La culture, un marché ?

Le livre : « une betterave » ou « une création de l’esprit » ?

« Le livre n’est pas un produit comme les autres » : telle est l’idée défendue par les éditeurs, aussi bien les éditeurs actuels que ceux de 1981 qui ont fait venir la Loi Lang. En effet, vers la fin des années 70, les grandes surfaces culturelles se sont mises à vendre le livre avec des réductions : les petits libraires et les éditeurs ont réagi face à la menace pour le livre de devenir une simple marchandise. Yves Surel, professeur de sciences politiques analyse cette période dans une de ses études :

« Plusieurs libraires s’adressant à André Essel, l’un des dirigeants de la FNAC, l’accusèrent de « vendre des livres comme des betteraves ou des navets », avant de le traiter comme « criminel » ».

Il est difficile de définir un livre (voir Qu’est ce qu’un livre ?), mais pour les professionnels du livre c’est un bien culturel avant tout qui ne doit pas être soumis aux mêmes règles de marché que les autres marchandises. Par exemple, le fondateur de la loi Lang déclare : ,

« Le livre n’est pas un produit comme les autres : c’est une création de l’esprit qui ne saurait être soumise-sans une protection ou à tout le moins sans une régulation particulière- à la seule loi du marché »

Mais la loi Lang a-t-elle vraiment fait du livre un produit purement culturel ? Elle donne à l’éditeur le pouvoir de fixer le prix, et les marges de rémunération des autres acteurs. Elle a donc accentué son rôle de commerçant, le livre est pour l’éditeur un moyen plus puissant qu’avant pour gagner de l’argent. Mathieu Perona, chercheur à Sciences-Po rappelle :

« N’oublions pas : les éditeurs sont aussi des commerçants. Donc pour eux aussi le livre est une marchandise, malgré leurs beaux discours. »

De plus, les consommateurs n’ont pas toujours besoin du conseil du libraire lorsqu’ils savent déjà le livre qu’ils veulent acheter. Le lecteur populaire va donc choisir son point de vente en fonction de ce dont il a besoin. Ainsi, pour une responsable de rayon chez Gibert Jeune, la vente des grandes surfaces ne peut être considérée come menace :

« Il faut dire ce qu'il en est, les grandes surfaces proposent une meilleure vente. Après ce n'est pas la même vente, pas le même travail et pas la même clientèle non plus […]. Pour acheter un livre le consommateur se base sur les éventuels frais de port pour choisir un endroit où acheter ou bien va dans une bonne librairie car il sait que les vendeurs seront compétents et l'aideront à trouver ce qu'il cherche »

D’ailleurs, c’est bien parce que le livre est considéré comme un produit culturel qu’une politique européenne du prix unique du livre est impossible. L’ancienne présidente de la European Bookseller Federation , Doris Stockman, explique :

« Part of the background is that books are considered to be cultural goods and the treaty of Rome clearly states that culture is a national competence and that the EU intervention is justified only when there is “added value” for the EU”

Apparait donc un paradoxe : le livre est un bien culturel, donc on ne peut pas appliquer la politique du prix unique à l’échelle européenne, il est donc vendu à des prix différents en fonction des pays. N’est ce pas l’effet opposé de la loi Lang ? Est-ce que ça veut dire que dans les pays sans le prix unique le livre n’est qu’une marchandise sans aucune valeur culturelle ? L’évaluation est difficile, mais on remarque que dans certains pays sans le prix unique les pratiques culturelles ne sont pas moins importantes (voir Le malheur du lecteur ?).

La culture, des cultures ?

Un des objectifs de la loi Lang de 1981 était un objectif culturel : promouvoir la culture, ce qui passe par le rôle du libraire et un réseau de librairies dense et accessible. Mais la France a connu des évolutions culturelles depuis 1981, comme le souligne Mathieu Perona :

« En 1981, on parlait de La Culture avec un grand « C », une seule et unique, le livre était le moteur principal. Depuis 30 ans, on assiste à l’apparition des représentations où on parle des cultures, cette fois au pluriel, et dont le livre n’est plus le seul pivot. »

En effet, les évolutions technologiques, sociales et économiques des trente dernières années ont modifié profondément les habitudes des Français. Le taux de lecture notamment a baissé, chez les plus jeunes, les nouvelles technologies prédominent (voir Le marché du livre physique). De nouveaux « pivots » de la culture sont apparus, dont Internet notamment. Il est souvent considéré comme une menace à la culture parce qu’il a justement modifié les habitudes de la société dans son ensemble. Néanmoins, il permet un accès rapide et efficace aux informations d’ordre culturel : n’est ce pas l’objectif de la loi de 1981 ? L’économiste Mathieu Perona souligne cette incohérence :

« Un auteur anglais, Cohen, a dit que concernant la culture, il y a plus d’informations sur Wikipedia qu’il n’y en ait jamais eu avant. Or, pour beaucoup de Français la culture est seulement dans un livre, ce qui met en évidence un manque d’outils conceptuels »

Le site de Wikipedia : un des sites les plus visités. A ce jour, on peut y consulter plus de1 200 000 articles en français seulement.

Mais ce qu’il faut comprendre est que la culture englobe aussi la production et la diversité des ouvrages. La loi Lang voulait justement « favoriser la création éditoriale », en incitant les éditeurs à prendre des risques. N’oublions pas cependant que la diversité est l’objectif de chaque secteur culturel, pourtant les marchés du cinéma et de la musique par exemple ne sont pas soumis au régime du prix unique. Ils ne s’en trouvent pas plus en difficulté, autre remarque de l’économiste Mathieu Perona :

« Prenons l’exemple du monde culturel global. Le monde du livre n’est pas plus diversifié que le monde des DVDs, du cinéma où il n’y a pas de prix unique. Si vous voulez, la diversité n’est pas un objectif spécifique à la loi, c’est un objectif quel que soit le régime de prix»

La diversité des régimes de prix en Europe est due au fait que le livre est considéré comme un bien culturel : chaque Etat mène donc une politique culturelle indépendante Source : crl-bourgogne.fr

Là encore, Internet trouve sa place en offrant une culture à part entière, une culture numérique, une culture parmi les « cultures au pluriel » évoquées par M. Perona (cf. plus haut). Cependant, avec le numérique, une nouvelle question se pose : numériser un livre, est-ce de la création ? Difficile d’y répondre, car le lien entre le livre physique et le livre numérique n’est pas clair (voir Le livre numérique, un casse-tête pour les législateurs). Pour Olivier Hugon Nicolas, délégué général de SDLC, le numérique présente un risque de dévalorisation des prix des biens culturels :

« Si le partage est un phénomène non contestable sur le Net, il ne correspond pas à une solution économique viable pour les auteurs, les interprètes et les producteurs de biens et services culturels. Le modèle économique est encore à trouver. Du reste, le paradoxe de l'auto production et de l'auto distribution en ligne réside dans le fait que les artistes découverts sur le Net réintègrent les circuits de développement physiques dès lors qu'ils ont du succès : concerts, passages dans les médias, édition et production de disques puis vente dans nos enseignes. »

Il n’est pas étonnant que le SDLC ait été l’un des acteurs qui a sollicité la mise en place du prix unique du livre numérique : le livre numérisé ne peut être vendu moins cher car cela menacerait la position du livre physique. Parallèlement avec la loi Lang, le livre physique devait être vendu au même prix, sinon les libraires auraient des difficultés. Ainsi les libraires et les éditeurs ne peuvent qu’être favorables aux deux lois sur le prix unique. Mais pour un simple consommateur, qu’est-ce qui compte davantage pour un livre : sa valeur culturelle ? ou sa valeur marchande ? Question sans réponse unique, ce qui donne aux consommateurs des positions variables au sujet des prix uniques (voir Le malheur du lecteur ?)