Transposer ses propres expériences
: le cas des singes à queue et des chimpanzés selon les observations
de Gordon Gallup
Dans un article de Pour la Science " conscience
de soi et conscience des autres " (Le titre anglais du débat
" Can animal empathize ? " est d'ailleurs plus révélateur)
" N° 254, Dec 1998) Gordon Gallup se propose de démontrer la
présence d'une théorie de l'esprit chez les animaux qui se reconnaissent
dans un miroir. Pour lui, ces deux facultés sont intimement liées.
Pour détecter une théorie de l'esprit, il cherche à savoir
si les singes sont capables de transposer leurs propres expériences.
" Comment démontrer ce lien entre la reconnaissance de soi dans
le miroir et la conscience des états mentaux d'autrui? Plusieurs expériences
révèlent si un animal utilise ses expériences intérieures
pour se représenter ce que ressent un congénère ou un homme.
On peut ainsi bander les yeux d'un animal pendant un certain temps, puis, après
lui avoir ôté le bandeau, le mettre en présence d'un congénère
portant lui-même un bandeau sur les yeux : comprendra-t-il que celui-ci
ne voit pas? On peut aussi apprendre à un animal à appeler pour
obtenir une récompense (de la nourriture) chaque fois qu'un expérimentateur
entre dans la pièce, puis le priver un certain temps de l'audition à
l'aide d'un casque d'insonorisation : appellera-t-il plus fort en voyant entrer
l'expérimentateur coiffé d'un casque identique? "
Le cas des singes non anthropoïdes
Gallup mène alors ce type de tests sur les singes
non anthropoïdes, qui ne se reconnaissent pas dans un miroir. " Dans
ce type de tests, les singes qui ne présentent pas de signes de reconnaissance
d'eux-mêmes semblent ne pas savoir non plus ce que les autres singes savent
ou ne savent pas. Leur comportement est fondé sur des caractères
extérieurs des autres singes, et non sur ce que ces autres singes pourraient
penser ou avoir l'intention de faire. Ainsi, des vervets poussent des cris d'alarme
lorsqu'ils aperçoivent un prédateur, même si des congénères
l'ont déjà vu et signalé. De même, chez les macaques
japonais, quelle que soit la capacité d'un jeune à reconnaître
la présence de nourriture ou d'un danger, sa mère l'en avertit
systématiquement "
Ces résultats corroborent donc la thèse de Gallup selon laquelle
il y aurait correspondance entre reconnaissance de soi dans un miroir et capacités
d'empathie : les singes qui ne se reconnaissent pas ne font pas preuve d'empathie.
Encore faudrait-il montrer que ceux qui se reconnaissent font preuve d'empathie. Gallup s'y emploie :
Le cas des chimpanzés
" En revanche, les chimpanzés tiennent compte de ce que les humains
semblent savoir ou ne pas savoir. À l'Université de l'Ohio, Daniel
Povinelli et Sally Boysen ont placé des chimpanzés en présence
de deux récipients dont un seul contenait de la nourriture ; les singes
ne savaient pas lequel, et ils devaient choisir en suivant les indications de
deux expérimentateurs dont les singes savaient qu'un seul avait vu le
remplissage des récipients. Les chimpanzés ont appris à
choisir le récipient désigné par l'individu qui avait vu
lequel avait été garni de nourriture. Des macaques rhésus,
au contraire, ont persisté à choisir au hasard. "
Une autre expérience prouve selon Gallup la capacité des chimpanzés
à tenir compte de ce que d'autres savent. Un chimpanzé devait
tirer un levier pour amener des récipients de nourriture à sa
portée, mais sans avoir vu lequel avait été rempli : il
devait suivre les indications d'un expérimentateur dont il savait qu'il
connaissait le contenu des récipients. Les chimpanzés étaient
capables d'échanger leur rôle avec l'expérimentateur sans
que les performances diminuent. Les macaques, au contraire, s'en sont montrés
incapables.
En conclusion
Gallup pense que la classification qu'il a faite concernant la reconnaissance de soi dans un miroir s'étend naturellement à la présence d'une certaine théorie de l'esprit.
Réactions et remarques
Selon D. Povinelli les chimpanzés n'ont pas de
vraies images mentales du soi de l'autre
Selon Povinelli, même s'ils se reconnaissent dans le miroir, les chimpanzés
ne sont pas nécessairement conscients de leurs propres états psychologiques,
et il n'est pas établi qu'ils comprennent que d'autres individus possèdent
aussi de tels états mentaux. Pour Povinelli, une véritable conscience
de soi ne saurait être affirmée après une simple réussite
au test du miroir. Pourtant c'est sur des expériences
que ce dernier a mené sur les capacités d'empathie chez les
singes (décrites dans ce qui précède) que Gallup se base
pour montrer que les chimpanzés se représente des états
mentaux. Depuis, Povinelli a mis au point d'autres tests
plus précis qui selon lui démontrent que les singes ne savent
pas transposer leur propres expériences . Néanmoins notons
tout de suite que la validité de ces derniers tests est vigoureusement
contestée par Gallup :
" D. Povinelli, qui pense que ses premières expériences ont
été mal interprétées, ne reconnaît pas que
les chimpanzés aient conscience de leurs propres états mentaux,
et encore moins de ceux des autres. Il a fait plusieurs expériences pour
montrer que les chimpanzés n'ont pas de conscience, mais il a alors utilisé
des animaux trop jeunes : les chimpanzés ne se reconnaissent qu'à
l'adolescence. En outre, ces expériences portaient peut-être sur
une notion trop restreinte de la conscience : les chimpanzés, dépourvus
de langage, ne classeraient pas, comme nous, leurs expériences par catégories
sensorielles (visuelles, auditives, olfactives...), mais feraient des déductions
plus globales. "
La réaction de Vauclair, dans ce même "
Pour la Science "
Dans ce même Pour la Science, Jacques Vauclair réagit aux articles
de Gallup et Povinelli, en prônant la prudence avant toute conclusion
hâtive. Selon lui, la reconnaissance dans un miroir n'implique pas forcément
la conscience de sa propre existence. En effet, note Vauclair, le chimpanzé
" ne semble pas intégrer cette compétence dans ses relations
avec ses congénères , en prêtant attention à son
apparence et au regard que les autres portent sur lui même, comme le font
les humains ". On retrouve donc là la position de Povinelli, qui
pense que, bien qu'ils se reconnaissent dans un miroir, les singes n'ont pas
forcément conscience d'eux mêmes, parce qu'il leur manque l'empathie,
la conscience sociale de soi. Pourtant notons que certains chercheurs, comme
Anderson ou Cyrulnik, en se fondant sur des tests autres que ceux du miroir,
penche pour une certaine maîtrise de cette conscience sociale de soi.
(voir les chap 9 et 12 de " Aux origines de l'humanité ", tome
2 ; on lira aussi dans les anecdotes "le mensonge
de Marilyn et le cas de Belle")
Dans un deuxième temps, la réaction de Vauclair à l'article de Gallup porte sur la barrière que place Gallup entre les singes anthropoïdes et les autres. Chez ces derniers, rappelle-t-il, croiser le regard d'un congénère est prohibé socialement. Alors qu'un primate peut regarder un autre primate en face, un singe non anthropoïde qui se regardera dans un miroir se sentira agressé par sa propre image qui semble le scruter. " Cette charge émotionnelle pourrait fort bien empêcher ces espèces d'apprendre les contingences liées à l'image réfléchie par le miroir et la sensation kinesthésique, nécessaires à l'élaboration d'une image du corps ", fait-il remarquer. Cependant, on pourra se reporter aux divers tests du miroir faits sur les singes non anthropoïdes qui tendent à réfuter cette possibilité.