Analyse d'un livre-phénomène

Sur le graphique ci-dessus, Piketty ne dispose des données pour les États-Unis qu’à partir de 1902. Les points précédents reprennent la valeur de 1902 en y ajoutant alternativement ± 5 %. Magness et Murphy reprochent à Piketty le fait de ne tout simplement pas avoir tronqué l’axe des abscisses avant 1902 et de créer des données ex nihilo, simulant une légère fluctuation.

Chris Giles cite dans un article du Financial Times de nombreux autres cas de chiffres manquants que Piketty rajoute à la main sans expliquer sa méthode. Un exemple frappant est celui du graphique 10.5 qui montre l’évolution de la part de la richesse totale des États-Unis possédée par les 10 % les plus riches de la population et les 1 % les plus riches. Aucune donnée n’existe entre 1910 et 1950 concernant le décile supérieur. Afin de compléter la courbe, Piketty a arbitrairement choisi de rajouter 36 % aux valeurs disponibles pour le centile supérieur sur cette plage temporelle.

Sur la figure 12.4, la courbe obtenue résulte d’une moyenne réalisée sur plusieurs pays, notamment des régimes communistes (Russie, Chine, certains pays d’Europe) au milieu du XXème siècle. Piketty choisit arbitrairement un rapport capital/revenu stagnant à 100 % pour ces pays, bien inférieur à celui qu’on peut observer en Amérique du Nord (360%) ou en Europe occidentale (230%). À partir des années 1980, Piketty choisit également arbitrairement un rapport capital/revenu qui augmente jusqu’à 400 % pour ces pays. Ces choix qui ne s’accompagnent d’aucune justification causent mécaniquement un creux dans le rapport capital/revenu mondial au milieu du XXème siècle : cette dynamique de « courbe en U » est ensuite abondamment utilisée par Piketty pour étayer son raisonnement sur la logique capitaliste en marche.

 Magness et Murphy font remarquer que ce graphique et ce profil de courbe en U dont découlent beaucoup de conclusions de Piketty est très opaque. Si cette tendance se retrouve pour les données européennes, elle n’est pas du tout visible sur les chiffres américains par exemple. La forme globale de la courbe doit ainsi beaucoup aux pays communistes et leurs données non justifiées, pris en compte dans la moyenne mondiale.

Des chercheurs du Laboratoire Interdisciplinaires d’Évaluation des Politiques Publiques (LIEPP) s’étant penchés sur la question du logement ont fait remarquer dans un papier publié en avril 2014 que l’échelle horizontale du graphique 3.2 était non linéaire, en particulier l’écart entre les graduations les plus éloignées dans le temps, de cinquante ans, sont représentées de la même largeur que les plus récentes qui représentent seulement dix ans. Une fois l’échelle linéaire rétablie, l’impression visuelle est sensiblement différente. Sur le graphique 3.2 de Piketty, la part du logement (en gris clair) exprimé en pourcentage du revenu national semble prendre une importance grandissante à l’aube du XXIème siècle, bien davantage que lors des décennies précédentes.  

Or, sur le graphique corrigé par le LIEPP, (les chercheurs ont pris la liberté de placer les logements en haut du graphique, c’est la couche blanche), cette explosion de la part du logement est beaucoup moins impressionnante. Le LIEPP fait remarquer que cette remontée restreinte dans le temps peut très bien être une bulle immobilière et qu’on ne peut rien en conclure de tangible sur l’évolution de la part du logement dans le capital en France.

 Sur le graphique 10.9, Thomas Piketty représente le taux de rendement du capital (r) et le taux de croissance de la production mondiale (g) depuis l’an 0. Frédéric Boccara, économiste à l’INSEE, fait remarquer qu’il est surréaliste de condenser mille ans d’histoire sur lesquels on n’a que des renseignements très maigres en un seul point, et également de représenter sur le même graphique des points représentatifs de mille ans d’histoire aux côtés d’autres points représentants trente-cinq ans d’histoire.

La construction du graphique 12.4 retraçant l’évolution du rapport capital/revenu dans le monde depuis 1870 est sujette à de nombreuses critiques. La courbe est constituée de quinze points dont neufs sont des interpolations linéaires des six autres. L’ordre logique du processus d’interpolation dans lequel on utilise beaucoup de points pour prévoir statistiquement la positions de quelques points manquants n’est donc pas respecté.

 De plus, les seuls six points connus sont calculés pour six années individuelles : c’est-à-dire que ce ne sont pas des valeurs moyennées sur plusieurs années, il est donc probable qu’ils ne soient pas représentatifs de la réelle valeur du rapport capital/revenu à l’époque où ils sont calculés. Il y a même des plages de plus de quarante ans au sein desquelles on ne dispose d’aucun renseignement. Magness et Murphy jugent que ces chiffres sont donc bien trop fragiles pour en tirer une tendance avec fiabilité et il apparaît ici selon eux que la méthodologie de Piketty manque parfois de rigueur.