Rôle des brevets sur les génériques anti-VIH
en Inde et au Brésil

Le système de brevets : une entité malade ?


Dans l’onglet précédent, nous avons vu que les brevets concentrent les rapports de force, et sont loin de ne servir qu’à la protection de la propriété intellectuelle de Big Pharma.

Ainsi, les brevets sont, pour chacun des acteurs, un moyen de contrôler le flux d’innovation, de se protéger et de défendre ses intérêts.

C’est précisément ce moyen de contrôle qui est au cœur de la controverse. Son utilisation est particulièrement remise en cause. Nous verrons dans cet onglet que les ONG et associations de malades telles que MSF ou Act-up, ainsi que les firmes de génériques, dénoncent l’utilisation abusive des brevets. A tel point que ce système est décrié par certains acteurs politiques comme un système fait par et pour Big Pharma qui ne serait plus d’actualité.

Dérives du système

• Evergreening


Si la controverse autour du système des brevets a une telle ampleur, c’est essentiellement à cause des dérives associées aux dépôts de brevets.


Les grandes firmes pharmaceutiques emploient en effet plusieurs techniques visant à rallonger la durée des brevets déjà existants afin de garder le monopole de production. Ces processus sont connus sous le nom d’evergreening.


Le phénomène d’evergreening n’est pas nouveau, en revanche son appellation est récente. On observe par exemple, avec l’outil NGram Viewer, que le terme même d’evergreening ne commence à apparaître significativement dans les publications scientifiques qu’à partir du début des années 1990 – ce qui correspond d’ailleurs avec la mise en place des traitements antirétroviraux en ce qui concerne les traitements anti-vih.



Selon John R. Thomas, un universitaire américain auteur d’un rapport pour le Congrès Américain sur le sujet, la définition d’evergreening est la suivante :
“strategy of obtaining multiple patents that cover different aspects of the same product, typically by obtaining patents on improved versions of existing products” (Thomas, 2009 : 1).


Le principe consiste donc à déposer des brevets sur tous les aspects d’un même médicament (Thomas, 2009 : 4) :
- méthode de traitement : formulations solides/liquides/poudreuses…
- méthode de fabrication
- intermédiaires chimiques
- mécanismes d’action du traitement
- packaging et marketing (en tube, en sachet, en flacon…)


En effectuant des changements insignifiants sur l’un des aspects d’un traitement, la firme pharmaceutique en question peut alors tenter de déposer un brevet pour garder le monopole.


Voici une vidéo explicative produite par MSF pour dénoncer ces pratiques abusives. (La vidéo a été mise en place pour protester contre un cas spécifique impliquant Novartis et le gouvernment indien. Il ne s’agit pas du VIH, mais le principe d’evergreening est identique).


'Evergreening' Drugs: An attack on access to medicines from MSF Access Campaign on Vimeo.


Le phénomène d’evergreening engendre une incitation aux dépôts de brevets (pour garantir la pérennité d’un monopole), même quand la maturation technologique n’est pas prête.
C’est ce que souligne l’universitaire américain John R. Thomas :
“At the time of the initial filing, however, that firm may not have conducted the extensive testing and research that is often needed to identify the particular member of that category that will be brought to market.” (Thomas, 2009 : 5).


De telles pratiques sont décriées par les ONG et les associations de patients ; MSF est très virulente à ce propos – voir en particulier la page de leur site web intitulée « How does evergreening restrict access to medicines ? » (Médecins Sans Frontières, 2012).


Ces accusations ne restent pas sans réponse. Les grandes firmes pharmaceutiques visées par les critiques n’hésitent pas à répondre publiquement en invoquant leurs arguments. Ainsi, GlaxoSmithKline a récemment riposté à des accusations d’evergreening par ce court rapport : (GlaxoSmithKline, août 2011).



Extrait du rapport de GSK
Source : http://www.gsk.com/content/dam/gsk/globals/documents/pdf/GSK-and-evergreening.pdf

• Etude de cas : le ténofovir


L’exemple du ténofovir, un anti-rétroviral, est particulièrement pertinent en ce qui concerne les pratiques d’evergreening.


Les informations de cette étude de cas sont issues de l’article « Tenofovir disoproxil fumarate » Patent Opposition Database, 2014).


Gilead, multinationale produisant le ténofovir, a tenté à maintes reprises de déposer des brevets, que ce soit en Inde ou au Brésil : le 25 juillet 1997, le 24 juillet 1998, le 4 septembre 2002, le 24 septembre 2002, le 20 mars 2007, le 29 mai 2007, le 8 octobre 2007, le 3 novembre 2009, le 31 mars 2009.




Tableau des demandes de dépôt de brevet
Source : http://patentoppositions.org/search?utf8=✓&query=tenofovir&Search=Search


Certaines de ces demandes ont été purement rejetées par les bureaux de délivrances indiens.




Tableau des décisions des institutions de délivrance des brevets
Source : http://patentoppositions.org/search?utf8=✓&query=tenofovir&Search=Search


Le dernier rejet délivré en juin 2013 stipule explicitement que le dépôt de brevet demandé par Gilead ne satisfait pas la notion d’inventivité requise pour se voir attribuer un brevet.



Dernière page du rapport de rejet de délivrance du brevet n°190780
Source : http://cdn.patentoppositions.org/uploads/patent_office_decision

Une telle profusion de demandes de brevets a été décriée par de multiples associations de patients.




Dernière page du rapport de rejet de délivrance du brevet n°190780
Source : http://cdn.patentoppositions.org/uploads/


INP+ : Indian Network for People living with HIV/ AIDS (ONG associée à MSF)
DNP+ : Delhi Network of Positive People (ONG associée à MSF)
GTPI : Groupe de Travail sur la Propriété Intellectuelle au Brésil (rattaché au gouvernement brésilien)
Intermed Labs : générique indien


Nous pouvons retrouver la dynamique de cette étude de cas. Pour cela, utilisons l’outil de quantification Navicrawler.


Cartographie des acteurs – étude de cas du ténofovir



Cette cartographie d’acteurs a été produite à partir d’un jeu de données de 20 pages web traitant du ténofovir.


La prépondérance des pôles MSF Access et AIDS Health montre l’influence des ONG et des associations de patients dans la volonté de faire rejeter les demandes de brevets. D’après la Patent Opposition Database, ce sont bien eux qui initient les demandes d’opposition. La présence de AIDS News, de The Hindu et du Monde Diplomatique indiquent la médiatisation importante du cas ténofovir. Enfin, la présence non négligeable de la revue scientifique Nature montre l’implication du monde scientifique (discussions portées sur l’aspect technique).


L’exemple du ténofovir met donc bien en évidence les dérives du système de brevets : de multiples tentatives de dépôts sont proposées par une grande firme pharmaceutique sur des améliorations techniques souvent douteuses.


Protection par brevets abusifs, symptômes d’un mal ambiant ?


Le système de brevets comporte ainsi des failles, comme le montrent les pratiques d’evergreening.
C’est pourquoi nous verrons que le système en lui-même est parfois remis en question.


• Un système par et pour Big Pharma


Monsieur Cassier souligne que ce système est fait par et pour Big Pharma. Son affirmation s’appuie sur le traité TRIPS. Ce traité international impose la mise en place de brevets sur les médicaments, et doit être ratifié par n’importe quel pays désirant faire partie de l’OMC. Le Brésil et l’Inde ont dû signer ce traité respectivement en 1996 et en 2005. Or, Monsieur Cassier indique que le brouillon du TRIPS a été écrit par le syndicat de l’industrie pharmaceutique américaine dans les années 1980.

« Pour quelle raison a-t-on mis en place les TRIPS ? Et bien justement, parce que l’Inde se développe [dans les années 1980]. Le draft des TRIPS a été fait, a été écrit par le syndicat de l’industrie américaine. […] Donc on connaît comment sont fabriqués les textes. Evidemment, l’industrie pharmaceutique américaine voulait conserver son avance et voyait d’un très mauvais œil cette industrie des génériques se développer rapidement. L’industrie générique indienne était d’ailleurs capable de produire des molécules très avancées, pas seulement de l’aspirine. […] Le fondement, c’est de réduire l’espace de la copie pharmaceutique. »
(Cassier, entretien, 14 mars 2014)


Gaëlle Krikorian, ancienne vice-présidente d’Act-up Paris, actuellement députée européenne affiliée à Europe Ecologie – Les Verts, et conseillère sur la Propriété Intellectuelle et l’Accès au Savoirs auprès de l’Union Européenne, est du même avis que Monsieur Cassier. Lors d’un entretien qu’elle nous a accordé, celle-ci déclare que le brevet est :

« une espèce de jeu assez compliqué qui mélange langage juridique et langage technique pour avoir l’air de présenter une invention et donner des raisons de penser que c’est une invention tout en en disant le moins possible pour éviter de transmettre les informations. »
(Krikorian, entretien, 21 mars 2014).


Le système de brevets actuel n’est pas adapté à toutes les entreprises : c’est ce qu’affirme Gaëlle Krikorian. Le système correspond particulièrement bien aux stratégies des grandes firmes pharmaceutiques. Ainsi, la députée européenne met en lumière le cloisonnement des connaissances. Gaëlle Krikorian détaille la stratégie des grandes firmes pharmaceutiques, pour qui

« le brevet est un outil dans une guerre entre compétiteurs pour essayer de bloquer l’autre. Donc le jeu est d’en faire un maximum pour noyer les vrais brevets et faire peur aux autres firmes en exhibant un grand nombre de brevets. »
(Krikorian, entretien, 21 mars 2014).


Les grandes firmes pharmaceutiques ont même des unités dont le but est de gérer les questions liées aux brevets de l’entreprise, comme nous l’a affirmé Monsieur Férézou :

“Il y a des équipes dans les Big Pharma dont le rôle est d'arriver dans les sinuosités des brevets, de trouver des endroits non protégés.”
(Férézou, entretien, 3 avril 2014).


Face à cette occultation des connaissances, les firmes de génériques et l’état brésilien réagissent. Monsieur Férézou indique que le gouvernement brésilien milite pour que les firmes de génériques déposent elles aussi des brevets et protègent leurs découvertes. Il témoigne de son travail au Brésil après 2005 :

« J’ai quitté Farmanguinhos en 2005 et je suis allé dans une institution qui s’appelle la Protec. C’est une institution à but non lucratif dont le but est de rencontrer les petites entreprises brésiliennes en leur disant : c’est en innovant que vous serez compétitifs. Donc essayez d’innover, et quand vous innovez, n’oubliez surtout pas de déposer des brevets. C’était la mission ; j’étais accompagné de membres de l’université. »
(Férézou, entretien, 3 avril 2014).


Les firmes génériques en viennent donc elles aussi à lever des barrières contre la copie.


Dans une approche plus économique, Peter Piot, ancien directeur de ONUSIDA (1994-2000), met bien en lumière le besoin de changement systémique, lorsqu’il déclare en 2000 :


« Les règles de l'économie libérale sont devenues incompatibles avec la mondialisation de l'épidémie du sida. Il faut désormais un nouveau pacte entre l'industrie et la société. Ce pacte ferait que, pour les pays du Nord, le mécanisme actuel de rémunération du capital continue. En effet, si l'on ne protège plus la propriété intellectuelle, il ne faut pas se faire d'illusions : les actionnaires retireront leur argent de l'industrie pharmaceutique. Mais il faut, en contrepartie, que l'industrie accepte de vendre ses produits à prix coûtant dans les pays pauvres. C'est possible, mais seulement s'il y a un appui politique des pays du Nord. Et s'il y a aussi quelques garanties, par exemple que ces produits ne seront pas réexportés. » (Barral, Moyse, Nau et Paris, 2014)
Peter Piot souligne ici la nécessité de trouver un compromis plus juste entre le développement des génériques et la protection intellectuelle.


• Vers un open data ?


Afin de faire évoluer le système actuel de brevets, de nombreuses initiatives récentes et novatrices ont été entreprises concernant le partage d’informations sur les brevets.


Patent Data Mining


D’après des chercheurs américains de l’University of California et de l’University of New Hampshire School of Law, les firmes pharmaceutiques gagneraient beaucoup à mettre en commun leurs avancées scientifiques : c’est le principe du Patent Data Mining (Clark, Cavicchi, Jensen, Fitzgerald, Bennett, Kowalski, 2011).


Attention, il ne s’agit pas de faire tomber tous les brevets pour mettre les connaissances en commun. Il est ici uniquement question de travail de cartographie des brevets pour clarifier la situation : qui a déposé quel brevet à quelle date et sur quelle molécule ?


« […] a fundamental step towards facilitating global vaccine access will be the assembly, organization and analysis of patent landscapes, to identify the amount of patenting, ownership (assignees) and fields of technology covered. » (Clark, Cavicchi, Jensen, Fitzgerald, Bennett, Kowalski, 2011 : 4086)


Selon ces chercheurs américains, l’objectif est double :
1. Clarifier la situation pour identifier les brevets déjà existants
2. Favoriser les partenariats de recherche (i.e. éviter de travailler en doublon sur la même chose mais promouvoir la coopération)


« This is critical for making informed decisions (e.g., identifying licensees, building research and product development collaborations, and ascertaining freedom to operate). Such information is of particular interest to the HIV vaccine community where the HIV Vaccine Enterprise, have voiced concern that IP rights (particularly patents and trade secrets) may prevent data and materials sharing, delaying progress in research and development of a HIV vaccine. » (Clark, Cavicchi, Jensen, Fitzgerald, Bennett, Kowalski, 2011 : 4086)


Ce double objectif permet donc d’accélérer la recherche et l’optimisation des traitements. Là réside l’argument de ces chercheurs américains : le Patent Data Mining donnerait un coup d’accélérateur à la recherche scientifique et aux collaborations entre acteurs du monde pharmaceutique.


Le Patent Data Mining s’apparente beaucoup à ce que les firmes de génériques font lorsqu’elles lancent la copie d’un médicament. Etant donné le manque d’informations dont elles disposent, elles construisent une bibliographie initiale pour trouver des indices sur les procédés de fabrication. C’est ce qu’affirme Monsieur Cassier d’après le témoignage du directeur de la recherche de Nortec :
« Le travail de duplication des médicaments commence par le rassemblement d’une bibliographie composée des brevets internationaux et des publications scientifiques. Les chimistes du fabricant de génériques essayent parfois de réunir la bibliographie des inventeurs pour reconstituer leur trajectoire scientifique. : « Vous avez donc, plus ou moins, le cheminement de ce laboratoire, de ce groupe de chercheurs, des compétences qu’ils ont. Nous imaginons que leur travail est dans leur champ de compétence, alors on doit confronter le brevet avec les autres travaux que ce groupe a faits, quelles sont les familles de produits sur lesquelles ils ont travaillé, le type de réaction qu’ils maîtrisent, pour qu’on puisse avoir vraiment une meilleure vision de ce qui est nécessaire pour ce processus » (Directeur de la recherche de Nortec). » (Cassier, Correa, 2010 : 117)

Patent Opposition Database

Un autre projet ambitieux a été mis en place par Médecins Sans Frontières pour apporter de la transparence au système actuel de brevets. Il s’agit de la Patent Opposition Database.
Le principe est simple : faire une base de données des dépôts de brevets pour limiter le phénomène d’evergreening et favoriser les oppositions à certains brevets.


La société civile joue un rôle crucial dans la controverse. Nous avons vu que les ONG (telles que MSF) et les associations de patients jouent un rôle important dans la controverse : ces deux acteurs donnent une voix aux patients. De même, dans le cas précis de la Patent Opposition Database, une analyse à l’aide de l’outil Google Trends montre que l’importance accordée par les internautes aux oppositions aux brevets est constante :





Ainsi, dans une démarche de contrer les dépôts de brevets insignifiants, la Patent Opposition Database se trouve être très utile. Elle contient, pour chaque molécule ou traitement, un détail approfondi du paysage des brevets. Apparaissent notamment sur le site, pour chaque traitement :
- les brevets déposés (informations et mise en ligne du document original)
- les décisions des institutions de délivrance des brevets
- les décisions juridiques s’il y a eu un affrontement en justice


Cette base de données nous a particulièrement aidés dans nos recherches.