William Ryan et Walter Pitman, scientifiques américains, auteurs de la thèse.
Robert Duane Ballard, scientifique américain.
Gilles Lericolais, scientifique français.
1961: Expédition américano-turque dans le Détroit du Bosphore à bord du navire ‘Chain”, à laquelle participe Ryan. Lors de cette mission de reconnaissance, les scientifiques réalisent des relevés radars ; ils découvrent alors qu’il existe deux courants marins dans le détroit : un en surface d’eau peu salée de la mer Noire vers la mer de Marmara, et un en profondeur d’eau très salée (et donc plus dense) de la mer de Marmara vers la mer Noire.
1970 : Ryan participe à une nouvelle expédition (financée par la US National Science Foundation), à bord du Glomar Challenger, mais cette fois-ci en mer Méditerranée. Des forages en de multiples endroits révèlent -avec la découverte de dépôts salés de plusieurs dizaines de mètres sous le fond boueux- que la Méditerranée a été complètement asséchée il y a cinq à sept millions d’années : le désert a été brutalement submergé par l’océan lors de la rupture du détroit de Gibraltar il y a cinq millions d’années. Cette découverte inédite laisse envisager d’autres événements cataclysmiques de grande ampleur autre part dans le monde ; de telles catastrophes pourraient ainsi inspirer un récit mythique comme le Déluge… reste à trouver où et quand un tel événement aurait pu se reproduire.
La même année, Ryan et Pitman prenne connaissance d’un article publié dans le journal Science relatant les résultats de l’expédition américaine menée par David Ross et Egon Degens à bord du AtlantisII en 1967. L’analyse des carottes prélevées au fond de la mer Noire (recensement des espèces animales et végétales fossilisées présentes dans les échantillons, extraction d’eau, …) révèlent le passage d’une mer à un lac d’eau douce, puis le retour à un environnement marin. Ce dernier changement serait survenu à un moment entre 10 000 avant JC et 5000 avant JC. Des expéditions russes antérieures dans d’autres endroits de la mer Noire avaient d’ailleurs conduit aux mêmes observations, et avaient de plus mis à jour les restes topologiques d’anciennes rivières, de plages et de déserts. Au cours de la dernière glaciation, le niveau général des mers aurait donc baissé, jusqu’à isoler la mer Noire de la mer Méditerranée. Au début de la déglaciation, les rivières se déversant dans la mer Noire, alimentées par la fonte des glaces, auraient peu à peu transformé la mer Noire en un immense lac d’eau salée, jusqu’à ce que la reconnexion avec la mer Méditerranée redonne au bassin son statut de mer. Ross et Degens n’avaient pourtant pas pensé à un scénario catastrophique.
En 1993, un chercheur Russe nommé Petko Dimitrov profite de la fin de la guerre froide pour inviter Ryan et Pitman à venir se joindre à une expédition océanographique en mer Noire et à partager avec eux les résultats de ses recherches. Ses descentes à bord d’un submersible lui avaient en effet permis de découvrir les restes de plages aujourd’hui submergées à plus de 100 mètres de profondeur, datant de 9000 ans. A bord du navire Aquanaut, l’équipe Américano-russe utilise un tout nouveau sonar grâce auquel ils observent le tracé d’une ancienne rivière (la Don River), des dunes inaltérées (et donc potentiellement recouvertes très rapidement par la montée des eaux, et non de façon progressive) autrefois à l’air libre, la présence de terrasses marquant l’existence d’un ancien rivage à plus de cent mètres sous la surface de la mer actuelle. L’équipe réalise aussi de nombreux forages. Au-delà de l’ancien rivage, la partie plus profonde de la mer Noire ne contient que des sédiments homogènes exempts de débris ou d’assèchement prématuré, laissant penser à un sol ayant toujours été immergé.
Les carottes montrent des débris de coquillages d’eau douce (Dreissena), des racines de plantes ainsi que des coquilles intactes (Monodacna caspia). Juste au-dessus de cette couche se trouvent des coquillages marins (Cardium edule et Mytilus galloprovincialis) très abondants en Méditerranée. Les premiers sédiments en provenance de différents endroits de la zone de transition (et donc de profondeurs variées) sont ensuite analysés par une datation au carbone 14, et révèlent que tous ces sédiments datent de la même époque (et sont donc reliés au même événement géologique) : 5500 ans avant notre ère. Ils seraient donc la preuve d’un recouvrement brutal du bassin par des eaux méditerranéennes. C’est la première estimation temporelle qui avait été avancée dans la thèse de Ryan et Pitman. Cette date a ensuite été revue et corrigée en 2003 (6400 ans avant notre ère).
En 1988, le chercheur américain Rick Fairbanks avait mené une expédition dans les caraïbes ; en prélevant des échantillons de corail à différentes profondeurs et en les datant au carbone 14, il avait pu reconstituer l’évolution du niveau des mers au cours de 25000 dernières années. Grace à toutes ces données, Ryan et Pitman élaborent un scénario expliquant l’isolement de la mer Noire et son remplissage catastrophique :
- lors de la dernière période glaciaire, le niveau global des océans descend jusqu’à isoler la mer Méditerranée de la Mer Noire : cette dernière, alimentée par la fonte progressive des glaces lors de la déglaciation, se transforme progressivement en un immense lac d’eau douce (le nouveau lac Euxine).
- la déglaciation se poursuit et le lac se déverse dans la mer de Marmara par l’intermédiaire de la rivière Sakarya.
- le lac Euxine se retrouve isolé tandis que le niveau des mers continue de monter. Au terme de la période de déglaciation, le lac de la mer Noire aurait baissé d’environ 150 mètres sous l’effet conjugué d’une réduction des eaux de fonte et d’une forte évaporation liée à l’aridité du climat. Le barrage du Bosphore empêche la connexion entre la mer de Marmara et le lac, jusqu’à ce que la pression devienne trop forte et que le barrage cède brutalement, entrainant l’inondation du bassin de la mer Noire.
- aujourd’hui, les échanges d’eau de mer se font dans les deux sens au niveau du détroit des Dardanelles et du détroit du Bosphore.
1998 : sortie du livre Noah’s Flood présentant la thèse de Ryan et Pitman. Le livre a un succès mondial auprès de la communauté scientifique comme le grand public. Ce livre relance les recherches et les débats autour de l’histoire géologique et anthropologique de la mer Noire.
1998 : en mai 1998, l’IFREMER lance une campagne en mer Noire baptisée « Blason » (projet franco roumain auquel participe aussi Ryan), sous la direction de Gilles Lericolais. Sondeurs multifaisceaux et capteurs sismiques scrutent les fonds marins sur près de 4500 kilomètres. En combinant les images sismiques, les géologues obtiennent une « vue aérienne » en trois dimensions des fonds sous-marins. Un outil fort utile pour chercher des traces d’anciens rivages, des paléorivages : lorsque la mer monte progressivement, elle marque le littoral de traces successives. Gilles Lericolais souligne : « si l’on avait décelé des paléo-rivages successifs jusqu'au rivage actuel et contenant des coquilles d’eau douce, cela aurait remis en question la théorie de Ryan et Pitman. Mais on a seulement retrouvé des traces de rivages autour de -120 m de profondeur et datées de –7100 ans : cela allait dans le sens d’une gigantesque inondation ». Un immense canyon au pied du détroit du Bosphore est aussi mis en évidence.
Eté 1999 : expédition américaine financée par l’institut américain National Geographic menée par Robert Ballard en mer Noire : il relève des sédiments marins contenant des espèces d’eau douce datant de 15500 à 7460 ans, et des espèces marines datant de 6820 à 2800 ans...
Septembre 2000 :
deuxième expédition de Robert Ballard en mer Noire : il découvre les restes d’installations humaines à 95 mètres sous la surface de la mer. Ci-contre une image du "Site 82" où l'on peut voir des restes d'une construction humaine.“The expedition team has found evidence of human habitation. Diving on a site 311 feet (95 meters) below the surface of the present-day Black Sea, the team found architectural remnants of a wattle and daub structure, pieces of ceramic, and stone tools. What was an intriguing theory—that early peoples settled the pre-flood landscape of the ancient Black Sea—now appears to be a fact.”
2003 : on assiste à un retournement de situation suite aux nouveaux travaux de datation des scientifiques américains (carottes issues de la mission Blason) : la date du déluge se verrait reculée de près de mille ans ! « Nos nouvelles datations des coquillages d’eau salée sont basées sur leurs teneurs en strontium ; elles sont très constantes dans les océans, et très différentes des teneurs en eau douce, explique William Ryan. En les comparant, nous sommes arrivés à penser qu’après l’inondation, il s’est éculé plusieurs siècles avant que la salinité soit suffisante pour les espèces de coquillages marins trouvées dans les carottes. Entre l’inondation et l’installation de ces coquillages, d’autres espèces intermédiaires ont vécu. Nos repères ont donc changé, et nous estimons aujourd’hui que le déluge a eu lieu il y a 8300 ans. » Un résultat qui porte un sérieux coup à leur propre thèse de la diaspora. Lancée quatre auparavant, elle mettait la diffusion de l’agriculture au travers de l’Europe sur le compte de la catastrophe du Bosphore. Aujourd’hui confirmée par les archéologues, cette migration massive survenue voilà 7500 ans n’aurait donc rien à voir avec un quelconque déluge…
2003 : meeting de Bucharest: « the NATO Advanced Research Workshop ‘Climate Change and Coastline Migration’ », conférence internationale « The Black Sea Flood: Archaeological and Geological Evidence » (New York), conférence « Noah’s Flood and the Late Quaternary Geological and Archaeological History of the Black Sea and Adjacent Basins » (Seattle). Ces rencontres ont pour objectifs de discuter la thèse de Ryan et Pitman et de favoriser les échanges de connaissances entre scientifiques occidentaux et scientifiques de l’est sur le sujet.
2004 : expédition européenne ASSEMBLAGE II en mer Noire et en mer de Marmara, financée par l’institut Ifremer (Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer).
«Pour son premier voyage en mer Noire, le Marion Dufresne a prélevé, sur 25 cibles, plus de trente carottes de grandes longueurs. Cette opération s’est déroulée dans le cadre du programme Marges et du projet européen Assemblage, coordonné par l’Ifremer. Ce projet doit aboutir à une meilleure connaissance des interactions, des processus et des écosystèmes de la mer Noire.La grande particularité de cette mer semi-fermée est qu'elle semble réagir, du fait de sa configuration, plus rapidement aux variations du climat que ne semble l'avoir fait l'océan global. Plus particulièrement, ce projet s'intéresse à la quantification des impacts liés aux changements climatiques depuis le dernier maximum glaciaire (20 000 ans), sur la sédimentation du bassin, tout en considérant les processus naturels et le rôle anthropique. Les premiers résultats montrent la complexité des variations du niveau de la mer Noire depuis le dernier maximum glaciaire. Ces carottages sont nécessaires pour bien caractériser les dernières variations et pour connaître précisément la date de la dernière reconnexion entre la mer Noire et la Méditerranée, pour laquelle il existe un débat persistant. Cet événement pourrait être en effet l’un des cataclysmes majeurs que l'Europe aurait connus au cours des derniers dix-huit mille ans. »
Aout 2008 : 33ème congrès international de géologie (Oslo): « Geological evidence for non catastrophic sea-level rise in the northwestern Black sea”. L’accent est mis sur les preuves en faveur de l’hypothèse oscillante dans l’évolution du niveau des eaux de la mer Noire.
Noah’s Flood: the New Scientific Discoveries about the Event that Changed History, Ryan et Pitman, 1998
Further evidence of abrupt Holocene drowning of the Black Sea shelf, Ballard, Coleman, Rosenberg, 2000
Persistent Holocene outflow from the Black Sea to the Eastern Mediterranean contradicts Noah’s Flood hypothesis, Aksu, Hiscott, Mudie, Rochon, Kaminsky, Abrajano, Yasar, 2002
Seismic stratigraphy of the Late Quaternary deposits from the southwestern Black Sea shelf: evidence for non-catastrophic variations in sea-level during the last 10000 years, Aksu, Hiscott, Yasar, Isler, Marsh , 2002
‘Noah’s Flood’ and the Late Quaternary history of the Black Sea and its adjacent basins: a critical overview of the Flood Hypothesis, Yanko-Hombach, 2003
Geology of a catastrophe- the when and where of the Black Sea Flood, Yanko-Hombach and Chepalyga, 2003
The Black Sea Flood Question Publié en 2007, il s’agit d’un recueil de 35 articles scientifiques en faveur ou contre la thèse de Ryan et Pitman ; cet ouvrage fut publié suite au meeting de Bucharest : « the NATO Advanced Research Workshop ‘Climate Change and Coastline Migration’ » en 2003, à la conférence internationale « The Black Sea Flood : Archaeological and Geological Evidence » (New York, 2003) et à la conférence « Noah’s Flood and the Late Quaternary Geological and Archaeological History of the Black Sea and Adjacent Basins » (Seattle, 2003). Ces rencontres avaient aussi pour objectif de favoriser les échanges de connaissances entre les scientifiques occidentaux et les scientifiques de l’est sur le sujet qui nous intéresse.
Les scientifiques américains Ryan et Pitman ont avancé la thèse d’une rupture du Détroit du Bosphore il y a 8400 ans (i.e. 6400 ans avant JC) provoquant le remplissage catastrophique de la mer Noire.
D’après leurs recherches, la mer Noire était à cette époque un immense lac d’eau douce isolé du reste des océans suite à la baisse importante du niveau des mers lors de la dernière glaciation (glaciation Würmienne). Il y a 10 000 ans, le réchauffement planétaire commence (déglaciation), entrainant une hausse « rapide » du niveau des mers de plus de 100 mètres. Il y a 8400 ans, le barrage naturel séparant la mer Noire du reste des océans se serait rompu, entrainant le déversement catastrophique des eaux de la mer Méditerranée dans le lac d’eau douce situé environ 100 mètres en contrebas. Le niveau du lac aurait monté de près de 15 cm par jour, remplissant le bassin de la mer Noire en deux ans et provoquant l’exode des populations situées sur ses rives.
La thèse stipule que les bords de la mer Noire étaient densément peuplés ; les populations fuyant devant le cataclysme se seraient dispersées dans les régions alentour emmenant avec elles leur récit et le relatant aux autres populations rencontrées en chemin, jusqu’à la Mésopotamie. Au fil des siècles, le récit amplifié aurait survécu à travers la tradition orale, puis écrite (apparition de l’écriture environ 3000 ans avant notre ère), inspirant finalement les récits mythiques tels que l’épopée de Gilgamesh ou le déluge biblique.
La rupture du Détroit du Bosphore se serait produite 6400 ans avant J-C.
Phénomène local.
- présence d’une discontinuité de relief des fonds marins observée grâce à des profils marins à haute résolution spatiale.
- présence d’une couche uniforme et homogène de sédiments au dessus de cette discontinuité.
- présence de rivages submergés avec les vestiges géologiques d’anciennes terrasses, dunes, plages, falaises, entre 70 et 120 mètres de profondeur, c'est-à-dire en dessous de tous les passages vers la mer Méditerranée (Détroit des Dardanelles et Détroit du Bosphore) et donc vers l’océan.
- présence dans les relevés topologiques de reliefs d’anciennes rivières serpentant jusqu’à la discontinuité.
- présence de strates contenant des racines fossilisées dans un milieu sablonneux et des fossiles d’anciens mollusques d’eau douce, juste en dessous de la discontinuité.
- présence d’un brusque changement dans la nature des sédiments marins, passant de fossile d’animaux et plantes vivant dans l’eau douce à une faune et flore caractéristique des milieux marins. La datation des sédiments au carbone 14 révèle une limite à 6400 ans avant notre ère.
- la mesure de la quantité d’isotope 18O présente dans les sédiments révèle un important ensoleillement au dessus de la discontinuité.
Ces indices géologique portent donc à penser que la mer Noire étaient par le passé un lac d’eau douce alimenté par des rivières, qui s’est brusquement transformé en mer et dont le niveau a alors augmenté de près de cent mètres.
Concernant le problème de la transmission du récit par l’intermédiaire de la diaspora humaine qui aurait suivi le remplissage catastrophique de la mer Noire, Ryan et Pitman ont discuté avec d’éminents professeurs en archéologie et anthropologie afin de trouver des arguments en faveur de leur thèse. Bien que la sédentarisation des populations ait commencé sur les hauts plateaux avec le développement de l’élevage et de l’agriculture, on peut imaginer que la présence d’un grand lac d’eau douce alimenté par des rivières et présentant une température plus douce que sur les hauts plateaux ait été un lieu attractif pour l’installation de populations sédentaires le long de ses rives. Le scientifique américain Ballard a retrouvé des restes d’habitation à 95 mètres sous la surface de la mer Noire.
La rupture du détroit du Bosphore et l’inondation de bassin aurait alors eu un impact sur beaucoup de témoins qui vivaient là. En effet, seule une diaspora de grande ampleur a pu favoriser la transmission du mythe. Ryan et Pitman proposent les schémas migratoires suivants :
En particulier, les Ubaids, parlant Sumérien, auraient migré jusqu’aux bassins du Tigre et de l’Euphrate où ils se seraient installés pour cultiver les sols fertiles de ces régions. Leur civilisation fleurissante aurait transmis oralement le récit de l’inondation, jusqu’à le mettre par écrit lors de l’apparition de l’écriture 3000 ans avant notre ère.
Lors de sa sortie, le livre de Ryan et Pitman Noah’s Flood a provoqué un tapage médiatique important et un vif intérêt de la part de la communauté scientifique et du grand public. Les journaux de l’époque ont présenté la thèse comme un fait avéré tandis que certaines communautés relieuses se sont extasiées d’avoir enfin trouvé une preuve scientifique tangible du Déluge biblique.
Mais ce qu’il ne faut pas oublier de préciser, c’est qu’à cette époque la majeure partie des données détenues par les scientifiques de l’Est (Europe de l’Est et Russie) étaient encore inconnues de la communauté scientifique occidentale. Devant le déferlement médiatique suivant la publication de l’ouvrage, les critiques et le scepticisme de certains scientifiques sont donc passées inaperçus.
Aujourd’hui, le grand public -au moins occidental- est donc majoritairement convaincu de la thèse de Ryan et Pitman, hypothèse séduisante par l’événement spectaculaire qu’elle propose à l’imagination. Peu de personnes sont au courant des débats scientifiques qui ont eu lieu depuis 1988 et des rebondissements de la controverse autour de la mer Noire.
La communauté scientifique est toujours très divisée sur le sujet et la thèse de Ryan et Pitman -qui, au début, était acceptée comme une évidence- est de plus en plus remise en cause. Des arguments sont sans cesse proposés pour étayer chaque thèse, et les rebondissements sont monnaie courante lors les débats. Le problème vient en fait de la difficulté d’interprétation des éléments géologiques et anthropologiques observés, de l’imprécision des mesures et de la multiplicité des études réalisées, qui rendent difficile une étude rigoureuse et exhaustive du phénomène.
Certains scientifiques réfutent cet aspect de la thèse de Ryan et Pitman, avançant deux autres thèses : l’hypothèse « gradualiste » ou l’hypothèse « oscillante ». Dans les deux cas, ils s’opposent à l’idée d’un remplissage catastrophique de la mer Noire avec une différence de niveau d’eau importante entre cette dernière et la mer de Marmara.
S’appuyant principalement sur l’analyse de sédiments sous-marins en mer de Marmara (et non pas en mer Noire comme Ryan et Pitman), Ali Aaksu et Rick Hiscott, deux chercheurs canadiens, défendent la thèse d’un déversement continuel de la mer Noire dans la mer de Marmara, depuis 10500 ans (on parle de « outflow hypothesis »).
D’après eux, le niveau de la mer Noire n’a jamais été en dessous de celui de la mer de Marmara – et donc du niveau de la mer Méditerranée- ni en dessous du détroit du Bosphore.
La mer Noire, alimentée par de nombreuses rivières, était donc composée d’eau douce et se déversait sous forme de cascades dans la mer de Marmara ; cet important courant empêchait toute migration d’espèces marines vers la mer Noire. Au cours de la déglaciation, le niveau des océans monta jusqu’à atteindre celui de la mer Noire, il y a 8500 ans ; un double courant s’engagea alors entre la mer de Marmara et la mer Noire, permettant l’influx d’eau salée dans la mer Noire et l’arrivée des premières espèces marines. Il y a 7150 ans, le niveau de salinité était assez élevé dans la mer Noire pour la survie d’un large spectre de mollusques marins. Ce double courant existe encore aujourd’hui.
Les principaux arguments scientifiques avancés en faveur de l'hypothèse gradualiste sont les suivants :
- on a calculé que la salinité des eaux de surface de la mer de Marmara est restée faible depuis 11000ans ; cela suppose un important et continu apport d’eau douce en provenance de la mer Noire. Les quelques rivières qui se déversent dans la mer de Marmara n’auraient pas suffi pour maintenir cette faible salinité.
- on a relevé la présence d’un delta au fond de la mer de Marmara, en aval du Détroit du Bosphore. D’après les sédiments datés au carbone 14, il a commencé à se former il y a 10500 ans.
- le courant était -d’après les courbes de niveau d’eau- entre 10500 ans et 8500 ans assez fort pour empêcher la salinisation de la mer Noire et l’installation d’espèces marines. Les carottes révèlent en effet les premières apparitions d’espèces marines en mer Noire il y a 8500 ans, lors de l’établissement du double courant entre la mer de Marmara et la mer Noire.
- à cause du double courant, l’augmentation de la salinité de la mer Noire ce serait faite très lentement ; pour preuve, on ne relève la présence de plus gros mollusques marins dans les sédiments analysés que plus tard, il y a 7150 ans.
- on observe une couche boueuse homogène et continue de sédiments en mer de Marmara : un déversement catastrophique des eaux de la mer de Marmara dans celles de la mer Noire aurait marqué les dépôts sédimentaires de la mer de Marmara, mais aucune marque ou rupture n’a été observée dans les dépôts.
Hypothèse défendue par Andrei Chepalyga, scientifique Russe, et Valentina Yanko-Hombach, scientifique Ukrainienne. Cette thèse est basée sur les nombreuses recherches de scientifiques de l’Est et soutient une évolution oscillante du niveau de la mer Noire. Depuis 27000 ans, la mer Noire ne serait jamais devenue un lac d’eau douce comme le prétendent Ryan et Pitman, mais aurait au contraire gardé une certaine salinité : on parle d’eau « saumâtre ».
D’après l’hypothèse oscillante, la mer Noire était donc il y a 27000 ans un bassin d’eau saumâtre connecté à la mer de Marmara par rivière Sakarya. Il y a 18 000 ans, au cœur de l’air glacière, le bassin atteint un point bas de -100 mètres. Après plusieurs oscillations, le niveau de la mer Noire se place à -20 mètres il y a 10 000 ans, permettant l’afflux d’eau de la mer Méditerranée et la migration d’espèces marines, toujours par l’intermédiaire de la rivière Sakarya. Depuis cette époque, le niveau de la mer Noire n’est jamais tombé en dessous de -40 mètres. La salinification s’est ensuite réalisée progressivement, par le biais de plusieurs oscillations du niveau de la mer Noire, avec néanmoins une moyenne d’augmentation du niveau d’eau de 3 cm par an en moyenne. Le Bosphore aurait donc été un lac d’eau douce entre -26 000 et -5 300 ans, avant de devenir le principal lien entre la mer Méditerranée et la Mer de Marmara, il y a 5 300 ans.
Les éléments scientifiques avancés pour soutenir cette thèse sont les suivants :
- les défenseurs de l’hypothèse catastrophique ont fondé leurs arguments sur l’étude de la présence de coquillages Dreissena dans leurs carottes, mais ces organismes ne seraient pas des bons marqueurs temporels, car ils seraient présents durant une période géologique trop longue et dans des environnements trop variés. Ainsi, Ryan et Pitman soutiennent que les vestiges de rivages trouvés 100 mètres en dessous du niveau de la mer datent de -11 000 ans, tandis que les défenseurs de l’hypothèse oscillante les datent à -18 000 ans.
- utilisation de
- l'utilisation de données en provenance de nombreux endroits de la mer Noire permet de mettre en évidence les incohérences de la thèse de Ryan et Pitman. Par exemple, la profondeur et l’âge des anciens rivages sous marins décelé par les deux scientifiques américains varient selon la localisation. De même, la profondeur où se situent les terrasses varie entre - 90 mètres et - 200 mètres.
Ryan et Pitman ont utilisé la présence de polymorpha et de rostriformis come preuve de l’existence d’un lac d’eau douce avant l’ouverture du Bosphore. Les défenseurs de l’hypothèse oscillante soutiennent que ces deux espèces de coquillages peuvent au contraire survivre dans des environnements marins et que par conséquent la mer Noire aurait toujours gardé un caractère saumâtre.
- on observe l’apparition d’espèces méditerranéennes dans les sédiments il y a -9 500 ans. L’augmentation de leur abondance et de leur diversité est très lente, et laisse entrevoir six principales vagues de recolonisation de la mer Noire, qui prouvent le caractère oscillant de l’évolution du niveau de la mer Noire. Ceci s’oppose donc à une arrivée soudaine et massive d’espèces méditerranéennes due à une rupture catastrophique du barrage du Bosphore.
- on n’a pas trouvé d’organismes méditerranéens dans le Bosphore avant – 5 300 ans, ce qui prouverait que le Bosphore serait resté un lac d’eau douce jusqu’à cette période, où il serait devenu le lien principal entre la mer de Marmara et la mer Noire. Auparavant, la connexion se serait faite par la rivière Sakarya.
Certains scientifiques s’opposent à cette facette de la thèse, soutenant que cette diffusion n’a pas pu avoir lieu. C'est le cas, par exemple, de Dergachev et Dolukhanov.
En effet, en supposant que la rupture du détroit du Bosphore ait bien eu lieu, on peut soulever différentes questions :
Y avait-il vraiment un peuplement massif le long des rives du lac ?
A-t-on trouvé des preuves archéologiques de la migration de ces populations, en particulier vers la Mésopotamie ?
Comme le récit oral a-t-il pu subsister pendant plus de trois millénaires, c'est-à-dire jusqu’à l’apparition de l’écriture ?