Quel est l’impact de la législation de la prostitution sur la santé publique ?

La prostitution n’est pas sans danger pour celle qui la pratique. D’abord la prostituée est souvent victime d’agressions physiques ou orales, une recrudescence de ces dernières ayant été observée depuis la loi de 2016. La prostitution est aussi un vecteur de transmission de MST non négligeable. C’est donc aussi bien un problème de santé personnel pour celles qui en font leur métier, qu’un problème de santé publique de ce point de vue. Enfin, la santé psychologique des prostituées laissent souvent à désirer, il y a sûrement du travail à faire de ce côté là.

Violences

Selon des représentants du STRASS comme Thierry Schaffauser, la pénalisation des clients s’est accompagnée d’un changement de profil des clients pour les travailleuses du sexe. En effet, si la loi a diminué le nombre de clients, elle a surtout fait partir les clients redoutant toute condamnation, laissant alors place aux clients plus dangereux qui ne sont pas effrayés par une telle loi. En effet, d’après le Ministère de la Famille, de l’Enfance et du Droit des Femmes, 51% des prostituées ont connu des violences dans le cadre de la prostitution au cours des 12 derniers mois. Ces clients à risque sont ainsi présents en plus grand nombre car ils se sentent plus légitimes de négocier à la fois les prix et les pratiques sexuelles autorisées lors du rapport. La loi a donc des conséquences négatives pour les travailleurs du sexe : augmentation de la violence dans les pratiques des clients qui veulent forcer la travailleuse à réaliser leurs demandes mais également une plus grande précarité, suite à la négociation financière qui les obligent à “accepter” ces demandes.

La législation condamnant les clients, les travailleuses du sexe sont encore plus contraintes de cacher leurs activités du regard des autres afin d’assurer la tranquillité de leurs clients. Cette initiative les pousse à racoler dans des lieux plus isolés, moins fréquentés et donc plus sujets à des actes de violence par l’absence de témoins. Cela entraîne des crimes contre les travailleurs du sexe allant même jusqu’à l’assassinat, comme l’atteste le meurtre d’une travailleuse du sexe transgenre, Vanessa Campos, en août 2018 dans un coin connu pour ses violences au Bois de Boulogne.

51% des prostituées ont connu des violences dans le cadre de la prostitution au cours des 12 derniers mois.
Ministère de la Famille, de l’Enfance et du Droit des Femmes
France

Néanmoins, Rosen Hicher, ancienne prostituée et maintenant abolitionniste convaincue, s’est toujours sentie isolée et en danger lors de ses passes. Pour elle, cette loi ne fait que pousser les travailleuses dans leurs derniers retranchements et relève les conditions inhumaines dans lesquelles chacun travaille. Cependant, si l’on ne possède pas de réelles statistiques sur la question, des bénévoles de Médecin du Monde de l’unité du Lotus Bus, qui s’occupent plus particulièrement des travailleuses du sexe chinoises à Paris, relatent que les travailleuses du sexe ont un besoin plus pressant de sécurité depuis la loi de 2016. Pour pallier à cet isolement des prostituées, Médecin du Monde a lancé le 3 juin 2019 une application, aujourd’hui très utilisée, qui permet de noter les clients et signaler les potentiels agresseurs. Elle permet également d’alerter ses collègues aux alentours en cas de problème.

Ensuite, selon Marie-Elisabeth Handman, ethnologue anti-abolitionniste et présidente de Avec Nos Ainées (A.N.A.), cette situation critique que connaissent les travailleuses depuis la loi de 2016 ne peut être évitée que si l’on reconnaît l’activité pour pouvoir former ses travailleurs aux risques auxquelles elles sont exposées. En effet, les violences touchent en premier lieu les travailleuses inexpérimentées qui ne savent pas réagir face aux menaces. Le client quelconque n’est pas un danger pour la prostituée mais le prédateur qui vient la violenter l’est.

Cependant, selon Rosen Hicher, les prostituées ne sont pas capables de comprendre la violence de la prostitution dans laquelle elles baignent car celle-ci est souvent en continuité avec des violences dont elles ont été victimes antérieurement. Pour elle, ce sont les violences dont faisait preuve son père qui l’ont conduite à la prostitution. En effet, d’après le Ministère de la Famille, de l’Enfance et du Droit des Femmes, 38% des prostituées ont été victimes de viol au cours de leur vie contre 6,8% des femmes dans la population générale. Rosen Hicher décrit également un moment de sa vie où elle se voyait flotter au-dessus de son corps, comme passive à ce qui se passait lors de ses passes et anesthésiée de toute sensation. Son témoignage appuie la thèse d’un médecin coordinateur d’une association de réinsertion et d’hébergement pour les personnes touchées par le VIH, qui alerte d’un problème de perception des prostituées. Elles ne pensent pas la prostitution comme une violence car elles dissocient leur corps et leur esprit ce qui leur permet de prendre de la distance avec les abus ou violence dont elles peuvent être victimes. Leur corps finit par être anesthésié de toute douleur physique selon le témoignage de nombreuses survivantes comme Rosen. En effet, d’après ce médecin, de nombreuses prostituées sont étonnées de constater que leur corps est recouvert de bleus en fin de journée car elles n’avaient même pas conscience d’avoir été frappées par une ou plusieurs personnes.

Les prostituées dissocient leur corps et leur esprit ce qui leur permet de prendre de la distance avec les abus ou violence dont elles peuvent être victimes.
Médecin coordinateur d’une association de réinsertion et d’hébergement pour les personnes touchées par le VIH

Face à cette violence, le moyen le plus efficace serait le recours à la justice, seulement la loi qui est censée protéger les travailleurs du sexe peut également leur porter préjudice selon le STRASS. Cherchant justice pour les violences dont elles sont victimes, elles peuvent être condamnées pour proxénétisme à cause de la loi de 2016. En effet, ce qui est considéré comme du proxénétisme est complexe puisqu’une travailleuse du sexe qui en aide une autre ou tout rassemblement de travailleuses du sexe pour plus de sécurité est également considérée comme une proxénète. Selon des militants du STRASS, porter plainte pour des agressions revient à voir son cas passer en pénal et être obligée de quitter la prostitution.

Maladies

Selon le STRASS, la raréfaction et le changement de profil des clients impliquent que le travailleur du sexe n’est plus en mesure de dire non à des pratiques qu’il refusait auparavant. Le retrait du préservatif fait partie des pratiques mineures avant la loi et qui sont maintenant répandues dans les demandes des clients. Cela entraîne notamment une plus grosse proportion des travailleurs contaminés par des MST comme le VIH. En effet, selon le STRASS, le non-emploi du préservatif ainsi que l’augmentation des travailleurs du sexe sans papiers séropositifs et non soignés pourrait augmenter le nombre de contaminations des clients par le VIH et ainsi entraîner une épidémie dans la population française. D’après l’association, 38,3% des travailleurs du sexe interrogés n’utilisent plus le préservatif actuellement alors qu’avant la loi 2016, ce chiffre était de 5%. En 2017, on a alors 22% d’infectés dans les clients cinquantenaires.

La dépénalisation du client permettrait donc de retrouver un droit de refus des pratiques telles que le retrait du préservatif pendant l’acte. De plus, la reconnaissance de la prostitution comme un travail rendrait possible un suivi médical des travailleurs comme dans tous les travails, mais également des réglementations de type dépistage pour continuer à exercer la profession. Un actif au sein de AIDES et du STRASS milite pour abroger les lois sur la prostitution afin que le droit commun et les droits universels du travail s’appliquent. Cependant, cela lui semble difficile à concevoir puisque cela impliquerait des contrôles et le STRASS refuse d’envisager un fichage de ses travailleurs ou un dépistage obligatoire qui impliquerait de la stigmatisation.

38,3% des travailleurs du sexe interrogés n'utilisent plus le préservatif actuellement alors qu'avant la loi 2016, ce chiffre était de 5%.
Le STRASS
Syndicat des travailleurs du sexe

Selon un médecin travaillant dans une association de prise en charge et de réinsertion des personnes porteuses du VIH, le phénomène de dissociation de corps et d’esprit auquel elles sont sujettes entraîne la perte d’entretien de leur santé. Cela finit par générer une négligence extrême vis-à-vis de leur corps expliquant leur faible recours aux soins qui leur sont pourtant matériellement et techniquement accessibles. En effet, qu’elles soient victimes de violences ou touchées par des maladies, elles n’en ressentent plus les effets et ne s’en font donc pas soigner. Les maladies s’aggravent et elles sont parfois dans un état critique lorsqu’elles vont enfin se faire ausculter. Les personnes prostituées attendent souvent le dernier moment pour se faire “réparer”, seulement quand cela devient handicapant pour se prostituer et qu’elles risquent de ne plus pouvoir gagner d’argent. Afin de leur assurer une bonne santé, il faut donc d’abord les réassocier avec leur corps. Ceci ne serait toutefois pas compatible avec les stratégies de la prostituée permettant d’envisager ses activités comme un travail, celui d’une comédienne qui ne ressent ni désir ni plaisir sexuel, et non comme une dépravation.

Psychologie

Pour Marie-Elisabeth Handman, ethnologue anti-abolitionniste, la prostitution est nécessaire et bénéfique à la société puisqu’elle est adaptée à la nature des relations humaines. Selon elle, le désir des humains est polymorphe et la monogamie peut devenir oppressante au bout d’un certain temps. Le recours à la prostitution permet donc de garder une forme de liberté sexuelle qui pourrait se rapprocher d’un polyamour car contrairement à la vision de rapport de force, de nombreux clients portent une considération à la travailleuse du sexe et ont envie d’un rapport réciproque avec celle-ci.

Ensuite, Marie-Elisabeth Handman, présidente d’une association venant en aide aux travailleuses du sexe âgées, est témoin de la solitude et l’isolation qu’impose le travail du sexe de par sa stigmatisation et sa marginalité. Ne pas être reconnue par la société comme exerçant un travail et qui plus est, pratiquant une activité vue comme immorale dirige vers l’isolement et la solitude. Les travailleuses du sexe avec lesquelles Mme. Handman travaille sont dans une situation précaire jusqu’à la fin de leur vie. En effet, la prostitution n’étant pas reconnue comme un travail, la cotisation salariale est impossible et obtenir une retraite est inenvisageable. Ces personnes doivent alors exercer le travail du sexe jusqu’à la fin de leur vie et se retrouvent sans logement puisque leurs activités sont incompatibles avec la vie en maison de retraite. Plus généralement, l’isolation et les violences poussent un nombre considérable de prostituées vers la toxicomanie et l’alcoolisme, seul moyen d’oublier leurs conditions de vie. Cette addiction peut également venir directement des réseaux qui forcent ses travailleuses à se droguer afin de mieux les garder sous leur contrôle.

« Les travailleuses du sexe avec lesquelles je travaille sont dans une situation précaire jusqu’à la fin de leur vie.  »
Marie-Elisabeth Handman
Ethnologue

La prise de substance psychotropes va de pair avec la volonté de dissociation du corps et de l’esprit qui permet à la personne prostituée de seulement vendre son corps et non sa personne. En effet, il existerait un phénomène de dissociation du corps et de l’esprit qui permet une distanciation de la personne et de ses pratiques. Cette stratégie de séparation entraîne une augmentation du seuil de douleur qui mène parfois à l’anesthésie totale. La perte de sensations se vit alors au quotidien ; comme le décrit Rosen Hicher; et donne le sentiment de n’avoir plus d’emprise sur son corps. La décorporalisation est directement liée à la pratique prostitutionnelle dans la mesure où les clients n’achètent pas une personne mais des morceaux de corps. Les pratiques sont tarifées comme chez le boucher, précise Judith Trinquart. De plus, la relation au client est fondamentalement inégale et implique encore un effacement de la personne. Les prostituées possèdent donc une vision matérialiste de leur corps, comme un outil de travail, qui ne doit être réparé que lorsqu’il ne fonctionne plus dans le cadre de leur travail. Pour Judith Trinquart, c’est le trouble psychologique qui maintient le trouble physique : « tant que l’on n’admet pas que ces personnes sont “délabrées” dans leur perception du corps, il ne sert à rien d’ajouter des moyens… Il faut d’abord réparer leur vision du corps avant de leur dire “allez-vous faire soigner!” ».

D’après Rosen Hicher, les prostituées dépendantes d’un proxénète subissent également une très grande violence psychologique de la part de ce dernier qui les manipule. En effet, ceux-ci profitent d’un caractère émotionnel instable afin de les entraîner dans leur réseau en leur faisant croire à un favoritisme par rapport aux autres prostituées. Il exerce alors un asservissement sentimental sur la prostituée et cet attachement lui permet d’accepter des choses qu’elle n’aurait pas fait sans cela, incluant la prostitution. Il est donc nécessaire de punir le proxénétisme comme le prévoit la loi de 2016. Cependant, si cette loi englobe sous le terme de proxénétisme bien des situations abusives comme décrit par Rosen Hicher, elle punit également toute forme de regroupements de travailleurs du sexe qui justement permettent de ne pas tomber sous le joug de proxénètes. Cette loi semble donc, dans la plupart des cas selon le STRASS, contre le bien-être des travailleuses du sexe.

« Il faut d’abord réparer leur vision du corps avant de leur dire “allez-vous faire soigner!" »
Judith Trinquart
Médecin

Les prostituées comme les clients prennent part à une forme de perversion de la société puisqu’ils donnent l’image d’un rapport de force entre un homme qui souhaite assouvir son désir sexuel, et une femme qui vend son corps alors qu’elle ne désire pas cet homme. Pour l’association ZéroMacho, l’homme qui va voir une prostituée commet un viol puisqu’il a des rapports sexuels avec une personne qui ne le désire pas. Être client de la prostitution serait donc légitimer le viol sous prétexte qu’il est contractuel puisque rémunéré et que la personne prostituée est consentante. Ces pratiques ne peuvent donc persister dans une société qui se veut féministe et égalitaire. Elles contribuent à ancrer les représentations sexistes dans l’inconscient collectif, notamment celui des nouvelles générations. Pour le professeur de droit Muriel Fabre Magnan, l’humanité de chacun détermine la représentation de l’humanité de tous les autres. Il ajoute : “À travers chaque personne, c’est l’humanité qui peut être atteinte et donc tous les autres. L’émergence du principe de dignité est ainsi le signe qu’il y a quelque chose qui transcende les volontés individuelles.”. Les personnes prostituées se doivent donc de respecter ce droit à la dignité puisqu’il est caractéristique du genre humain. En s’en ôtant ce droit par de telles pratiques, elles impliquent que la dignité n’est pas nécessaire au genre humain et que donc ce droit peut ne pas être respecté chez autrui. Pour les abolitionnistes, ce sont donc les prostituées qui aliènent le droit des femmes.

Que l’on revendique le droit des prostituées à disposer de leur corps ou que l’on soit contre cette aliénation du genre humain, ces stigmates de la personne impure et hors-la-loi touchent les prostituées elles-mêmes. La prostituée étant imprégnée des attitudes sociales associées à son stigmate,  et étant victimes des préjugés et du manque de respect que les autres lui portent, elle en arrive à se sentir inférieure aux autres, diminuée. Au point même, souvent, de connaître la honte d’être comme elle est. En effet, une personne qui tire ses revenus du sexe se voit attribuer le qualificatif de “prostituée”, comme qu’il s’agissait de son identité et non d’un travail auquel on associe un comportement criminel, une irresponsabilité et une débauche la rendant indigne du respect dû au citoyen “normal”, méritant les agressions qu’elle endure. En effet, selon le Ministère de la Famille, de l’Enfance et du Droit des Femmes, 64% des personnes prostituées ont subi des insultes et/ou des actes d’humiliation ou stigmatisation. Ce manque d’estime de soi se voit souvent contrebalancé par un autre problème, celui de la valorisation par l’argent. Selon Eva Clouet, sociologue qui a travaillé en 2006 sur la prostitution étudiante, certains clients bien plus âgés que les prostituées, leur offrent une valorisation qui peut se matérialiser sous plusieurs formes : un transfert de capital social, une aide sur leur plan de carrière par le réseau du client, ou bien tout simplement de l’argent.

« À travers chaque personne, c’est l’humanité qui peut être atteinte et donc tous les autres. L’émergence du principe de dignité est ainsi le signe qu’il y a quelque chose qui transcende les volontés individuelles.  »
Muriel Fabre Magnan
Professeur de Droit

Les prostituées sont donc pour la plupart contraintes de cacher leurs activités à leur entourage. Ce découplement total de la vie intime et la vie professionnelle peut alors conduire à une perte d’identité. Se renforçant depuis la loi de pénalisation du client, le STRASS met également le doigt sur la stigmatisation du client qui devient de plus en plus tabou et se cache. Ce manque de témoignage de leur part n’aide pas à faire avancer la loi que ce soit dans un sens ou dans l’autre.