L’ibis et la notion d’espèce invasive
Si l’éradication suscite autant de réactions, c’est en partie parce que tous ne s’accordent pas quant au caractère invasif de l’ibis. Peut‐être la difficulté se situe‐t‐elle plutôt au niveau de la définition du terme « invasif »? Ou de la pertinence même du terme?
Quelle définition d’une espèce envahissante, ou invasive ?
Les espèces envahissantes sont reconnues comme un facteur majeur de diminution de la biodiversité. [7]
Mais si l’un des principaux points de discussion entre les partisans et les opposants à l’éradication de l’ibis est son caractère invasif, c’est peut-être, entre autres, à cause de l’absence de définition exacte du terme. La définition d’une espèce exotique envahissante donnée par le Ministère de l’Environnement, de l’Énergie et de la Mer est la suivante :
« Une espèce exotique envahissante est une espèce (animale ou végétale) exotique (allochtone, non indigène) dont l’introduction par l’homme (volontaire ou fortuite) sur un territoire menace les écosystèmes, les habitats ou les espèces indigènes avec des conséquences écologiques, économiques et sanitaires négatives. Le danger de ce type d’espèce est qu’elle accapare une part trop importante des ressources dont les espèces indigènes ont besoin pour survivre, ou qu’elle se nourrisse directement des espèces indigènes. Les espèces exotiques envahissantes sont aujourd’hui considérées comme l’une des plus grande menace pour la biodiversité. »
La France s’est d’ailleurs engagée, à l’occasion du Grenelle de l’Environnement, à lutter contre ces espèces.
Cependant, si la définition d’une espèce envahissante semble ici bien déterminée, elle n’est pas unique… Une notion proche est celle d‘espèce invasive, qui est quant à elle encore plus floue. La notion n’apparaît d’ailleurs même pas sur le site du Ministère de l’Environnement, de l’Energie et de la Mer, sûrement parce que pour la plupart des acteurs du débat, « invasif » est un anglicisme pour envahissant.
On trouve ainsi dans la presse d’autres définitions :
« c’est d’abord une espèce qui manifeste soudain un surcroît de présence, là où on ne l’attendait pas. C’est le plus souvent une espèce introduite. »
[23] (Jacques Tassin, écologue au CIRAD de Monpellier)
« Du fait de son nomadisme et de son régime alimentaire éclectique (l’ibis ne répugne pas à visiter les décharges publiques et les fosses à lisier), cet animal est désormais considéré comme une « espèce exotique envahissante » «
[24] (AFP, décembre 2005)
« Pourquoi les considérer comme envahissants? « Ils prennent les niches écologiques des espèces autochtones et font, pour certains, des dégâts », développe Yannick Jaouen, chef du service départemental de l’Office national de la chasse et de la faune sauvage. »
[25] (Ouest-France, mai 2015)
Pierre Grillet, porte-parole de l’association Mainate, fait également une distinction envahissant/nuisible :
« « Ce n’est pas parce qu’une espèce est nouvelle qu’elle est invasive. Et ce n’est pas parce qu’elle est invasive qu’elle est forcément nuisible », résume Pierre Grillet, de l’association Mainate, l’une des organisatrices du colloque. »
[26] (Ouest-France, décembre 2007)
Cependant, certains font également une distinction envahissant/invasif :
« Une distinction est faite entre les espèces envahissantes qui sont autochtones, et les invasives venant de l’étranger. »
[27] (Le Figaro, août 2007)
Il semble donc que tout ce qui fait consensus dans la définition du terme « invasif » est l’origine étrangère de l’espèce.
De même Loïc Marion rappelle qu’une espèce invasive est surtout une menace dans le cas de zones géographiquement isolées, comme des îles, puisque dans ce cas la prédation sur ces espèces est très restreinte. En Bretagne, sur le continent, penser qu’elles peuvent engendrer des dommages considérables est faux. Le chercheur cite de plus la « règle des 10 » : sur 1000 espèces introduites dans un pays, seulement 100 s’adaptent, 10 restent durablement et une seule finira par poser problème. Loïc Marion rappelle ainsi que malgré le principe de précaution cité par les partisans de l’éradication (il faut agir maintenant pour éviter les dégâts que la prolifération des ibis, qui deviendrait incontrôlables, pourraient occasionner), très peu d’espèces introduites deviennent finalement envahissantes.
Cependant, Céline Chadenas, docteur en géographie qui a travaillé sur les rapports entre hommes et oiseaux, et participé à la rédaction du rapport de l’INRA [3], cite une variante de cet argument : sur 100 espèces introduites, 97 vont disparaître. Les dernières surmontent la phase d’adaptation, et peuvent dès lors poser problème. L’ibis fait partie de celle-ci, et c’est cette faculté d’adaptation qui pose problème, puisqu’il n’a pas de prédateur. Ainsi, le même argument peut-être mobilisé de manière différente par les deux camps.
Comment dès lors déterminer si l’ibis est invasif ou non ?
Il faut d’abord souligner que l’ibis n’a pas de statut juridique particulier. Il n’est ni classé gibier, ni protégé. Néanmoins, l’article 1143 / 2014 du 22 octobre 2014 relatif à la « prévention et à la gestion de la propagation des espèces exotiques envahissantes » a défini l’ibis sacré en tant qu’espèce exotique envahissante suivant une batterie de critères.
Pour Jacques Wintergerst, inspecteur général de la santé publique vétérinaire au Ministère de l’Environnement, lorsqu’il est difficile de trancher à cause d’une querelle d’experts, c’est au Ministère de l’Environnement, et donc au gouvernement, d’arbitrer. Sinon, aucune décision ne peut être prise.
Ainsi, l’article L 411-3 du code de l’environnement stipule que la destruction d’une « espèce animale à la fois non indigène au territoire d’introduction et non domestique, dont la liste est fixée par arrêté conjoint du ministre chargé de la protection de la nature » est autorisée. L’ibis sacré est présent dans la liste des espèces exotiques envahissantes et l’article s’applique donc aux ibis.
Néanmoins, il n’est pas présent dans la liste officielle des espèces nuisibles : d’autres articles ne lui sont pas applicables.
La législation mise en place par le gouvernement décide finalement si une espèce est envahissante exotique, et fixe les traitements légalement autorisés pour combattre son développement.
Néanmoins, certaines de ces décisions sont aujourd’hui toujours contestées.
Au delà de cette décision, certains remettent même en cause la légitimité théorique et philosophique de la notion d’invasivité.
La notion d' »invasivité » a-t-elle un sens?
La notion d’invasivité même est souvent remise en question. Loïc Marion, par exemple, qui y fait pourtant appel dans son étude sur l’alimentation de l’ibis, notamment en référence à l’écrevisse de Louisiane, a révoqué un peu plus tard cette classification des espèces. Il y voit un « dogme« , une sorte de xénophobie. Dans la presse notamment, les expressions utilisées peuvent donner cette impression :
« « Aliens », « invasives », « pestes »… Le vocabulaire utilisé pour désigner ces espèces exotiques proliférantes a des relents désagréables » , reconnaît Roland Matrat, chargé de mission à la Direction régionale de l’environnement de l’aménagement des Pays de la Loire (Dreal). »
[28] (Télérama, juillet 2012)
La philosophe de l’environnement Virginie Maris, qui a travaillé sur le cas de l’ibis sacré, souligne elle aussi ce glissement de vocabulaire. Pour elle, ce vocabulaire chargé et excessif (des espèces qu’il faut « combattre ») dénote un passage du registre purement scientifique à un aspect émotionnel.
Elle souligne d’ailleurs que la notion d’indigénéité biologique est une notion arbitraire : le terme est chargé normativement. Vouloir « préserver l’unicité des écosystèmes » n’est pas un argument scientifique en soi, il présuppose une certaine conception de la nature et peut-être faudrait-il, selon elle, assumer cette dimension normative au lieu de vouloir à tout prix tenir un discours objectif. Ainsi, on reprocherait au discours du Collectif pour la protection de l’ibis de ne pas se baser sur des « bases scientifiques » et d’être trop chargé d’émotion mais si ce n’est pas une simple question scientifique mais aussi une question de valeurs, alors ce type de discours, selon elle, devrait être pris en compte.
Pour sa part, elle soutient plutôt que « chaque espèce a sa place quelque part », avis partagé par Jacques Tassin, écologue officiant au CIRAD de Montpellier :
« […] toute espèce invasive à nécessairement un intérêt écologique. Prenez l’exemple du Séneçon du Cap. Il y a vingt ans on en parlait comme d’une terrible menace pour le sud de la France. Mais aujourd’hui, on observe qu’il est contrôlé par un puceron, qui lui même alimente des coccinelles. Toute espèce nouvelle est immédiatement insérée dans une chaîne d’interactions dont nous ne voyons le plus souvent que ce que nous voulons bien observer. »
[23] (SudOuest (site web), avril 2014)
De plus, la notion d’espèce envahissante recèle un dernier problème : où doit-on s’arrêter? Doit-on bannir les tomates et le maïs par exemple? Car les botanistes estiment qu’environ 80% des plantes que nous considérons aujourd’hui comme des végétaux autochtones, faisant partie du paysage français, ont en réalité été importés. [29]
Ainsi, le problème soulevé par ce caractère invasif de l’ibis semble dépasser la simple querelle de vocabulaire…