En définitive, des conceptions de la nature qui diffèrent
La question de l’invasivité de l’ibis sacré ouvre le débat sur les rapports entre l’Homme et la nature et les jugements qu’il porte sur elle.
Le dictionnaire Larousse en ligne donne la définition suivante d’une espèce :
« Ensemble d’individus animaux ou végétaux, vivants ou fossiles, à la fois semblables par leurs formes adultes et embryonnaires et par leur génotype, vivant au contact les uns des autres, s’accouplant exclusivement les uns aux autres et demeurant indéfiniment féconds entre eux. »
Au regard de cette définition, l’homme est l’égal du chat ou de la mouche. Pourtant, au travers de son activité, l’homme a bien plus affecté la biodiversité que n’importe quelle autre espèce : la chasse a fait s’éteindre nombre d’espèces, la déforestation que nous pratiquons au profit de nos cultures détruit l’habitat des animaux sauvages, nos oléoducs coupent en deux les voies naturelles de migration, notre production de gaz à effet de serre menace la planète entière…
C’est paradoxalement en prenant conscience de cet impact négatif qu’il a sur son environnement que l’homme décide qu’il doit protéger la biodiversité.
Mais la biodiversité semble difficile à définir. De plus, on ne peut pas simplement protéger tous les animaux sans distinction, car parfois la protection de l’un est un danger pour l’autre. C’est ainsi le problème de la prédation de l’ibis sur d’autres oiseaux plus rares.
Alors, dans de tels cas de figure, il faut décider lequel mérite le plus qu’on le protège. Il faut pouvoir en quelque sorte pouvoir quantifier la valeur d’une espèce, afin de pouvoir les hiérarchiser.
Comment définir la valeur d’une espèce?
L’un des premiers critères retenus par l’homme, et ce bien avant que les problématiques actuelles voient le jour, est celui de l’utilité. C’est ainsi que les chiens ont été favorisés par les hommes, les loups, leurs cousins, chassés, les chevaux domestiqués, les fauves repoussés, le bétail protégé… Cependant, ce critère n’est plus aujourd’hui d’actualité. En effet, nombreux son ceux qui se réjouissent de la réintroduction des loups dans les Pyrénées, par exemple. Si une telle hiérarchie était encore appliquée, le débat autour de l’ibis sacré n’aurait d’ailleurs absolument pas lieu, puisqu’il a été introduit en France comme oiseau d’ornement.
Ceci nous amène donc à un deuxième critère, celui de la beauté, ou du moins de l’agrément, qui est assez discutable moralement puisqu’il s’agirait alors de s’arroger un pouvoir quasi-divin, et de sélectionner les espèces qui nous plaisent.
Il y a enfin le critère de la célébrité : la valeur se mesurerait à la renommée de telle ou telle espèce. Un chien aurait par exemple plus de valeur qu’un axolotl, par exemple. Ces trois critères sont développés par Philippe Lherminier, professeur de génétique, dans un article intitulé La valeur de l’espèce, rédigé pour le site « Plasticité Sciences Arts » [31].
Cependant, on voit qu’aucune de ces échelles de valeur n’est totalement satisfaisante, elles semblent même dangereusement arbitraires. Peut-être ne nous posons simplement pas la bonne question?
Peut-on définir la valeur d’une espèce?
Pour la philosophe de l’environnement Virginie Maris, de nombreuses questions sont soulevées par le problème, en apparence simple, de l’ibis sacré :
« À travers la controverse sur l’ibis, on voit se décliner toutes les versions possibles de notre responsabilité vis-à-vis du monde naturel : les intérêts humains sont-ils les seuls à prendre en compte (anthropocentrisme) ? Les êtres sensibles méritent-ils une considération morale directe, et, éventuellement, doit-on leur accorder un droit à la vie (pathocentrisme) ? Ou encore, notre responsabilité doit-elle porter sur des entités supra-individuelles, comme les écosystèmes ou les espèces (écocentrisme) ? »
On retiendra entre autres la question de l’anthropocentrisme : quelle légitimité avons-nous pour prétendre ordonner la nature selon nos règles.
C’est toute l’ambiguïté du problème : nous affectons notre environnement à un point tel qu’il devient nécessaire d’agir pour éviter une catastrophe (le changement climatique, la diminution drastique de la biodiversité), mais il est très difficile de définir la limite entre l’action de prendre nos responsabilités, et celle de nous arroger un pouvoir auquel nous n’avons pourtant aucun droit…