Y a-t-il une vérité sur la prostitution ?

Les arguments s’enchevêtrent, tous font sens, et pourtant des clans s’opposent éternellement. Qui a le droit à la parole ? Peut-on au moins avoir des statistiques vérifiées sur la prostitution ? Comment se fait-il que même les partis les plus engagés changent parfois brutalement et complètement d’avis ? C’est à ces questions que cette page tente de répondre.

La parole des prostituées

« Les prostituées sont constamment "parlées par d'autres" »
Milena Jaksic
Sociologue

Des concernées qui ne s'expriment pas

Les prostituées, bien que sujet central de la controverse, n’en sont pour la grande majorité par actrices : la plupart des femmes et des hommes qui se prostituent le font dans l’anonymat, sans militantisme, parfois sans même le dire à leurs proches. Ce silence peut être forcé, dans le cas de la traite sexuelle où des prostituées sont maintenues esclaves d’un réseau. Cette situation concerne la majorité des prostituées en France. Le silence peut aussi être stratégique : même sans être victimes de la traite, de nombreuses prostituées sont en situation irrégulières et ne préfèrent pas attirer sur elles l’attention des services publics. Finalement, l’anonymat permet de se prémunir du mépris et/ou de la pitié condescendante d’une société qui enterre la prostitution de clichés diverses et variés.

Les minorités qui s'expriment : porte-paroles par défaut

Cette situation de silence de la part des concernées a de multiples conséquences.
D’une part, elle donne le rôle de porte-parole à la minorité de travailleurs qui s’expriment, autrement dit le STRASS. Ainsi, le STRASS est particulièrement médiatisé, d’autant que ses membres permettent aux médias de renvoyer l’image d’une prostitution libre, riche et glamour, qui fait vendre.

En réponse au STRASS, le Mouvement du Nid s’est créé. Il est formé en partie d’anciennes prostituées, qui aujourd’hui se battent pour l’abolition. Ce mouvement est aussi constitué de nombreux journalistes abolitionnistes, ce qui dilue la parole des concernées.

Une parole qu'on refuse d'écouter : illégitime ?

Il est difficile d’obtenir des statistiques fiables concernant les prostituées, mais des études convergent sur le fait qu’une proportion non négligeable d’entre elles ont été victimes d’abus sexuels dans leur enfance. Face à cette constatation, les prostituées sont souvent considérées comme victimes d’un passé traumatique et de comportements nocifs qui en découlent : addictes à la valorisation par l’argent, prisonnières d’un état d’anesthésie, impossibles à croire. Ainsi, leur parole est régulièrement remise en cause, ou considérée illégitime : leur passé influence-t-il leur libre arbitre ?

Lilian Mathieu, sociologue spécialiste de la prostitution, souligne ce réductionnisme psychologique habituel, qui consiste à percevoir la prostitution comme le résultat forcé d’un passé déviant ou de traumatismes, sans prendre en compte les individus qui choisissent de se prostituer pour éviter d’autres activités jugées plus dégradantes et moins rémunératrices, tels que Morgane Merteuil et Virginie Despentes.

Une loi faite par certains, pour d'autres

Au niveau législatif, les prostituées sont aussi « parlées par d’autres ». La sociologue Milena Jaksic souligne dans ses écrits comment la loi de 2016 a été votée par des parlementaires unanimement abolitionnistes, sans soucis d’inclure une opposition anti-abolitionniste pour plus de diversité et d’égalité dans le débat.

Statistiques

Les statistiques concernant la prostitution sont en général à la fois peu nombreuses et peu fiables. Les multiples raisons de cet état de fait comportent entre autres le caractère caché et tabou de la prostitution et le manque de scrupules des militants — quel que soit leur bord — à manipuler les chiffres. Il arrive de trouver des statistiques chocs, que ce soit celles des associations abolitionnistes ou celles des associations anti-abolitionnistes. Cependant, il faut souligner le manque de fiabilité de la plupart de ces statistiques : de nombreuses enquêtes ne sont pas menées sur un panel suffisamment grand, d’autres ont eu lieu dans un autre pays et sont appliquées à la France comme si les conditions étaient les mêmes, d’autres enfin ne prennent en compte que des définitions partielles de ce qu’est la prostitution, comme c’est le cas avec le recensement du gouvernement de 20 000 à 40 000 personnes prostituées à ce jour en France (statistiques de l’OCRETEH). Ce chiffre ne prendrait en compte, selon le STRASS, que les prostituées de rue, qui représentent un faible pourcentage du domaine de la prostitution, par rapport au reste des types de prostitution telles que la prostitution sur internet. Pour le STRASS, le nombre total de travailleurs-euses du sexe s’élèverait à 400 000, soit une erreur d’un facteur 10. La prostitution sur internet est d’ailleurs particulièrement difficile à étudier, les prostituées utilisant ce média sont plus anonymes et plus difficiles à tracer, donc à compter et à étudier.

Le nombre total de travailleuses du sexe s’élèverait à 400 000.
STRASS (Syndicat des TRAvailleurs du Sexe)
Association
Le nombre total de travailleuses du sexe serait compris entre 20 000 et 40 000.
OCRETEH (Office Central pour la Répression de la Traite des Êtres Humains)
Organisation gouvernementale

Le changement d’avis

Toutes les personnes étant sorties de la prostitution et qui expriment maintenant un fervent avis abolitionniste se décrivent comme des rescapées ou survivantes de la prostitution comme on pourrait parler d’une maladie ou d’une guerre. En effet, les témoignages d’anciennes prostituées présentent la prostitution comme une drogue qui biaise leur vision sur la dangerosité de leur activité. Rosen Hicher décrit cette addiction : « La prostitution est une drogue. La folie de l’argent, du sexe, la peur du manque. Et puis ça devient une maladie mentale, une mort lente. Les filles ne s’en rendent pas compte. Et quand elles le réalisent, c’est trop tard. ». L’argent joue une part importante du manque de prise de conscience. En effet, d’après des anciennes prostituées, celui-ci entraîne une déresponsabilisation des deux côtés. Le client voit son acte comme un achat, une transaction contractuelle et non comme un abus, la prostituée voit cela comme un travail qui permet de recevoir un salaire. De plus, la familiarité avec un cercle social un peu instable, comme celui d’une mère prostituée ou d’un père violent voile la perception du milieu. Selon Lilian Mathieu, l’insertion préalable dans un réseau de sociabilité déviant, parfois plus excitant et valorisant, notamment parce que festif, que celui d’un quotidien ennuyeux – constitue également une condition favorable à l’engagement dans une carrière. L’individu réalise ce faisant un apprentissage indirect d’une activité qu’il n’exerce pas encore, mais qui lui devient progressivement plus concrète et plausible. De nombreux récits de prostituées signalent ainsi que le fait de « connaître quelqu’un » exerçant déjà la prostitution a facilité leur entrée sur le trottoir, en leur explicitant les différentes facettes de leur pratique et en leur « faisant une place » à leurs côtés. Comme l’indique Becker, c’est à partir des interactions avec ceux appelés à devenir des pairs que se réalisent l’intégration et l’identification au groupe déviant.

« La prostitution est une drogue. La folie de l'argent, du sexe, la peur du manque. Et puis ça devient une maladie mentale, une mort lente. »
Rosen Hicher
Ancienne prostituée

Le changement d’avis peut également s’opérer grâce à une aide extérieure. En effet, de nombreuses prostituées viennent à se marier avec un de leur ancien client, qui leur redonnent leur confiance en elles et les font reprendre confiance de leurs corps et leur désir. Certaines font des enfants et arrêtent la prostitution car elles ne souhaitent pas ces conditions pour éduquer leur enfant. 

Enfin, un tel retournement d’opinion se produit aussi chez certains clients de la prostitution. ZéroMacho voit de nombreux hommes clients ou anciens clients de la prostitution venir faire entendre leur avis sur le sujet lors de tables rondes mais également raconter leur histoire afin de comprendre la raison pour laquelle ils vont voir les prostituées. Selon l’association, cette démarche montre déjà que les clients ou ex-clients sont conscients que leur comportement est déviant et essaient de régler leurs problèmes en se détachant de la prostitution. Rosen Hicher, qui anime des ateliers pour sensibiliser à la condition des prostituées, voit également beaucoup de clients condamnés par la Justice à venir à ces ateliers. Souvent, en début d’atelier, ils pensent cette intervention inutile. Elle constate qu’à l’issue de ces ateliers, beaucoup sont bouleversés, désolés et cherchent à se faire pardonner pour leurs actes. De nombreux clients ont également un lourd passé avec la prostitution, leur père.