Le livre numérique, un casse-tête pour les législateurs
Le livre numérique : un objet non identifié
Le livre numérique est une nouveauté qui vient perturber le marché du livre. En effet, il est difficile de définir précisément ce qu’est un livre numérique (voir Qu’est-ce qu’un livre?). A l’heure actuelle, 95% des livres numériques sont des livres homothétiques, c’est-à-dire des copies numérisées de livres physiques existant.
Le livre physique et le livre numérique doivent désormais se partager le marché. La plupart des livres numériques ne sont que des copies des livres physiques, mais des enrichissements (images, chansons,…) sont ajoutés aux livres numériques, bien qu’il s’agisse encore d’une pratique plutôt rare.
Source : Amazon.
Mais le concept de livre numérique offre beaucoup plus de possibilités : insertion de vidéos, de liens hypertexte… Peut-on encore parler de livre ? Cette question est cruciale pour définir le cadre d’un prix unique. Ainsi, Jérôme Pouyet, professeur à l’Ecole d’économie de Paris, s’interroge :
« Il n'existe aucune définition claire du livre numérique. [Le prix unique] n'est pour l’instant applicable qu'à la copie d'un livre papier en PDF, mais qu'en est-il d'un livre qui comporterait des vidéos, ou des chansons ? Est-ce encore un livre ? »
Ainsi, le livre numérique est à la contradictoire et complémentaire avec le livre physique : il apporte des améliorations, et pourtant, laisser le marché du numérique se développer sans régulation peut être une menace pour le livre physique. Car comme le remarque Françoise Benhamou, une économiste, dans un article intitulé Livre numérique. Ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre... :
« Si les livres numériques sont d’authentiques livres, versions numériques d’ouvrages qui sont en général par ailleurs édités et diffusés sous forme imprimée […] et peuvent comporter des “plus” par rapport à la version imprimée, comme des liens hypertexte ou des vidéos incrustées, [... ils] demeurent des livres, […] en tout cas des œuvres cohérentes et achevées d’un auteur ou d’un collectif d’auteurs et fruits d’un travail éditorial complet »
Il paraît alors logique de penser à appliquer les mêmes lois au livre numérique qu’au livre physique…
Peut on transposer le prix unique au numérique ?
La chose est loin d’être simple. Tout d’abord, la loi de 2011 sur le prix unique du livre numérique ne s’applique qu’aux livres homothétiques. Olivier Hugon-Nicolas, délégué général du SDLC déclare :
« La loi vise les livres homothétiques, l’idée est de l’appliquer à une œuvre imprimée. On protège ainsi l’édition littéraire. Il ne s’agit donc pas du livre enrichi numériquement, c’est lui qui sera le futur livre numérique mais sort pourtant du champ d’application de la loi. »
Avec la multiplicité de définitions du livre numérique, la fixation du prix est encore plus délicate que pour le livre physique. Est-il judicieux de faire appliquer le régime du prix unique à un objet non entièrement connu ?
Source : idboox.com
De plus, la chaîne du livre est totalement bouleversée par le livre numérique. Les acteurs n’ont plus le même rôle, les coûts ne sont plus les mêmes. Le coût du stockage disparaît. Comment alors fixer des rémunérations justes dans toute la chaîne du livre ? Par exemple, Geoffroy Pelletier, directeur général de la SGDL, explique qu’avec le numérique, les éditeurs doivent revoir la rémunération des auteurs :
« Parmi les éditeurs qui ont commencé à exploiter les livres en version numérique, certains ont augmenté le pourcentage de rémunération des auteurs et proposent jusqu'à 15%, voire dans de très rares cas 20%, ce qui équilibre le prix de vente plus faible du livre numérique. Ce n’est pas encore, loin s’en faut, la majorité. D'autres proposent des contrats à durée limitée, de trois ou quatre ans : les conditions proposées par l’éditeur sont alors souvent les mêmes que celles du livre imprimé, mais cette solution permet à l’auteur de pouvoir les renégocier à l’issue de cette durée limitée au regard de l'évolution de la situation.. »
Cependant, le principal problème ne réside pas dans le principe de la loi, mais dans son application. Si en 1981, le prix unique semblait le meilleur moyen de mettre les consommateurs français à égalité devant le livre, la situation est aujourd’hui toute autre. Le marché du livre numérique est dominé par des géants internationaux, Amazon et Google entre autres, comme le remarque Jérôme Pouyet :
« Oui, les acteurs du livre numérique sont des firmes internationales qui cherchent clairement le profit. Ainsi, Amazon vend sa kindle à bas prix pour attirer les consommateurs. A quelle échelle peut-on mettre les mesures en place ? »
Face à des acteurs internationaux et puissants, il convient donc de bien penser le cadre d’application de la loi. D’ailleurs, en 1981, la FNAC avait déjà tenté de contourner la loi en exportant depuis la Belgique (voir Chronologie). Finalement, Olivier Hugon-Nicolas explique :
« Autre caractéristique intéressante de la loi sur le prix unique du livre numérique est qu’elle précise bien s’appliquer aux acteurs internationaux qui vendent en France. En effet, si on avait eu un cadre purement français, les Amazon, Google et Apple auraient cassé les prix. »
D’ailleurs, aux Etats-Unis, où il n’y a pas de loi sur le prix unique, les éditeurs mettent en place des contrats d’agent : les vendeurs ne peuvent pas vendre les publications à prix libre. Ce n’est pas une loi sur le prix unique, mais la finalité est la même : se protéger des géants internationaux, tels qu’Amazon, qui ont la capacité de faire pression sur l’édition.
Vers une réorganisation du marché ?
Il est pour l’instant difficile de voir l’effet de cette nouvelle loi sur le marché en développement du livre numérique. A l’heure actuelle, il ne représente que 2% du marché du livre, et le marché était écrasé par une TVA de 19,6% jusqu’en avril 2012 (elle est maintenant de 7%, comme pour le livre physique).
De plus, il est impossible de prévoir l’évolution de ce marché naissant. Il offre de nombreuses possibilités. Ainsi, Geoffroy Pelletier pense qu’avec le numérique :
« Les possibilités d’impressions à la demande vont inévitablement se développer dans les prochaines années, dans les entrepôts des grands distributeurs, voire chez les libraires (même si ces derniers n'auront bien souvent pas les moyens financiers et humains pour le faire). Les conséquences juridiques et économiques du développement de l’impression sont très importantes et devraient pouvoir être appréhendées et discutées dès aujourd’hui. »
De manière plus réaliste, on peut imaginer la mise en place de plates-formes de libraires. Ces dernières vont devoir rapidement s’approprier de nouveaux outils pour occuper une place non négligeable dans le marché du numérique (ce point est développé dans le paragraphe L’archaïsme des acteurs traditionnels). Guillaume Husson, délégué général du SLF, assure :
« Notre objectif est que dans 10 ans environ 500 ou 600 libraires fassent du numérique. Ce matin, la chaine CULTURA, une de nos adhérentes, a lancé une plate forme numérique, ce qui montre que les libraires évoluent peu à peu. »
Cependant, malgré la réflexion approfondie qui fut menée pour mettre en place cette nouvelle loi, de nombreuses inconnues demeurent, en particulier concernant le partage et l’occasion. Si un livre physique peut être revendu, qu’en est-il d’un livre numérique ? Peut-on le « prêter », alors qu’il suffit de le publier sur Internet pour le rendre accessible à tous ? On pourrait alors craindre un marché parallèle basé sur le partage qui échapperait à l’éditeur…
Dans un marché naissant et encore mal connu, les acteurs de la chaîne du livre vont devoir s’adapter rapidement et trouver leur place. Ainsi, l’édition, mise en position de force par la loi de 1981, se trouve en danger face à l’apparition de firmes internationales, le libraire voit son rôle remis en question (voir Le libraire a-t-il encore sa place ?), les auteurs doivent renégocier leur taux de rémunération…
Mais c’est bien le consommateur qui reste l’acteur principal de cette controverse. En effet, ce sont les mêmes lecteurs qui font vivre les librairies et achètent des liseuses, comme le rappelle Guillaume Husson :
« Ceux qui lisent le numérique, ce sont les grands lecteurs qui font justement vivre les librairies. »
La nouvelle loi sur le prix unique du livre numérique a pour objectif, entre autres, de protéger le modèle de la chaîne du livre en France. Mais le point de vue du consommateur sera-t-il le même ? En attendant de voir l’évolution du marché, on pourra se référer à la partie Le malheur du lecteur ?.