Il semblerait que la controverse « syllabique versus globale » ne soit qu’une création des média. Cela fait quasiment l’unanimité au sein des milieux concernés et spécialisés dans l’apprentissage de la lecture que cette controverse n’est pas du tout représentative des pratiques réellement mises en œuvre, mais qu’il s’agit d’une caricature grossière opposant deux approches « extrêmes ». Dans 98% des cas, les enseignants utilisent des pédagogies développant les voies directes et indirectes en parallèle, et faisant travailler à la fois le déchiffrage et la compréhension des textes. Ainsi, s’il n’est certainement pas vrai que la controverse sur les méthodes de lecture n’a plus cours, comme en témoignent entre autres les nombreux débats entre scientifiques que l’on trouve sur Internet, elle doit être appréhendée de manière plus nuancée. De nombreux éléments recueillent désormais l’approbation de tous, pour ce qui touche notamment à l’importance de l’apprentissage des correspondances phonologiques. De nombreux spécialistes partagent le sentiment qu’une pédagogie efficace se doit d’allier déchiffrage et recherche du sens, même si certains restent campés sur leurs positions, et se retrouvent souvent isolés. Néanmoins, des controverses subsistent encore au niveau des interprétations des études. De plus, la psychologie cognitive, par exemple, n’est pas une science exacte, et n’est pas toujours simple d’isoler suffisamment les sujets d’étude : les recherches sur l’impact de pratiques pédagogiques peuvent notamment être un peu faussées, entre autres par la personnalité de l’enseignant. Il se peut ainsi que des études ne soient pas considérées comme valides par certains scientifiques, car menées sur un trop petit nombre de classes.
L’inquiétude des parents vis-à-vis de la pédagogie des enseignants paraît disproportionnée. La majorité semble vouloir à tout prix revenir à ce qu’on pourrait appeler « les bonnes vieilles méthodes », avec lesquelles beaucoup ont appris à lire. Ceci apparaît non seulement au travers les actions et prises de positions d’associations de parents d’élèves, auxquelles Gilles de Robien répond avec sa circulaire, mais également au travers du succès toujours d’actualité au niveau des ventes de manuels suivant la méthode Boscher (ces ventes surpassent en nombre celle des autres méthodes, alors qu’elle n’est quasiment pas utilisée en classe, et il s’avèrerait que de nombreux parents d’élèves choisissent de commencer eux-mêmes l’enseignement de la lecture). Pourquoi de telles craintes vis-à-vis des pratiques pédagogiques ? Sont-elles fondées ? De nombreux chiffres publiés régulièrement, concernant par exemple les résultats aux différents tests nationaux, mettent en avant un fort taux d’échec de la lecture. Mais que signifient ces chiffres au juste ? Il semblerait que, là encore, les média jouent un grand rôle, avec les responsables politiques. Certains suggèrent que des personnalités politiques auraient utilisé les média pour que les parents finissent par faire pression sur les enseignants. Rappelons à ce sujet l’appel à la délation publiée dans des journaux régionaux, et dénoncé très tard par le ministre…
En observant justement ces chiffres, qui tendent à montrer un échec scolaire croissant parmi les jeunes, notamment en ce qui concerne la lecture, on peut se demander si le choix d’une pédagogie particulière est vraiment primordial. Pour ne prendre qu’un exemple, il s’avère que les garçons sont plus nombreux que les filles à éprouver des difficultés au niveau de la lecture, cependant ils ont été globalement soumis aux mêmes pratiques pédagogiques ! Il ne faut notamment pas oublier le rôle essentiel joué par l’enseignant, par exemple au niveau de la motivation des élèves. De plus, l’habileté à la lecture n’est pas uniquement conditionnée par l’apprentissage en CP. Il est nécessaire qu’il y ait une continuité et une progression dans la pratique de la lecture, et ce tout au long de l’école primaire et du collège, avec une automatisation du processus de décodage et une plus grande concentration sur la compréhension. L’environnement socio-culturel est également un facteur, sinon décisif, au moins non négligeable dans l’acquisition de l’habileté à la lecture, laquelle suppose une pratique régulière.
La majorité des scientifiques déplore le manque de recherche, et donc de création de connaissances, dans le domaine des sciences de l’éducation. Ils en appellent au ministère pour financer et piloter des recherches, qui éviteraient le morcellement des études qui a actuellement cours.
Roland Goigoux nous a fait part de son désir de monter un projet de recherche d’envergure dans les années à venir. Le projet va bientôt être soumis à l’ANR (Agence Nationale de la Recherche). L’idée serait de déterminer une dizaine de critères permettant de faire la différence entre des pratiques effectives d’enseignants. Il faudrait observer de très nombreuses classes pendant un temps assez conséquent pour pouvoir déterminer ces paramètres, puis leur impact. Il s’agirait pour cela encore, comme « à l’accoutumée », d’évaluer les élèves avant et après l’enseignement.
La grande différence par rapport à ce qui a été fait avant réside justement dans le grand nombre de paramètres pris en compte. Il y a là une évolution au niveau du concept : on ne considère plus l’apprentissage de la lecture comme gouverné par un seul paramètre dont il faudrait trouver l’optimum, comme si on devait trouver la meilleure position d’un bouton coulissant. Là, on estime que différentes combinaisons sont possibles pour arriver à des résultats équivalents, mais qu’il y a certainement néanmoins des seuils à ne pas dépasser, ni à la hausse ni à la baisse. De tels paramètres à seuils pourraient être, mais ce ne sont que des hypothèses de travail, l’enseignement d’éléments de phonologie, les activités d’écriture en parallèle d’activités de lecture. L’ambition de cette étude, qui se déroulerait, si les financements sont trouvés, sur deux ans, serait donc entre autres de démêler les « tours de mains » des instituteurs, ce qui est lié à leur charisme, habileté à motiver les élèves…, et ce qui tient de méthodes pédagogiques « objectives », et éventuellement reproductibles.
Ce qui est certain, c’est que le « temps des linguistes », qui conçoivent des méthodes d’apprentissage à partir d’hypothèses rarement validées, est en passe d’être révolu. Les neurosciences, et sciences assimilées, se sont suffisamment développées lors des dernières décennies pour mettre en lumière les incohérences de certaines approches. A l’avenir, les méthodes pédagogiques d’apprentissage de la lecture seront fondées ou corrigées à partir de recherches scientifiques, garantes de résultats objectifs et pragmatiques et d’une indépendance vis-à-vis de toute idéologie.
La première déclaration du nouveau ministre de l’Education Nationale, M. Darcos, laisse présager qu’à l’avenir, on s’intéressera beaucoup plus aux résultats qu’aux méthodes : « Je ne serai pas l’inspecteur des méthodes, je serai le ministre de l’évaluation des résultats. ». L’enseignant sera beaucoup plus libre de la pédagogie qu’il souhaite employer, contrairement à ce que souhaitait Gilles de Robien, sous réserve que les résultats soient au rendez-vous. De nouveau, cela suppose la mise en place de protocoles expérimentaux permettant d’évaluer l’impact des pratiques pédagogiques mises en œuvre.