Au-delà du capital richesse
Clarifiée la distinction entre patrimoine et capital, une analyse structurée par la pensée marxiste du capital est libre d’être développée. En l’occurence, les penseurs de cette veine ont reproché violemment son occultation par Piketty dans son livre, au titre non si tapageur qu’évocateur. Frédéric Lordon, dans un article du Monde diplomatique fait observer, avec un certain mordant, que « l’on est libre à l’avenir de publier un ouvrage intitulé Critique de la raison pure, encore faut-il qu’il ne traite pas de la santé par les plantes », explicitant bien le fossé perçu entre l’analyse socio-économique de Piketty et la pensée originale de l’auteur du Capital. Détaillons les points de discorde.
Le phénomène de suraccumulation du capital cher à Marx est rendu par « phénomène d’accumulation infinie du capital », ce qui n’est pas indifférent. Marx fait référence par son terme au mécanisme par lequel le capital, cherchant par définition à accroitre sa masse, atteint un niveau d’accumulation où le taux de croissance exigé représente un accroissement absolu tel qu’il excède les capacités matérielles de production envisageables, ce qui conduit infailliblement à une baisse du taux de rentabilité, ou à des bulles et éventuellement à une crise économique. Le principe d’accumulation infinie, suppose une accumulation infinie du capital, une capacité à se concentrer sans limite. Cela constitue un ressort qui permet à Piketty de considérer un capitalisme exempt de crises, ainsi, écrit Frédéric Baccara, « sous couvert de désidéologisation c’est l’idéologie du marché neutre et sans rapports de forces ni de pouvoirs, conjuguée à des chocs « exogènes » dans la société (guerres, nationalisations, fiscalité, etc..) séparée de l’économie. » . En outre, il s’agit d’une objection supplémentaire à l’orientation fiscale des mesures à prendre, puisque, argue Gaël Giraud, « il serait naïf de croire qu’un impôt sur le capital permettait d’éponger les dettes à la suite d’une crise bancaire majeure : le secteur bancaire islandais avait accumulé 7 fois le PIB du pays avant de faire naufrage en 2010. ».
Un autre point décisif apparait alors: la question du rôle de la finance. Absente du livre, cette question parait assez lancinante pour un ouvrage traitant du capital au XXIème siècle paru 5 ans après la crise de 2008, comme le notent par exemple Lordon, Boccara et Giraud. En effet la position névralgique des banques privées dans l’administration du capitalisme parait accréditer la nécessité de son inclusion à une analyse se proposant un objectif aussi ambitieux que celui de Piketty, thème par ailleurs cher au groupe des Economistes atterrés dont Lordon et Boccara font partie. Ainsi le premier, qui dénonce avec ferveur la « prise d’otage de la société par les banques privées », assène que l’ « on serait bien en peine d’imaginer quel impôt pourrait se substituer aux frappes massives que requiert l’arraisonnement des structures de la finance libéralisée. Quel impôt remplacera la séparation bancaire ? la fermeture de certains marchés ? la suppression de la titrisation ?, etc. », tandis que le second avance qu’« à son corps défendant, ses [l’ouvrage] absences, ses failles indiquent où se situent les enjeux majeurs du débat social sur l’économie : la création monétaire et le crédit, la maîtrise de l’utilisation du capital dans les entreprises, une répartition active portant sur le développement des gens et leurs capacités, donc sur les dépenses pour les services publics. », propositions à l’aune desquelles mesurer la distance qui sépare cette branche de la pensée économique de la « belle utopie » d’un impôt mondial. A cette même question financière, Gaël Giraud avance conjointement celle du support physique indubitable de nos économies et donc de leur dépendance en énergie, en matières premières et en sites concrets de déploiement. La réflexion s’articule autour de ce que « l’ouvrage consacre un chapitre (p. 159) à convaincre le lecteur, à juste titre, qu’une société qui connaît une croissance de 1% par an et par habitant se renouvelle profondément. Pourtant, le scénario médian des Nations Unies sur le- quel s’organise l’ensemble du livre est une croissance annuelle de 1,5% tout court. Est-ce à dire que notre société ne peut plus se renouveler? Ou bien que la priorité devient alors d’inventer les ressources d’une prospérité sans croissance (du PIB)? Dans un tel monde, un impôt sur le capital est-il encore la priorité économique et politique ou bien ne convient-il pas d’abord de s’interroger sur la meilleure manière de mettre l’énergie, le capital naturel, le capital social, les infrastructures, le crédit bancaire… au service d’une prospérité qui ne passera plus par l’augmentation du revenu national ? ». La situation écologique, dont nul ne doute qu’elle affectera le capital au long du XXIème siècle, est alors investie au profit de l’élaboration d’un projet social global fondé sur un modèle alternatif de développement qui, utopie pour utopie, apparait sensiblement plus porteur qu’un impôt mondial sur le patrimoine.
Il ne s’agit pas ici de faire le procès d’un ouvrage quant à des motifs qui ne sont pas les siens. Simplement, considérée l’ampleur du phénomène suscité par Le Capital au XXIème siècle en termes de médiatisation, de réactions vives, d’analyses critiques, soit de focalisation de l’attention publique et experte, révéré comme l’avènement d’une radicalité sociale quasi-inouïe dans le débat public, il importe de comprendre l’exaspération extrême de cette frange à la radicalité vraisemblablement inaudible. Puisqu’ici se noue l’enjeu, pour ces voix qui vitupèrent contre, somme toute, leur camarade de plus courte distance dans la sphère médiatique exposée; il s’agit d’en définir le bord. Effectivement, occupant dans l’espace médiatique dense la place du plus extrême, il représente la borne outre laquelle le discours n’est plus tenable, et la clôture a lieu avec d’autant d’aisance et de bonne conscience qu’est déjà permise en la personne d’untel l’extrémité la plus extravagante. S’il s’agit par ailleurs pour ceux qui se trouvent en dehors de briser ce cadre mental, il est nécessaire qu’ils s’appliquent à répondre à celui qui s’y voit momentanément situé. Il ne faut pas se tromper d’ennemi, comme rétorquait Thomas Piketty à Frédéric Lordon sur le plateau de l’émission Ce soir ou jamais, mais, pour reprendre justement les mots de ce dernier, il faut être clair quant à jusqu’où nous sommes résolus à penser ce qui doit l’être. Or, pour ce dernier, dès la définition du capital, le livre de Piketty, occultant Marx, permet de « ne rien penser de ce que nous sommes impérieusement requis de penser. ».
C’est dire si la rupture est profonde.
Le capital accepté dans la pleine dimension marxienne, celle de rapport social de production ordonné hiérarchiquement, le capitalisme se donne à voir sous un aspect n’évoquant que d’un vague lointain la grande distribution jouée par les acteurs économique du livre de Piketty; ici, la société produit, non sans effort, elle s’y attèle. On comprend alors sans peine la verve de Boccara à décrier l’image d’ « actif » pour le capital, celui qui « une fois constitué, se reproduit tout seul, plus vite que ne s’accroît la production ». Il ne s’agit pas de balles perdues, mais d’une conquête cohérente de la scène des idées. Un protagoniste signifiant tel que Y. Varroufakis y souscrira également, justifiant dans un article de la real-world economics review sont attaque contre un livre qu’il jugeait avoir un rôle contraire à celui qu’il se propose, qui à force de manques, prête le flanc de toute la cause égalitaire aux attaques les plus violentes. Effectivement, du point de vue des hors-champ intellectuel, passé un seuil le partiel devient l’insuffisant et ne peut s’agréger au corpus théorique de l’ensemble, alors on passe sans transition de maillon allié à brèche ennemie. Sur le stricte plan des idées, l’attitude serait illégitime, elle prend tout son sens au regard de la lutte en place publique, de la polémique, de la controverse en somme.