Des mesures controversées
L’expansion géographique et numérique de l’ibis suscitant des inquiétudes, et différentes mesures ont été prises afin de la limiter. Après la publication du rapport scientifique de l’INRA/ONCFScommandé par le Ministère de l’Ecologie et du Développement durable notamment, l’éradication est décidée puis mise en place: la controverse est entrée dans la sphère politique. Cependant, les moyens utilisés ont été largement contestés, ainsi que le principe de l’éradication en lui-même.
Des premières mesures d’éjointage
Au milieu des années 90, la direction du parc de Branféré entreprend d’éjointer les ibis de leur enceinte afin d’éviter une plus grande dispersion de l’espèce en dehors de celle-ci. L’éjointage consiste à couper les rémiges des oiseaux, c’est-à-dire le bout des ailes. Le déséquilibre alors provoqué est censé empêcher l’oiseau de voler. Les jeunes oiseaux ne sont alors plus en mesure de s’envoler hors du parc de Branféré. [3]
Cependant, certains spécimens s’étaient déjà échappés et continuaient de se reproduire en milieu naturel. La controverse prend alors une dimension politique: le Ministère de l’écologie et du développement durable demande un rapport scientifique sur l’espèce afin de pouvoir agir. Le rapport de l’INRA/ONCFS publié en mars 2005 [3] souligne les risques posés par l’expansion numérique et géographique de l’oiseau et propose alors plusieurs stratégies d’intervention possibles :
Stratégie n°1 | “Ne pas intervenir” |
Stratégie n°2 | “Limiter le développement spatial et numérique de l’espèce et augmenter les connaissances scientifiques” |
Stratégie n°3 | “Réguler les impacts en limitant l’espèce sur quelques sites déterminés avec ou sans augmentation des connaissances scientifiques” |
Stratégie n°4 | “Mise en place d’une éradication de l’espèce” |
Ne pas intervenir ?
Pour Loïc Marion, la meilleure stratégie est alors de ne pas intervenir, de ne toucher ni à l’alimentation ni à la reproduction de l’ibis sacré. Dans son exposé de 2006 puis dans son rapport publié en 2013 [16], il met en avant les apports bénéfiques de l’Ibis sacré pour les écosystèmes locaux. Cependant, selon les rédacteurs du rapport de l’INRA/ONCFS, l’ibis reste un prédateur potentiel pour l’avifaune locale. De plus, l’espèce est susceptible de proliférer exponentiellement et est de surcroît soupçonnée de pouvoir transmettre des germes depuis les décharges où il se nourrit. En 2006, le comptage organisé par l’ONCFS donne environ 1700 couples reproducteurs et plus de 5000 individus, contre environ 3000 individus en 2004. [4]
La mise en place effective de l’éradication
Le ministère de l’écologie et du développement durable fait savoir sa décision et se prononce pour une éradication de spécimens d’ibis, invoquant le principe de précaution. Dans un premier temps, une opération de retrait des pontes est tentée sur la principale colonie mais cela ne suffit pas car les oiseaux se sont reportés sur un nouveau site. Suite aux signatures d’arrêtés préfectoraux permettant l’éradication par tir des ibis, des campagnes d’éradication sont lancées par les préfectures et menées par l’ONCFS. Un autre arrêt est signé afin de permettre à la SNPNde stériliser les pontes d’ibis sacré – qui consiste à percer les œufs – dans la réserve naturelle nationale du lac de Grand-Lieu. [4]
D’après l’ONCFS et la SNPN, le bilan des actions d’éradication par tir et de stérilisation est le suivant [4]:
Cependant, ces mesures sont loin de faire l’unanimité, elles suscitent des réactions plurielles et parfois contradictoires.
Réactions et contestations
Bien que la prise de position de Loïc Marion soit restée et reste marginale dans le champ scientifique, il n’est pas le seul à s’être mobilisé pour la défense de l’ibis. En effet, son étude de 2013 trouve des échos dans la presse et au sein d’associations notamment.
En effet, dès 2007, le Collectif pour la protection de l’ibis sacré récemment formé lance une pétition contre ces éradications. Dans un communiqué intitulé « Les dessous du mystère de la disparition de l’ibis sacré » [19], faisant appel à l’étude de Loïc Marion, il dénonce le fait que l’ibis ait été faussement qualifié d’espèce invasive. Selon le Collectif, le rapport de l’INRA/ONCFS serait « bidonné » et les connaissances scientifiques ne seraient pas rassemblées pour procéder à l’éradication. L’éradication serait même « illégale » car l’oiseau serait protégé par la Convention de Berne.
« Les gouvernements avec l’appui d’une poignée de naturalistes et ornithologue non spécialistes de la question se sont entêtés à faire de l’ibis sacré un bouc émissaire. »
« L’Etat a procédé à tort à son élimination. »
La requête du Collectif au tribunal administratif de Rennes (2010), afin de permettre l’ouverture d’un procès contre les arrêtés préfectoraux, n’a cependant pas été retenue [14]. Si les positions du Collectif ont été relayées par la presse, elles n’ont pas suscité la même attention parmi la communauté scientifique et les « experts de la question » qui jugeaient le discours du Collectif peu crédible.
D’ailleurs, Jacques Wintergerst, inspecteur général de la santé publique vétérinaire au Ministère de l’Environnement, rappelait que bien que la famille des Threskiornithidés (dont fait partie l’ibis sacré) soit protégée par la Convention de Berne, cette protection vaudrait surtout pour les Threskiornithidés qui vivent naturellement en Europe. Il concède qu’il existe un flou dans cette convention mais l’ibis ne ferait implicitement pas partie de la liste d’oiseaux à protéger en Europe puisqu’il viendrait d’Egypte. Selon lui, l’éradication ne serait donc pas illégale, contrairement à ce qu’affirme le Collectif. Le tableau ci-dessous donne l’exemple de quelques espèces de la famille des Threskiornithidés, certaines seraient donc sous la protection de la Convention et d’autres pas -dont l’ibis sacré-. Ainsi, cette convention n’empêcherait pas l’éradication.
A l’inverse du Collectif, certains jugent les mesures insuffisantes : une éradication totale aurait été préférable. Céline Chadenas, par exemple, considère que la décision actuelle n’est pas satisfaisante : « ce n’est ni une éradication totale, comme le souhaitent les agriculteurs et certains gestionnaires de réserves naturelles, et dans le même temps, on en tue suffisamment pour rendre mécontents les protecteurs de l’ibis ». Pour David Lédan, naturaliste au projet de parc naturel régional du golfe du Morbihan, il aurait fallu intervenir plus tôt, « on n’en serait pas à courir après cette population » aujourd’hui. [20]
Cependant, cette solution est jugée trop radicale pour beaucoup. Au sein de la LPO, si la nécessité de réguler l’espèce fait à peu près consensus, la manière de procéder n’a rien d’évident. Allain Bougrain-Dubourg s’oppose à une éradication totale :
« s’il est possible de s’accommoder avec un nombre réduit de couples, il n’est pas nécessaire de s’acharner ».
De plus, il avait jugé certaines méthodes inacceptables : ayant appris qu’une opération d’abattage avait été prévue en pleine période de reproduction, il avait tout de suite intervenu auprès du ministère afin que ce projet soit suspendu. Si l’opération avait eu lieu, les poussins auraient été laissés orphelins et seraient morts de faim.
« Il faudrait davantage prendre en compte la sensibilité des espèces. »
Il était d’ailleurs, avec d’autres, partisan d’une « méthode douce », et plus favorable à la stérilisation des œufs par exemple. Cependant, cette méthode seule aurait des effets réduits, juge Philippe J. Dubois : si l’on veut maintenir un effectif constant, la combinaison du tir et de la stérilisation est la plus efficace. Sans être pour autant partisan d’une éradication totale, il rappelle aussi le besoin de prendre en compte le coût qu’implique de constamment surveiller les populations d’ibis. Le gouvernement en a-t-il les moyens?
Une alternative ?
Favorable à l’utilisation de méthodes moins violentes, Allain Bougrain-Dubourg avait proposé à Jean-Louis Borloo, alors Ministre de l’Environnement, de capturer un maximum d’ibis sacrés « français » pour les réintroduire en Égypte. Cet acte aurait eu une portée hautement symbolique puisque l’ibis sacré, symbole du dieu Thot dans la mythologie égyptienne, a disparu d’Egypte depuis le XIXe siècle. Dans son Dictionnaire passionné des animaux, il raconte:
“Le ministre, enthousiaste, estima que l’idée pouvait également participer à la fondation de l’Union pour la Méditerranée. De retour d’Égypte, il me rapporta un drapeau sur lequel figurait un superbe oiseau que le ministre égyptien de l’Environnement offrait au “M. Ibis de France”. On connaît la suite. Le régime égyptien a basculé, et le projet, engagé ente la LPO et l’association Nature Conservation Égypte, mettra du temps avant de prendre son envol.” [21]
Cependant, ce projet comportait des risques, comme le souligne Philippe J. Dubois, car il subsiste une incertitude quant à la façon dont l’ibis se serait adapté dans ce milieu. II faudrait selon lui tout d’abord comprendre la raison de sa disparition d’Égypte. De plus, l’espèce pourrait potentiellement essaimer jusqu’aux deltas de la Volga, du Danube, où il y a beaucoup d’oiseaux menacés. Peut-être que ce ne serait que reporter le problème un peu plus loin ?
Si l’éradication de l’ibis suscite autant de réactions, c’est aussi parce qu’un flou demeure quant à la définition d’une espèce invasive. En effet, l’un des arguments principal en faveur de l’éradication se base sur le fait que l’ibis en est une. Cependant, cela n’apparaît pas si simple à déterminer …