils utilisent à longueur de temps. Il n’y a plus un temps consacré au tabac. Ce n’est pas forcément une aide non plus. Pour eux, c’était pas mal de se dire : « je fais ma pause tabac, je descends, je fume dehors et bien là je continue de la même manière et je ne suis pas toujours là à vapoter. C’est donc structurant d’avoir des règles. Ca permettra en plus de donner des informations sur la dangerosité de la cigarette électronique. Les fantasmes qu’on entend sur la dangerosité du produit proviennent aussi du flou qui entoure la vente du produit. Dans le groupe de parole que j’anime et qui rassemblent des fumeurs souhaitant arrêter, la question de la cigarette électronique est apparue dès la première séance et ils nous disent que les vendeurs spécialisés finalement n’ont pas tellement de formations et qu’ils recommandent n’importe quoi et même un tabacologue qui est venu lors d’une séance suivante a dit : je remarque que les vendeurs de cigarettes électroniques recommandent souvent des dosages en nicotine trop faibles et que lui n’hésiterai pas à recommander la dose supérieure parce que ce qui est important pour le fumeur c’est qu’il ne ressente pas le manque. Le fait que tout le monde puisse vendre des cigarettes électroniques, c’est embêtant pour le conseil. Finalement, la personne qui a arrêté de fumer elle a fait ses tests elle-même, elle a changé ses diodes, ses machins pour arriver à quelque chose de satisfaisant. Elle disait que dans les magasins les conseils sont nuls

 

 

Qui devrait plutôt vendre ? Faut-il un conseil des professionnels de santé.

Charlotte KANSKI : Je ne sais pas s’il faut médicaliser mais pourquoi pas vendre chez le pharmacien mais ils n’ont pas le temps.

Médicalisé le processus ne va-t-il pas ralentir le marché ?

Jacques DESCHAMPS : Il s’agit c’est sur d’un problème de société où chacun a ses intérêts et il y aura des affrontements terribles. Parce que les grandes société qui produisent la cigarette électronique vont influencer la diffusion du produit. Et ce qu’il risque de se passer, c’est que selon les pays, il y a des règles différentes pour vendre du tabac donc ça m’étonnerait qu’au niveau de l’Europe ils arrivent à pondre un truc commun. Ils s’en sont bien gardés d’ailleurs. Il faut encadré mais on ne sait pas bien quoi et comment. Il y a des conflits d’intérêts très très importants.

 Les normes privées ont déjà amélioré la qualité du produit jusqu’à présent non ?

Jacques DESCHAMPS : Oui mais le jour où les grandes sociétés du tabac vont s’y mettre, je ne suis pas sûr que les associations de consommateurs  auront le poids qu’elles ont actuellement. Ca va basculer.

Qu’est-ce que l’on peut craindre de l’arrivée sur le marché des grands groupes

Charlotte KANSKI : Nous quand on dit qu’on est pour la cigarette électronique c’est dans une démarche de l’aide à l’arrêt du tabac pas d’hyper consommation, c’est pour aider les gens. L’industrie du tabac veut juste vendre un maximum et qu’à la rigueur des jeunes se mettent à fumer. Nous n’avons pas la même démarche, eux c’est une démarche commerciale : vendre à tous prix. Ca ne les dérange pas sur le tabac de rajouter des produits qui crée l’addiction. Sur le plan éthique, je ne pense pas qu’ils soient philanthropes et qu’ils font ça uniquement pour aider des fumeurs à arrêter du fumer.

 

Jacques DESCHAMPS : Ils veulent reconstituer leur chiffre, leur marge, c’est logique.

 

Charlotte KANSKI : Il faut que ça reste dans une démarche de santé public.  Après que ça soit pharmacie ou pas il faut que le consommateur sache que le vendeur est formé, que l’on est dans une démarche d’arrêt, qu’il y a un conseil et que ça n’ait pas pour inciter à vendre le plus possible.

 

Jacques DESCHAMPS : La cigarette électronique n’est pas produit anodin et il est important que l’étiquetage par exemple du produit soit plus clair pour que les consommateurs sachent ce qu’il y a dedans. La production d’un produit ne peut être un minimum contrôlée. Pour aujourd’hui, on ne sait pas qui doit contrôler.

 

Pourquoi le gouvernement attend autant avant de légiférer ?

Jacques DESCHAMPS : Parce que le gouvernement a beaucoup d’intérêts dans le tabac contrairement à ce que l’on peut penser. Le gouvernement est sous influence d’experts qui ne sont pas neutres. Et puis le ministère des finances dit : « ça rapporte tant de milliards le tabac »

Charlotte KANSKI : Puis encore une fois, ça va très vite. Le ministère de la santé va vraiment lentement on le voit pour les recommandations du plan cancer. Se positionner sans connaître le danger, c’est difficile.

 

Peut-on envisager qu’elle serve à une nouvelle façon de fumer ?

Charlotte KANSKI : Déjà s’il passe à la cigarette électronique c’est mieux, pour la santé notamment car ce qui est dangereux c’est la fumée. Dans mon groupe, les personnes n’ont pas forcément envie de rester toujours dépendantes à la nicotine et à la cigarette électronique. Mais déjà des fumeurs qui passent à la cigarette électronique c’est positif, le risque de développer un cancer est beaucoup moins important.

Jacques DESCHAMPS : Ça donne une nouvelle chance pour arrêter de fumer

Que pensez-vous des arômes ?

Charlotte KANSKI : C’est très marketing. Ils testent différents goûts. L’idée c’est que s’il fumait c’est qu’il avait un certain plaisir à fumer et c’est important que les gens adhèrent en trouvant une compensation. Ça ne me choque pas plus que ça. Mais c’est une façon d’attirer de nouveaux consommateurs avec des saveurs chocolat qui plaisent aux mineurs, là nous sommes contre. Mais maintenant, on transforme la cigarette électronique en un gadget avec différentes formes, différentes couleurs. C’est un gadget que l’on peut avoir envie d’exhiber. C’est une façon de faire partie d’un groupe.

 

Faut-il différencier les deux produits ?

Charlotte KANSKI : Ce qui nous a choqué c’est de voir dans les boutiques notre affiche de prévention autopsie d’un meurtrier. Alors qu’on ne leur pas donné le droit de l’utiliser. Et effectivement, les vendeurs différencient les deux produits et banalisent l’acte de fumer et sur cela il faut réglementer. Ça leur permet de d’éviter la réglementation du tabac. Et s’il n’y a plus de lien, la cigarette électronique pourrait passer pour un bonbon et être banalisé.

 

Que pensez-vous de l’interdiction de vapoter dans les lieux publics ?

Charlotte KANSKI : Nous, ça nous paraitrait souhaitable. Mais encore une fois, l’interdiction de fumer dans les lieux publics n’est pas arrivée toute seule, ce qui a justifié c’est qu’il y avait un tabagisme passif. En France, on est très sur la liberté individuelle donc comme là on dit qu’il n’y a pas de risques, ça va être difficile de mettre en place cette réglementation.

 

Pourquoi la Ligue attend ?

Charlotte KANSKI : Il n’y a pas vraiment de recul sur la cigarette électronique. Tant qu’aucune décision n’a été prise par une commission, par un comité d’experts, la ligue n’intervient pas.